• Les yeux sans visage, Georges Franju, 1960 

    Tout est assez étrange dans ce film, et d’abord pour commencer l’origine de son scénario. Officiellement il s’agit d’un scénario de Boileau-Narcejac qui se serait appuyé sur un roman de Jean Redon. Partons de cette assertion. Le roman n’est jamais paru avant le film, et l’édition première de l’ouvrage est illustrée directement par des photos extraites du film. Il faut donc croire que l’idée du scénario serait venue à Boileau-Narcejac en lisant l’ouvrage sur épreuves, pour cela on peut supposer que l’auteur de l’ouvrage était très lié à Boileau-Narcejac. Il semble d’ailleurs que les nombreux films dont le scénario est signé Boileau-Narcejac est très souvent un masque pour l’écriture de Frédéric Dard. C’est en effet très rarement que l’on reconnait dans cette période de la fin des années cinquante et du début des années soixante la spécificité des thèmes développés par Boileau-Narcejac.  Le second point est que la quatrième de couverture est accompagnée d’un petit texte de Frédéric Dard qui comme on sait était dans la fin des années cinquante très lié à Boileau-Narcejac qui lui avaient permis de remporter le Grand Prix de la littérature policière en 1957. On sait par ailleurs que Frédéric Dard aimait bien s’autocélébrer. Un peu comme s’il voulait laisser une marque de sa participation à l’écriture d’un texte qui allait lui échapper ultérieurement pour cause de contrat. Jean Redon n’aurait écrit que ce roman, mais on trouve son nom comme scénariste presqu’uniquement sur des films qui sont associés directement au indirectement au travail cinématographique de Frédéric Dard. L’équipe du film, de Jules Borkon (producteur de Toi le venin des Salauds vont en enfer et de Comme un cheveu sur la soupe) à Claude Sautet comprend d’ailleurs de nombreux noms qui ont été très souvent été associés à cette époque à Frédéric Dard. Par ailleurs j’ai déjà expliqué pourquoi cet ouvrage avait été presque certainement écrit par Frédéric Dard en le considérant du point de vue de la thématique et du style[1]. Rappelons seulement que celui-ci a longuement travaillé dans la littérature d’épouvante sous des pseudonymes divers et variés, en se retrouvant bien souvent à l’intersection de plusieurs genres : le fantastique, le noir, mais aussi l’horreur. C’est cette approche hybride qui va faire la spécificité du film de Georges Franju.

      Les yeux sans visage, Georges Franju, 1960

    Le docteur Génessier, sommité de la chirurgie, tente désespéremment de redonner un visage à sa fille Christine qui a été défigurée par sa faute dans un accident de la route. Il a une forte culpabilité qui le conduit presque fatalement vers la folie à travers cette obsession de refaire par la science ce que son inconscience à détruit. Il a faite passée Christine pour morte, mais il a installé dans les sous-sols de sa clinique une salle d’opération pour tenter de lui donner figure humaine. Pour cela il utilise des jeunes filles qui sont enlevées par Louise sa fidèle collaboratrice et sur lesquelles il prélève le visage. Cependant la greffe ne prend pas, les rejets sont continuels. Il faut donc chaque fois recommencer et trouver de nouvelles victimes. Le fiancé de Christine qui est aussi le fidèle assitant de Génessier, croit savoit qu’elle n’est pas morte et qu’elle vit non loin de Paris. La police est sur les dents, et bientôt elle va introduire chez Génessier un appât. Bien que ce stratagème échoue, la fille de Génessier, lassée sans doute de ce combat sans fin et cruel, va tuer Louise, délivrer la jeune Paulette et libérer les chiens qui vont se jeter sur Génessier et le tuer. Christine repartira vers la forêt proche.

