• Reportage fatal, Shakedown, Joseph Pevney, 1950

    Reportage fatal, Shakedown, Joseph Pevney, 1950 

    Au tout début des années cinquante, le film noir a évolué vers quelque chose de plus dur, de plus social si on peut dire, sans doute à cause de la répression de la chasse aux sorcières que l’HUAC avait engagée contre le film noir. Le personnage du journaliste ou du patron de journal est devenu presque central. Mais si auparavant il existe comme une sorte de chevalier blanc, un héros, celui qui fait sortir la vérité nue du puits et éclaire l’opinion pour consolider la démocratie, il va être maintenant beaucoup plus ambigu. Samuel Fuller qui fut aussi journaliste, va donner quelques scénarios dans ce sens, par exemple Power of the press signé Lew Landers, puis plus tard Scandal Sheet en 1951, signé Phil Karlson[1]. Un journaliste ou un patron de journal peut tout aussi bien être une crapule, ce qui ne l’empêche pas de faire son métier. On a vu cela dans The big clock de John Farrow qui date de 1948[2]. Ici il s’agit d’un photographe qui tente de se faire une place au soleil à tout prix. Mais ça revient au même, c’est la presse qui est mise en question pour son goût du sensationnel et indirectement c’est le goût des Américains pour l’argent qui est dénoncé. Ce film de Joseph Pevney est le premier qu’il tourna en tant que réalisateur. Il sortait alors d’une carrière d’acteur qui n’avait pas été totalement concluante, et dans le film noir, il va donner le meilleur de lui-même. Les scénaristes qui ont œuvré en amont, sont convaincus que le film noir est un excellent véhicule pour la critique sociale. Le premier, Martin Goldsmith, a écrit Detour filmé par Edgar G. Ulmer, et Narrow margin, signé Richard Fleischer, deux films incontournables du cycle classique du film noir. Le second, Aldred Lewis Levitt, a été blacklisté, il avait écrit The boy with green hair pour Joseph Losey, un autre communiste poursuivi par l’HUAC qui dut s’exiler pour avoir la paix.  

    Reportage fatal, Shakedown, Joseph Pevney, 1950

    Jack Early a été tabassé pour une photo 

    Jack Early est un photographe qui rêve de gloire et de fortune. Dans des conditions difficiles, il arrive à prendre des photos qui vont l’introduire auprès d’un journal célèbre de San Francisco. Engagé à l’essai grâce à la sollicitude de la belle Ellen Bennett, il va rapidement percer grâce à des photos scabreuses. Un homme qui se noie en voiture, une femme qui saute d’un immeuble en flammes, il est toujours sur le coup. Plus difficile il va photographier un truand notoire, Nick Palmer, que personne n’arrive à photographier. Introduit auprès de Palmer, il va être mis sur la piste d’un gros coup monté par l’ennemi de Palmer, un truand ultra-violent, Colton. Le but de Nick est de faire arrêter indirectement Colton par la police, grâce la photo que Nick prendra sur le vif, afin d’éliminer un rival. Au passage Jack qui commence à flirter avec Ellen, jette aussi son dévolu sur Nita Palmer, la femme du gangster. Les choses marchent comme prévu, sauf que Jack ne donne pas au journal les bonnes photos, il préfère les vendre à Colton. Il va le faire chanter après avoir planquer les négatifs chez Ellen qui ne se doute de rien. Il va mentir à Nick et encaisser beaucoup d’argent. En prenant Colton et sa bande en filature, il va prendre en photo Colton en train de trafiquer la voiture de Nick, mais il prend aussi une image de la mort de Palmer. Glover, le patron de Nick commence à être dégouté des combines de Jack. Mais il n’est pas le seul, Ellen qui lui demande de rester au journal pour sauver le poste de Glover, essuie un refus humiliant et ne veut plus le voir. De son côté Jack n’a pas abandonné l’idée de séduire Nita. Il commence à être connu et recherché. Il est approché par une très riche famille, il a l’idée de monter un casse avec l’aide de Colton, réclamant la moitié du butin pour lui-même. Colton accepte. Mais en vérité il va combiner la perte de Jack avec l’aide de Nita. Cette dernière menace de le tuer, il parvient à s’échapper, Nita encaissant au passage une balle perdue. Mais Colton l’attend en haut des escaliers et l’abat. Dans un dernier geste, Jack prend la photo de Colton en train de lui tirer dessus. 

