• Un condé, Yves Boisset, 1970

     Un condé, Yves Boisset, 1970

    Ce film a fait beaucoup pour la reconnaissance d’Yves Boisset comme réalisateur, mais c’est aussi celui-là qui a permis d’identifier le style Boisset, c’est-à-dire le film noir, avec un message politique souvent anti-corruption et anti-flic. Au départ c’est un roman de Pierre Lesou, ce même Pierre Lesou qui a écrit Le doulos dont Melville a tiré le célèbre film qu’on sait. C’est à mon sens un auteur très sous-estimé, voire oublié bien que de temps à autre on réédite ses ouvrages, chez Plon ou chez French Pulp. On peut le situer dans la lignée de José Giovanni, sans doute en plus brutal et moins sentimental. On dit aussi que Lesou, qui est décédé en 2018, avait été un petit peu voyou et fréquenté le Montmartre de l’après-guerre. Il a été assez bien servi par le cinéma, Le doulos, Main pleine a été adapté deux fois, dont la première par Michel Deville, mais aussi Je vous salue mafia, porté à l’écran avec succès par Raoul Lévy. Il avait un style bien à lui, avec une utilisation des formes argotiques déjà assez désuètes, mais très bien utilisée. Bref c’est un auteur majeur du roman noir, d’autant que bien plus que les auteurs comme Giovanni ou Le Breton qui traitent du milieu, il travaille dans l’ambiguïté des personnages, sans préjuger de séparer le bien du mal. Et pourtant il conserve une part d’humanité importante en désignant l’amitié virile comme la seule boussole possible dans le monde moderne et corrompu des voyous. Il publia d’abord à la Série noire, puis il passa au Fleuve noir pour en devenir une sorte de pilier. Donc Boisset choisit d’adapter Lesou, comme il avait choisi d’adapter Scerbanenco pour son premier film d’auteur, Cran d’arrêt. Pour bien comprendre l’importance de ce film dans l’histoire et la transformation du film noir, il faut se souvenir de deux choses, d’abord qu’en 1970, on se trouve dans un contexte où on dénonce à la fois la canaillerie de la classe politique – le pompidolisme pour être plus clair – et la brutalité de la police désignée comme une institution qui accompagne cette corruption par sa violence et le non-respect des règles d’une démocratie avancée. Ensuite, Un condé qui aura un bon succès aussi en Italie, va jouer un rôle déclencheur dans le développement du poliziottesco. Je ne veux pas dire que c’est Boisset qui a inventé le poliziottesco. Mais tout de même c’est bien lui qui avait porté Scerbanenco à l’écran avec Cran d’arrêt, auteur qui sera adapté de nombreuses fois par le poliziottesco, et les thèmes que va développer celui-ci, sont un peu les mêmes que ceux du Condé. Cette simultanéité de l’émergence des films de Boisset et du poliziottesco est bien la marque d’une époque et d’un renouveau cinématographique. 

    Un condé, Yves Boisset, 1970 

    Roger Dassa possède une boite de nuit sur laquelle le Mandarin, un ponte du milieu veut mettre la main. Ses hommes de main après l’avoir rossé, vont le tuer en le projetant dans le vide. Mais Dassa possédait un ami, Dan Rover, celui-ci va se donner pour mission de le venger. Tandis que la police enquête, les hommes du Mandarin viennent mettre la pression sur la sœur de Dassa pour qu’elle vende. Devant le traitement qu’elle reçoit, Dan Rover décide de tuer le Mandarin. Pour cela il fait appel à un vrai dur, Viletti. Ensemble ils vont attendre le Mandarin à la sortie de son cercle de jeux, et le butent dans l’ascenseur. Mais Favenin et Barnero qui enquêtent pour leur propre compte sur les magouilles politiques du Mandarin – qui alimente la caisse noire du parti au pouvoir – se trouvent là par hasard. Constatant la mort du Mandarin, ils vont pourchasser Dan Rover et Viletti qui filent par les toits. Une fusillade éclate et Barnero est tué. Favenin en est meurtri et va se mettre en chasse pour les coincer. Dans un premier temps il va faire parler Lupo après avoir tué Beausourire. Il apprend alors que le meurtre a été commis par Dan Rover et Viletti. La police arrête Dan Rover, mais celui-ci refuse de parler, de dire qui était avec lui. Favenin change de tactique comme Dan Rover avaient un alibi avec Raymond Aulnay, il va tenter de faire parler celui-ci en le frappant et en le menaçant. Seule la présence de son fils évitera à Raymond la mort. Mais comme Favenin sait que Viletti est aussi dans le coup, il va attendre ce dernier chez lui et l’abat froidement. Dan Rover apprenant cela va s’évader de prison pour venger Viletti. Mais sur place la police, prévenue par la balance Lupo, l’attend et va le descendre. La sœur de Dassa n’est pas arrivée à temps pour sauver Dan Rover en demandant à Favenin de l’aider. Favenin se retrouve bien seul, et écrit une lettre au procureur dans laquelle il va dévoiler tous ses propres manquements. 