     Les yeux sans visage, Georges Franju, 1960 

    Le professeur Génessier à l’enterrement de sa fille 

    Le scénario est bien plus épuré que le livre qui se lance souvent dans des digressions qui ralentissent le récit. Il serait très hasardeux de chercher des explications complexes au développement d’un tel sujet. Il joue principalement sur la peur que suscite la conduite d’un membre éminent de l’institution médicale lorsqu’il se croie tout permis, comme une sorte de Dieu, pour refaire par la science ce que la vie a détruit. Cette prétention est toujours sous-jacente aux histoires qui insistent sur les limites du progrès technique. C’est le thème du docteur Frankenstein, ou celui de Docteur Jekyll et Mister Hyde sur lequel Dard avait fait des exercices. En 1954 il avait porté à la scène Docteur Jekyll et Mister Hyde  au Grand Guignol dans une mise en scène de Robert Hossein, mais il avait aussi sous le nom de Frédéric Charles il avait publié un roman, L’horrible Monsieur Smith, chez Jacquier en 1952. En 1955 sous le nom de Virginia Lord, Dard publiait au Fleuve Noir N’ouvrez pas cette porte qui reprend exactement la même thématique. Dès lors le docteur Génessier est un homme seul encombré de son rêve. Il est entouré de femmes qui l’appui d’une manière ambigu dans sa quête : Louise son assistante dévouée qui se débarrasse des corps ou qui drague de nouveaux sujets, Christine évidemment qui se libérera de son propre père tout en le délivrant de sa hantise, et bien sûr les sujets féminins sur lesquels il faut bien expérimenter les techniques de greffe du visage. Il y a d’ailleurs à la fin toute une série d’images, la libération des chiens, des oiséaux, la perte de Christine dans la forêt qui sont un hymne à la liberté.

     Les yeux sans visage, Georges Franju, 1960 

    Il cache un douloureux secret dans sa grande demeure 

    Franju n’avait jusqu’alors tourné qu’un seul long métrage, La tête contre les murs, et encore la paternité de ce film est contestée par Jean-Pierre Mocky qui prétend avoir presque tout fait sur le tournage. Les yeux sans visage est un film de commande, ce qui ne veut pas dire évidemment que ce n’est pas un film très original dont la paternité saurait échapper au réalisateur luii-même. On a parlé à son propos de « poésie ». En effet, Franju a toujours été attiré par le fantastique, et c’est cette impulsion qui lui permettra de donner son chef-d’œuvre, Judex, un remake des films de Louis Feuillade. Ici il part de la thématique du savant fou, mais il n’insiste pas sur les motivations et la folie de Génessier, il rappelle seulement les événements qui l’ont amené à ce stade. Il préfère développer une atmosphère qui laisse la porte ouverte aux interprétations diverses et variées. Cette atmosphère justement sera révélée par le traitement particulier de la photo, mais aussi par une utilisation très personnelle de l’architecture. Cette manière de filmer le rapproche effectivement de la technique des grands maîtres du film noir, Robert Siodmak par exemple, ou Jacques Tourneur. L’usage des contrastes est très judicieux dès lors qu’il met en avant le visage masqué de Christine, masque dont la blancheur de pierre donne une dimension proprement surfréaliste à l’ensemble. Franju a également cette capacité de filmer avec des courts travelling-arrière qui font rentrer les personnages dans l’histoire, tout en saisissant la profondeur de champ. Le montage très resserré permet également de s’éloigner du pathos en mettant en avant la cruauté des gestes de Génessier quand il prélève les visages, ou quand les chiens vont se rebeller en quelque cosrte contre leur maître et le dévorer. Il y a donc des scènes de violences inouies, mais elles sont atténuées par la sécheresse volontaire de la mise en scène. Il y a une manière bien personnelle d’enserrer le fantastique de l’histoire dans une sorte de réalisme factuel qui fonde l’approche poétique de la cinématographie de Franju.