    Reportage fatal, Shakedown, Joseph Pevney, 1950

    Jack tente de se faire embaucher par le journal 

    Le scénario est du type, ascension et chute d’un voyou. Jack n’est pas tout à fait un caïd, ni même un truand, et il ne contourne pas systématiquement la loi. Ce qu’il enfreint, c’est, ainsi que le lui dit Ellen qui au départ a beaucoup de sympathie pour lui, la décence. Toute sa vie et celle des autres s’évalue par la quantité de monnaie qu’on est capable de mobiliser. C’est le seul critère de la réussite qu’il connait. Quand il essaie de séduire Nita, ce n’est pas tant qu’elle l’intéresse, mais parce qu’il croit que Nick l’a achetée à un prix très élevé. Il lui envoie des cadeaux coûteux, et il en augmente le prix en croyant que c’est comme cela que ça fonctionne. Il est très étonné, voire surpris même, qu’elle refuse de lui céder au motif qu’elle aimait Nick, même si ce dernier était un truand. Il commet la même erreur avec Ellen. Celle-ci l’a aidé au début de son ascension, et manifestement elle sera prête à sacrifier beaucoup pour lui. Mais l’ayant à peu près conquise, il se détournera d’elle comme d’un objet usé, pensant en même temps pouvoir la conserver comme une ressource alternative. Cet aspect arriviste de Jack est pourtant contrebalancé par son caractère suicidaire puisqu’en effet, sa manière de se comporter non seulement fait le vide autour de lui, mais le conduit à affronter la mort, celle-ci étant représentée par le violent Colton qu’il défie et humilie devant ses hommes. 

    Reportage fatal, Shakedown, Joseph Pevney, 1950 

    Alors qu’un homme manque de se noyer, Jack prend le temps de prendre une photo 

    Testant sa puissance Jack va être tout étonné d’en rencontrer les limites. Celles-ci se heurtent au fait que dans cette histoire tout le monde croit manipuler tout le monde. C’est le cas de Nick bien sûr qui, croyant se servir de Nick pour éliminer Colton, va au contraire renforcer la puissance et la détermination de celui-ci à le tuer. Mais c’est aussi le cas de Grove qui pense pouvoir se servir des photos de Jack pour consolider sa position à la tête du journal. Et c’est encore le cas d’Ellen et de Nita qui croient toutes les deux que Jack peut être manipulé à leur profit. Si Jack est le pire cynique qui soit, les autres le sont aussi cependant. C’est toute la société qui apparaît alors corrompue, les uns et les autres vivant pour la démonstration de leur réussite. Quand, à la fin, Jack organise le hold-up d’une riche famille, celle-ci est manifestement la victime de sa propre volonté de mettre en avant les riches bijoux qu’elle a accumulés. Dès que Jack gagne indûment de l’argent en rackettant le voyou Colton, il ne peut pas s’empêcher de faire étalage de sa fortune en achetant des costumes coûteux pour moquer les autres journalistes qu’il côtoie. Il est dans la célébration quasi-criminelle de la marchandise. Il manque finalement de personnalité. 

    Reportage fatal, Shakedown, Joseph Pevney, 1950

    Jack va réussir à photographier Nick Palmer

    Mais au-delà de l’étalage des turpitudes d’un photographe qui a le sens de l’image, il y a bien autre chose. Si en effet il regarde haut les autres employés du journal, il est lui-même moqué par eux qui le trouvent vulgaire et finalement naïf. Après tout il n’est qu’un petit photographe, même si ses photos sont payées très cher. Ici on trouve une opposition évidente entre l’image et l’écrit. L’image est le matériel brut qui finalement, ainsi que le montre Jack, peut être tout à fait fabriqué. L’écrit met à distance l’image et engage à la réflexion, il lui est donc supérieur. C’est évidemment l’extension voulue par les scénaristes de cette idée selon laquelle les journaux en visant le sensationnel pour faire du chiffre vont participer finalement de la désinformation, et rendre passifs leurs lecteurs. Cette réflexion amère va au-delà d’une dénonciation de l’ambiguïté d’un métier, elle en anticipe forcément le déclin, à un moment où la télévision commence à pointer son nez et va sceller le sort aussi bien du journalisme que du cinéma. 

    Reportage fatal, Shakedown, Joseph Pevney, 1950

    Nick Palmer va donner des renseignements précieux pour se débarrasser de Colton 

    La ville choisie pour le déroulement de cette fable est San Francisco. On la reconnaitra à cause du Golden Gate qu’on voit en perspective, mais aussi bien entendu à cause de ses rues en pentes. Il y reviendra de façon plus précise dans The midnight story en 1957[3]. Pour l’instant il se contente de situer San Francisco comme une ville criminelle. Et en effet, cette ville rebelle avait mauvaise réputation, elle était souvent associée au crime organisé mais aussi au syndicalisme militant et au socialisme. C’était la ville de Jack London, ne l’oublions pas. Si la majeure partie du film est tournée en studio, il y a quelques incursions en décors naturels qui sont les bienvenues. Notamment une poursuite en voiture qui débouche sur un plongeon dans la mer. Cette scène d’action fera par la suite école, notamment dans Bullit de Peter Yates, une autre fable amère sur le crime et ses représentations[4]. 