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    L’inspecteur Barnero vient prendre des nouvelles de Dassa 

    Derrière la simplicité apparente de l’histoire, il y a une grande densité thématique. Les hommes marchent tous par couple, et les femmes sont plutôt des pièces rapportées. Il y a d’abord le couple Dan Rover – Roger Dassa, la mort de ce dernier va créer un autre couple par nécessité, Dan Rover-Viletti. Ensuite il y a le couple Favenin-Barnero. A peine ce couple s’est-il formé, les deux hommes se sont retrouvés à la faveur des mutations successives après de longues années de séparation, qu’il est détruit par la fatalité. Ces trois couples sont le reflet d’un amour peut être viril, mais en tous les cas, impossible, marqué par la fatalité. C’est en réalité le thème dominant et le moteur de la tragédie. Car en effet, le drame survient à cause des obligations que crée le couple. La vengeance est une de ces obligations. Mais à partir de là se crée autre chose, c’est le goût du sang. Favenin comme Dan Rover sont entraîné dans une spirale qui leur fait apprécier leur propre violence. Favenin plus encore que Dan Rover est un sadique, et le fait de se découvrir en tant que psychopathe, lui est une révélation qu’il ne supportera pas. C’est pourquoi il sera contraint à la démission. Sachant ce qu’a été pour lui son métier, ça équivaut à un suicide.  Dans ce contexte, il vient que les personnages de cette histoire sont un peu comme des marionnettes, agis par le destin. 

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    Après la mort de Dassa, la clique au Mandarin vient terroriser sa sœur 

    Les femmes sont très en retrait, passons sur les femmes des flics qui ne s’occupent que des enfants et de passer les plats ! La femme de Raymond – qui est désigné comme anarchiste mais qui a des portraits de Mao et Staline dans sa cuisine, ce qui est une faute sur laquelle on passera car notre propos n’est pas de corriger Boisset – est à l’hôpital, comme si elle avait démissionné. Reste la sœur de Dassa. Vous remarquerez que c’est une sœur, et non une épouse, elle a donc un statut un peu plus élevé que celui d’épouse ou de maitresse. Elle est presqu’une égale, mais pas tout à fait tout de même ! La preuve elle commettra la faute radicale d’aller vers Favenin comme si elle pouvait le convaincre de quoi que ce soit. Elle en retirera de l’amertume et fera sienne la devise du milieu, un flic est toujours un pourri. Si elle n’a pas réussi à convaincre Favenin d’agir humainement pour dédouaner Dan Rover du meurtre, elle aura réussi par contre à lui révéler son manque de sens moral. C’est déjà ça ! A côté de ces figures finalement qui vivent dans la marge, il y a l’ordinaire de la canaille représenté par le mandarin et sa clique : ils sont associés à la manière des capitalistes avec les hommes politiques pour faire des bénéfices par tous les moyens. Et la police est l’institution qui soutient cette turpitude. Le supérieur de Favenin et de Barnero expliquera que la police n’est pas là pour changer la société, mais pour la maintenir en état, telle qu’elle est. Mais Favenin en prenant le contrepied du commissaire divisionnaire, croyant même s’y opposer, ne comprend pas qu’il participe du même système et que sa névrose est tout autant dangereuse que l’immobilisme policier. 

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    Dan Rover prépare son alibi avec Raymond 

    Ce qui frappe dans le film c’est bien sûr le portrait d’un psychopathe qui cache sa folie meurtrière derrière sa carte tricolore pour violer toutes les lois les plus élémentaires de la démocratie. Sous le prétexte de venger son ami, ce qui au premier abord pourrait paraitre louable, il va déchainer une violence qu’il ne contrôle plus, mais qui au contraire a pris possession de lui. A partir du moment où il se laisse aller à celle-ci, il va s’isoler, son ami est mort, tué par balle, il va laisser sa femme. Il restera seul dans son splendide isolement, ruminant tout ce qu’il y a de mauvais en lui. Mais il n’y a pas de pardon possible pour lui. Certes le film nous montre que la police est aussi un peu à son image, elle torture quand elle le veut, s’assoit sur le code si elle le désire. La différence c’est qu’en poussant cette logique jusqu’au paroxysme, Favenin se met délibérément hors-jeu, tandis que le commissaire divisionnaire qui couvre d’autres turpitudes le fait au nom de la cohésion sociale. 