     Les yeux sans visage, Georges Franju, 1960 

    Edna est seule à Paris 

    Evidemment pour apprécier un tel film, il faut adhérer à son principe et à sa forme d’imagination. Si on reste trop attaché au naturalisme vers lequel pousse souvent le cinéma populaire, alors Les yeux sans visage n’est pas un film très intéressant. Si Franju de son propre chef rapproche son cinéma du surréalisme c’est bien parce qu’au-delà de la factualité matérielle des événements décrits, il y a une autre forme de vérité. Celle qui gît dans les contes et dans les fables de toutes sortes, celle qui alimente les rêves et les cauchemars. Ici cette vision onirique est appuyée par une interprétation de très haut niveau. Ou peut-être est-ce Franju qui était un bon directeur d’acteurs. C’est évidemment Pierre Brasseur qui domine dans le rôle du taciturne Génessier. Lui d’habitude si volubile, il est ici tout en retenu. Pour lui donner encore plus de force, il a été affublé d’une sorte de complément capilaire qui le rajeunit un peu. La belle Alida Valli dans le rôle de la dévouée Louise – c’est un personnage finalement assez fréquent dans les formes gothiques du film noir – est très bien aussi, très tourmentée, mais fidèle à celui qui est aussi sans doute son amant. Tous les autres rôles sont bien dessinés à commencer par Christine joué par la jeune Edith Scob qui prête son physique étrange – un long cou, un visage assez immobile – à cette jeune fille perdue déchirée entre la quête de son illusoire bonheur et un minimum de morale et de décence. Les jeunes filles qui sont autant de proies sont jouées par Juliette Mayniel dans le rôle d’Edna et par la toujours très bonne et très juste Béatrice Altariba dans celui de Paulette. Il est assez évident que cette dernière a râté une grande carrière, sans doute pour des choix de vie privée qui l’ont éloignée des plateaux, mais elle était très douée. François Guérin dans le rôle de Jacques le fiancé est le seul qui passe assez mal. Les policiers par contre sont très bons, que ce soit Alexandre Rignault qui interprête l’expérimenté Parot, ou Claude Brasseur dans celui de son jeune adjoint.

     Les yeux sans visage, Georges Franju, 1960 

    Louise attire Edna en lui proposant son aide 

    Le film a connu un très bon succès commercial et critique. Au fil des années Les yeux sans visage est devenu une sorte de classique du film d’épouvante, en France et aussi à l’étranger où Franju est considéré comme un maître du cinéma fantastique[2]. Il vient de ressortir en Blu ray, ce qui donne une nouvelle vie à ce conte barbare. Sans être un chef d’œuvre, ni même le meilleur de Franju, c’est un très bon film, une réussite dans un genre qui n’en compte pas beaucoup.

     Les yeux sans visage, Georges Franju, 1960 

    Génessier tente une nouvelle greffe

     Les yeux sans visage, Georges Franju, 1960 

    L’opération est délicate

    Les yeux sans visage, Georges Franju, 1960 

    La police enquête et va se servir d'un appât

    Les yeux sans visage, Georges Franju, 1960 

    Christine libère les chiens

    [1] Alexandre Clément, Frédéric Dard, San-Antonio et la littérature d’épouvante, Les polarophiles tranquilles, 2010.

    [2] Kate Ince, Georges Franju, Manchester University Press, 2012.

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  • 12 heures d’horloge, Geza Radvany, 1959 

    Ça commence un peu comme Les salauds vont en enfer, avec une évasion qui utilise le gardien de la prison en simulant une bagarre entre les prisonniers. Les trois évadés doivent se rendre dans un port près de Toulon pour embarquer. Ils doivent d’abord retrouver Barbara qui leur remettra l’argent pour le passage. Madame César doit leur fournir les passeports. Mais Barbara n’a plus l’argent, il lui a été confisqué par Monsieur Blanche un photographe qui la fait chanter, comme il fait chanter un peu tout le monde. Le jeune Kopetsky qui dans le passé avait été l’amant de Barbara a été blessé. Il doit être rapidement caché sur le bateau. Il croit encore que celle-ci est amoureuse de lui. Mais elle ne l’aime plus. Elle n’aime pas non plus l’horrible Monsieur Blanche, mais malgré son désenchantement, elle va tomber amoureuse de Serge parce que celui-ci est tombé sous son charme sans la connaître, alors que Kopetsky n’arrêtait pas de lui parler d’elle ! Barbara va décider de partir avec les trois hommes et pour cela elle l’idée assez saugrenue il est vrai de faire chanter un jeune homme qui est en train de conclure un mariage d’argent. Le prétexte pour le faire chanter est qu’il a manifesté le désir d’elle, et même si rien n’a été consommé, Barbara propose de faire éclater un scandale. Lucette la riche fiancée qui veut épouser Maurice pour sa beauté va céder. Pendant ce temps Fourbieux va se trouver empêtré dans sa relation avec Armand, le cousin gendarme de Madame César. Dès lors tout tournera de travers, Monsieur Blanche va tuer Serge, Armand va arrêter Fourbieux, et Kopetsky va mourir. Seule Barbara pourra fuir.