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    Jack n’a pas publié les bonnes photos du hold-up

    Dès ce premier film Joseph Pevney fait preuve d’une belle maitrise technique, notamment dans les scènes d’action. Il a déjà saisi les codes du film noir, mais il commence aussi à s’en éloigner en donnant de l’air à sa mise en scène, en sortant de l’enfermement. Il a déjà le goût pour les larges panoramiques et pour les montages serrés qui donnent de la vitesse au déroulement de l’action. Il travaille aussi intentionnellement la profondeur de champ. Joseph Pevney a été, sur le plan technique, bien aidé par Nat Dallinger qui avait été à l’origine de l’histoire et qui avait une expérience de photographe. Cette première mise en scène fut très remarquée et ouvrit la porte à des budgets plus importants pour la suite de la carrière de Pevney. 

    Reportage fatal, Shakedown, Joseph Pevney, 1950

     Il prétend faire chanter Colton 

    Sans être un petit budget, le film n’était pas très bien doté. Mais c’était la pratique d’Universal que de serrer les coûts. Et donc cela va s’en ressentir sur la distribution. Le personnage principal est Jack Early qui est incarné par le mollasson Howard Duff. Il n’est pas mauvais acteur, mais il reste fade, presqu’à contre-emploi pour ce rôle de dur. C’est tout de même un de ses rôles les plus importants. Il y a ensuite les deux truands qui se tirent la bourre. Brian Donlevy est le « gentil » méchant, Nick Palmer. Il est toujours égal à lui-même, présent mais sans subtilité. Lawrence Tierney est Colton, le cruel rival de Nick Palmer. Il n’a fait toute sa vie, à la ville comme à l’écran que le « méchant » – en anglais on dit le « villain », j’aime bien ce mot – mais ici il est un peu coincé par la ruse de Jack. Il est toujours aussi raide, mais cela va bien finalement avec le rôle. Plus intéressantes sont les deux actrices. D’abord la superbe et gracieuse Peggy Dow qui incarne Ellen. Elle est très juste et on se demande comment elle n'a pas fait une meilleure carrière. Elle disparaitra des radars l’année suivante. Ensuite il y a Anne Vernon qui est Nita Palmer, l’épouse française de Nick Palmer. Elle est excellente comme toujours. A cette époque elle avait tenté de faire carrière aux Etats-Unis, mais sans grand succès. Ajoutons à cette distribution, Bruce Bennett dans le rôle du rédacteur en chef Glover qui est aussi pas mal et qui, déçu de ce que lui offrira Hollywood choisira de s’en éloigner quelques années plus tard. 

    Reportage fatal, Shakedown, Joseph Pevney, 1950

    Dans le parking il prend une photo de Palmer victime d’une bombe 

    L’ensemble est donc un très bon film noir, vif, intelligent, bien équilibré. Bien qu’il possède un titre en français, je ne suis pas très sûr qu’il ait été projeté en salle chez nous. Je ne sais pas s’il a eu du succès, périodiquement en tous les cas on le redécouvre. Il a fait école, Scandal sheet, déjà cité en reprendra quelques principes. C’est un très bon Pevney, solide et amer, Pevney qui, à mon sens, est bien trop délaissé par les cinéphiles malgré ses qualités incontestables. Depuis mars 2022 on bénéficie fort heureusement d’une belle reprise en Blu ray de ce film chez Kino Lorber, mais sans sous-titres français ce qui est un peu dommage pour ceux qui ne parlent pas très bien l’anglais. 

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    Glover est venu dire à Jack tout le mal qu’il pensait de lui 

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    Jack s’est fait piéger par Colton et NIta menace de le tuer



    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/l-inexorable-enquete-scandal-sheet-phil-karlson-1952-a201469226

    [2] http://alexandreclement.eklablog.com/la-grande-horloge-the-big-clock-john-farrow-1948-a154721388

    [3] http://alexandreclement.eklablog.com/rendez-vous-avec-une-ombre-the-midnight-story-joseph-pevney-1957-a212065319

    [4] http://alexandreclement.eklablog.com/bullitt-peter-yates-1968-a150995948

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