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    Dan Rover et Viletti descendent le Mandarin 

    La réalisation est assez soignée. Il y a des très bonnes scènes où l’influence de Melville se fait sentir. Et d’ailleurs Boisset utilisera des acteurs qui ont travaillé avec l’auteur du Deuxième souffle, Michel Constantin, Jean-Claude Bercq. C’est d’ailleurs à ce film que la réalisation fait penser, par exemple la fuite par les toits de Dan Rover et de Viletti qui ressemble à l’arrachement de Gustave Menda de la prison. Ou encore la façon dont les deux hommes abattent le Mandarin. Également on peut dire que le personnage de Favenin est une sorte d’hybridation entre le commissaire Blot, froid et calculateur, et le commissaire Fardiano qui ment et truque pour faire tomber Menda. Viletti ressemble également un peu à Alban, le barman dévoué et loyal qui veille à la sécurité de Manouche. Evidemment Boisset n’est pas Melville, et sa mise en scène n’a pas la même fluidité. Il y a de beaux travellings dans les locaux de la police, des escaliers bien filmés, et aussi de belles vues du marché aux puces où officie Raymond. Mais les face-à- face restent souvent un peu statiques, les scènes d’action sont filmées en trop gros plan pour leur donner ce côté chorégraphique nécessaire au propos. Le film a connu de nombreuses difficultés, comme d’ailleurs Le deuxième souffle, et pour les mêmes raisons. Le ministre de l’époque, Raymond Marcellin, a non seulement critiquer le film parce qu’il donnait une mauvaise image de la police, mais l’a obligé à retourner certaines scènes. Cela a contribué d’ailleurs à la promotion de l’œuvre ! 

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    Poursuivis par la police ils s’enfuient par les toits 

    L’interprétation est à la hauteur. D’abord évidemment Michel Bouquet dans le rôle de Favenin est extraordinaire. Tout le monde a souligné à juste titre la qualité de sa prestation. Boisset l’a très bien choisi. Froid, cassant ; désespéré aussi, il passe par des expressions radicalement opposées, notamment quand il s’oppose au commissaire divisionnaire. Ce rôle ouvrira d’ailleurs des perspectives nouvelles pour sa carrière. Ensuite il y a John Cargo, une des vedettes des films de genre italiens, western spaghetti et poliziotteschi. Il n’est pas très bon ici, il sera meilleur par la suite. Michel Constantin fait du Michel Constantin, donc il est excellent. Sa présence suffit pour camper un personnage. Françoise Fabien est pas mal non plus dans le rôle de la sœur de Dassa, mais finalement elle a un petit rôle pour les raisons qu’on a dites plus haut. Et puis il y a Rufus dans le rôle de l’anarchiste. C’est un excellent acteur qui avait déjà tourné pour Boisset dans Cran d’arrêt. Seul José Giovanni lui donnera des rôles à la hauteur de son talent. La distribution est complétée par le très solide Bernard Fresson dans le rôle de Barnero, et puis quelques petits rôles intéressants, comme Henri Garcin dans celui de Beausourire, ou Théo Sarapo dans celui de Lupo la balance. 

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    Favenin se fait menaçant

    Donc il vient que c’est un film important, quelles que soient les réserves qu’on peut faire. Personne n’est parfait et Boisset pas plus que les autres. Disons qu’en le revoyant longtemps après sa sortie, cinquante ans après tout de même, j’en redécouvre les vertus. Le film avait reçu un bon accueil à la fois de la critique et du public. Il ouvrit de belles perspectives à Yves Boisset qui devint ainsi un auteur à succès. Longtemps ce film est resté invisible pour une question d’opposition dans la gestion des droits, entre Pierre Lesou et Véra Belmont la productrice. J’en profite pour dire ici un mot de cette productrice, à mon sens Boisset lui doit beaucoup, car elle a su le cadrer et lui donner les moyens de s’exprimer pleinement. On peut considérer que ce film est à cheval entre le film noir et le poliziottesco. Il est en quelque sorte l’inauguration d’un nouveau genre cinématographique qui va exploser de l’autre côté des Alpes et duquel en France on est passé plutôt à côté. 

    Un condé, Yves Boisset, 1970 

    Favenin reste seul face à sa conscience

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