     12 heures d’horloge, Geza Radvany, 1959 

    Les évadés ont volé un camion de bétail 

    On reste très circonspect quant au sens d’un tel scénario. L’histoire part dans tous les sens, comme si elle avait été bricolée sur un coin de table. Le film hésite entre la tragédie – la mort promise de Kopetsky – la farce – les relations sexuelles de Madame César avec tout ce qui passe à sa portée, et le drame – l’impossible amour de Serge et Barbara. Tout le monde faisant chanter tout le monde, on finit par se perdre dans le labyrinthe des raisons des uns et des autres. Pour couronner le tout les gendarmes sont parfaitement ridicules, même si Armand fait preuve de ruse pour coincer le pauvre Fourbieux. Il faut dire qu’il s’agit d’une coproduction franco-germanique, sans doute dans le but d’améliorer les relations franco-allemande. Avec toute la lourdeur de ce genre d’entreprise. La greffe d’une histoire d’amour passionnée entre Serge et Barbara ne prend pas vraiment, et pas seulement parce que les acteurs qui les incarnent sont mauvais. Mais plutôt parce que c’est en décalage avec la situation initiale. Cependant on reconnaitra à travers cette figure d’un amour maladif des relents de la thématique dardienne. L’homme valide qui pense prendre la place dans le cœur de la maîtresse de celui-ci est un thème qu’on retrouve dans Les salauds vont en enfer. L’enfermement de la bande dans un lieu assez clos rappelle quant à lui la trame du Tueur triste. On ne voit pas vraiment Boileau-Narcejac, si on connait bien leur œuvre, écrire ce genre de choses. Et d’autant plus que s’y mêlent ces scènes loufoques avec le gendarme ou avec les extravagances sexuelles de madame César. Le mari cocu qui pénètre dans la chambre conjugale pour y trouver l’amant de sa femme en train d’utiliser son rasoir, ça c’est clairement du Dard, à la manière des contes plus ou moins érotiques qu’il publiait dans Oh ! par exemple. Mais bien évidemment je peux me tromper, c’est plus des intuitions dont il s’agit que d’autre chose.

     12 heures d’horloge, Geza Radvany, 1959 

    Le débonnaire Fourbieux arrive chez les César 

    Si le scénario sent le bricolage hâtif, que dire de la réalisation ! Les visages sont déformés, les plans très statiques. Il n’y a presque rien à sauver. Sauf peut-être quelques idées : d’abord l’histoire du camion avec les moutons comme moyens de passer inaperçu, l’atelier du photographe véreux. Tout le reste est plat et ressort d’un folklore mal assimilé. En effet l’action se passant au moment du 14 juillet, il y a un bal, mais Geza  Radvany est incapable d’en tirer quelque chose : le bal est filmé sans perspective, au milieu des danseurs, les gros plans sont bien trop nombreux pour que la mise en scène reste fluide et efficace. Même les moments dramatiques ne reflètent aucune véritable tension, par exemple la mort de Serge passe presque inaperçue. Et puis les scènes de saoulerie avec le gendarme Armand n’en finissent pas de durer. On n’aura même pas droit à des plans d’ensemble du port ou du bateau qui s’en va : l’utilisation des décors naturels de la Côte d’Azur est inexistante. Cela donne un côté étriqué et maladif au film qui ne pardonne pas. Le fait que s’emmêlent des histoires de niveau différent font qu’on abandonne toujours quelque chose en chemin. C’est un problème de montage autant que de découpage. Mais Geza Radvanyi n’a jamais été reconnu pour son esprit de finesse. Il est connu en France pour y avoir tourner Mademoiselle Ange avec Romy Schneider et Henri Vidal, et aussi La case de l’oncle Tom, adaptation européenne du classique américain. 

    12 heures d’horloge, Geza Radvany, 1959  

    Monsieur Blanche est un photographe qui exerce le chantage 

    Pour ce qui concerne l’interprétation, c’est tout autant problématique. Il y a le couple Serge et Barbara joué par Hannes Messemer et Eva Bartok, deux acteurs raides et sans relief qui n’expriment strictement rien que leur absence de talent. Laurent Terzieff qui était à cette époque le jeune premier romantique qui monte, a rarement été aussi mauvais, alors qu’il n’a qu’un petit rôle. Guy Tréjean dans le rôle du gendarme en rajoute des tonnes et ennuie. Mais il y a d’autres acteurs tout de même intéressants. D’abord bien sûr Lino Ventura qui donne une leçon à tous ces acteurs soit disant chevronnés mais qui jouent sans naturel, comme on le faisait au théâtre dans les années d’avant la guerre. Et c’est justement dans cette comparaison qu’il fait la preuve qu’il a été un très grand acteur. A lui seul il fait que le film est presque regardable. Gert Froebe est également très bon dans un genre de rôle qu’il reprendra plusieurs fois : le salopard rusé et pleurnichard, cocu et rancunier. Il était lui aussi un grand acteur. Enfin il y a le couple César, incarné par Suzy Prim qui était aussi la productrice du film, et Lucien Raimbourg. Bien qu’ils poussent un peu le film du côté de la comédie de boulevard, ils lui insufflent une vie qui lui manque le plus souvent.

     12 heures d’horloge, Geza Radvany, 1959 

    Serge va se révéler amoureux de Barbara 

    C’est donc un film raté qui aurait pu contenir quelques idées intéressantes de film noir, mais qui est plombé aussi bien par un scénario paresseux que par une mise en scène défaillante. On le conservera dans nos mémoires cependant pour sa place particulière dans l’histoire du film noir à la française. Notez aussi que c’est une des rares incursions de Léo Ferré dans le registre de la musique de film.

     12 heures d’horloge, Geza Radvany, 1959 

    Armand veut copiner avec Fourbieux

     12 heures d’horloge, Geza Radvany, 1959 

    Kopetsky a reçu trois balles dans la peau et va mourir

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  •  Ce soir… les souris dansent, La melodia misteriosa, Juan Fortuny, 195

    Voici une autre production franco-espagnole de Marius Lesœur, avec toujours un peu les mêmes acteurs, sauf qu’ici il y a Mick Micheyl comme vedette, ce qui est assez rare pour cette chanteuse très en vogue à la fin des années cinquante et  au début des années soixante. C’est évidemment toujours une production à petit budget et qui a dû être tournée dans l’urgence. Les décors extérieurs sont abondamment sollicités, les gros plans sont multipliés.

    Contrairement aux films que nous examinons en ce moment, il y a très peu d’indices qui pourraient attester d’une participation active de Frédéric Dard, sauf cette histoire de violon et de mélodie qui rappelle aussi bien Le bourreau pleure que Laissez tomber la fille, la première aventure de San-Antonio publiée au Fleuve Noir. Le titre français pouvant également renvoyer à Les souris ont la peau tendre. Il y a aussi le nom de l’inspecteur français, Revel, qui fait penser immanquablement à l’inspecteur Reval, le héros de La peur blême, un ouvrage signé Yvan Noé[1]. Mais tout cela est assez mince je l’avoue, seule la logique de la production pourrait militer dans le sens d’une implication de Frédéric Dard. Je ne me battrais pas bec et ongles pour défendre ce film comme une œuvre de Frédéric Dard, j’ai été suffisamment attaqué sur ce terrain[2]. Je n’affirmerais donc pas que ce scénario est certainement de lui, mais que cela est possible.

    Mais en dehors de cela est-ce que ce film a un intérêt cinématographique ? Non, il faut bien le dire, et je suis très courageux de visionner ce catalogue des productions Lesœur ! C’est donc d’un certain cinéma commercial et bas de gamme, populaire, dont nous discutons ici, et cela a peut-être une importance historique. C’est le moment en effet où se construit péniblement un cinéma espagnol dans un pays où il n’y avait pas de tradition véritable dans ce domaine. Mais pour nous c’est aussi la preuve qu’à cette époque le film noir essaime ses codes et son esthétique aux quatre coins du monde. 

    Ce soir… les souris dansent, La melodia misteriosa, Juan Fortuny, 195

    Le luthier Adrien a été assassiné, un aveugle a entendu une étrange mélodie 

    Le luthier Adrien a été assassiné chez lui, un soir, dans son atelier, étranglé par une corde de violon. A ses côtés on a retrouvé aussi un violon de prix qui a été brisé. Le commissaire Luna, assisté de son ami français, l’inspecteur Revel, vont enquêter sur cette affaire. Ils commencent par interroger une chanteuse à succès, Lydia Martha qui prétend être venue voir le luthier pour lui acheter un violon pour son fiancé, le sombre Florencio. Le plus proche témoin est un violoniste aveugle qui dit avoir entendu en venant chez Adrien une étrange mélodie que personne ne semble capable d’identifier. Le vieux violoniste va retranscrire la mélodie et les policiers vont la faire diffuser à la radio dans tout le pays. Bientôt ils reçoivent un coup de fil d’un certain Rogelio qui prétend être l’auteur et résider à Barcelone. Les policiers vont le retrouver dans une bodega, et en l’interrogeant ils vont apprendre que Rogelio avait envoyé sa partition à Lydia Martha. Mais celle-ci ne l’aurait jamais reçue. Entre temps les policiers se sont rendus compte que le professeur Visconti connaissait lui aussi cette partition, et donc qu’il a menti en prétendant le contraire. Et puis Florencio le fiancé de Lydia Martha s’est envolé vers la France, Nice plus précisément où il pense devenir célèbre, grâce à sa virtuosité au violon. Cette fois le duo Revel-Luna se reconstitue sur le sol français. Florencio n’est pas très clair, officiellement fiancé à Lydia, il fait des projets avec une jeune danseuse, Luce, tandis que Rogelio tente de se rabibocher avec Lydia. Bientôt plusieurs indices vont mettre la police sur la piste de Florencio. Celui-ci va avouer à Luce les raisons qui l’ont poussé à tuer Adrien : il voulait s’approprier un magnifique violon au son exceptionnel, et c’est lui qui avait pris la partition de cette mélodie. Il tentera de passer en Italie, mais la justice immanente le rattrapera.

     Ce soir… les souris dansent, La melodia misteriosa, Juan Fortuny, 195 

    A la radio on offre un prix à qui découvrira l’auteur de la mélodie 

    En dehors de la trame policière, le film est une nouvelle célébration de l’entente franco-espagnole. C’est vers cette époque d’ailleurs que se développera le tourisme de masse des  Français vers l’Espagne. Et donc le film essaie de maintenir un certain équilibre entre deux policiers, l’un français, l’autre espagnol, que l’amitié rapproche. De même il y a aussi un certain équilibre entre les décors choisis, la Côte d’Azur et Barcelone. Sur ce scénario on avance que pas moins de six personnes auraient travaillé dont Jésus Franco qui deviendra le réalisateur que l’on sait. C’est le fameux Frank Ladret qui aurait fourni l’histoire. Evidemment ce Ladret est inconnu au bataillon des scénaristes répertoriés. Il aurait fourni aussi l’histoire de Pas de grisbi pour Ricardo, film tourné en 1957 par Henri Lepage sous la houlette de Marius Lesœur. Ce nom peut donc bien cacher quelqu’un d’autre, quelqu’un qui ne veut pas que son nom soit utilisé dans des productions de seconde catégorie, mais qui accepte l’argent pour fournir une histoire simple rapidement. Et de fait il ne semble pas qu’une telle histoire ait demandé beaucoup de temps pour être écrite, même si on y reconnait une certaine originalité avec ces histoires qui greffent l’enquête autour d’une mélodie inconnue.

     Ce soir… les souris dansent, La melodia misteriosa, Juan Fortuny, 195 

    Les deux policiers vont rechercher le compositeur de la mélodie 

    La réalisation est d’abord victime de son budget manifestement étriqué. C’est pauvrement éclairé, sans profondeur de champ. Cependant cela n’excuse pas le manque de rigueur dans le cadre et aussi les difficultés de raccords. L’ensemble a donc un aspect très statique qui déconcerte. Je passe sur les transparences qui accompagnent la poursuite automobile finale. Il y a aussi des décors comme la bodega vide où Luna et Revel découvre Rogelio, dont justement le vide et la pauvreté ne sont pas exploité. Un effort plus important aurait pu être fait pour se servir des décors de Barcelone. Il y a au début du film une volonté de copier les films noirs américains quand on montre le fonctionnement des services policiers barcelonais. Ç’aurait pu donner du cachet au film, mais c’est trop bref. Le film s’égare également sur les relations entre les deux policiers, ce sont des digressions qui plombent le rythme d’un scénario pas toujours facile à suivre.

     Ce soir… les souris dansent, La melodia misteriosa, Juan Fortuny, 195 

    Le professeur Visconti connait-il la partition ? 

    Le clou de l’affaire est sans doute l’interprétation ! La doublette policière est formé d’Howard Vernon, spécialisé dans les rôles de mauvais allemand, qui ici joue le rôle d’un inspecteur français malgré son accent germanique assez prononcé, et de Raymond Gast dans le rôle de Luna. Ce sont eux les « héros » du film. Cela donne un côté assez peu glamour et paradoxalement apporte un certain réalisme. Notez qu’ils travaillent calmement à la manière de Maigret, sans brusquer les choses, en utilisant leur cerveau. Mick Micheyl avec son étrange aspect androgyne est Lydia Martha. Notons qu'elle est lyonnaise d'origine comme Frédéric Dard.  Ce qu’elle fait de mieux dans le film c’est de dévider son répertoire, sinon elle n’arrive pas à faire passer des émotions simples,  comme le fait d’hésiter entre deux hommes ou d’être meurtri par le comportement outrageant de Florencio. Dany Carrel n’en était qu’à ses débuts, elle a encore sa silhouette rondouillarde, mais déjà elle est plutôt pas mal. Carlos Otero est assez lamentable dans le rôle de Florencio. Manuel Monroy  qui est un habitué de ce genre de production jour le rôle de Rogelio, sans plus de conviction que cela.

     Ce soir… les souris dansent, La melodia misteriosa, Juan Fortuny, 195 

    Luce est jalouse 

    Ce film n’est cependant pas un désastre complet. D’abord parce qu’il y a quelques idées de scénario qui surprennent, mais il y a aussi quelque volonté de bien faire parfois dans la manière de filmer, comme par exemple les escaliers qui mènent à l’atelier de Adrien, ou ce long plan séquence d’ouverture du film où l’on suit de dos le professeur Visconti. On note aussi un usage intéressant des flash-back. C’est une sorte de cinéma un peu naïf et bricolé, loin des prétentieuses productions d’aujourd’hui qui tentent de masquer le vide sidéral de leur projet par des motifs formels éculés qui leur tiennent lieu de grammaire. Le film appartient à la collection Les invisibles du cinéma français. On peut appliquer le terme d’invisibles dans les deux sens. En tous les cas c’est bien une curiosité dont il s’agit.

     Ce soir… les souris dansent, La melodia misteriosa, Juan Fortuny, 195 

    La police poursuit Lorencio qui veut s’enfuir en Italie

    Ce soir… les souris dansent, La melodia misteriosa, Juan Fortuny, 195

     Frédéric Dard, Mick Micheyl et Frank Fernandel au Club Saint-Hilaire en

     


    [1] L’arabesque, 1959. Il y a cinq ouvrages d’Yvan Noé, réalisateur de comédies légères avant-guerre, à la fin des années cinquante et au début des années soixante, tous me semblent être de la plume de Frédéric Dard. J’ai déjà parlé de Raccrochez c’est une erreur adapté par Lesœur sous le titre Le cave est piégé, mais il y a aussi l’intéressant Mariage de raison, L’arabesque, 19559, qui reprend le thème du grand nord canadien que Dard avait développé dans ses premières nouvelles, et qu’il utilisera de ci de là encore sous le nom de San-Antonio, Ma cavale au Canada, Fleuve Noir, 1989 ou peut-être aussi sous le nom de James Carter, Ma cavale au Canada, Fleuve Noir, 1971.  

    [2] Certains ont avancé que mon but était de découvrir des pseudonymes pour faire vendre des ouvrages très chers sous le nom de Frédéric Dard. Je les rassure, je ne vends rien du tout, et les ouvrages qui me semblent faire partie de l’œuvre cachée de Frédéric Dard ne coûtent pas bien cher. Et donc même si je me trompe, ce n’est pas dans le but de tromper des futurs clients, mais en toute bonne foi.

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