• Deux hommes en fuite, Figures in the landscape, Joseph Losey, 1970

     Deux hommes en fuite, Figures in the landscape, Joseph Losey, 1970

    Le thème de deux hommes en fuite – donc des évadés – est une figure de style souvent exploitée par le cinéma américain. Par exemple The defiant ones de Stanley Kramer tourné en 1958, avec Sidney Poitier et Tony Curtis, servit de véhicule pour l’avancement des idées antiracistes. Le couple noir-blanc sera repris un peu plus tard en 1994 dans le film de Frank Darabont, avec Morgan Freeman et Tim Robbins. Le thème des deux évadés, l’un jeune, l’autre plus âgé, unis par la nécessité, sera repris dans un autre film oublié, mais pourtant excellent, Runaway train de Koncholavski en 1985. Cette opposition permet en apparence de déborder le cadre un peu restrictif du film noir, en se portant vers une réflexion plus générale sur les rapports humains. Comment deux individus peuvent se haïr, ou au contraire se soutenir et partager leurs souffrances ? Dans le film de Kramer, il est montré à travers deux hommes enchaînés l’un à l’autre et que tout sépare, notamment la race, vont être amenés par la nécessité à coopérer et finalement à s’apprécier. Le sujet se prête donc assez facilement à des abstractions philosophiques à travers le déploiement d’une action qui oppose ces évadés justement au reste de la société. A la fin des années soixante et au début des années soixante-dix, Losey est très intéressé par les possibilités de développer des figures symboliques au cinéma – sans doute était-ce là l’aboutissement de l’influence de la culture anglaise dans sa conception artistique. On peut dire que dans ce genre, il a largement échoué, ces films ont eu peu de succès public, et la critique les a un peu boudés. Figures in the landscape a été un fiasco commercial retentissant. Mais plus récemment on l’a redécouvert[1]. Le titre du film en anglais renvoie à la peinture et à la manière de positionner des personnages au cœur de la nature, c’est explicitement une référence à une toile de Francis Bacon. Issu d’un roman à succès de Barry England, le film ne fut pas d’abord un projet de Losey. Il arrivait après Fred Zinneman et John Huston, mais cela ne veut pas dire pour autant qu’il ne soit pas très personnel. Bien au contraire. Losey affirmait qu’il avait détesté le roman, notamment parce qu’il se centrait sur deux blancs pourchassés par des jaunes, donc des Vietnamiens. Une sorte de Rambo avant la lettre[2]. On se demande si Losey a lu le livre, parce qu'à aucun moment on ne parle d'asiatiques. England ne définit son histoire, ni sur le plan géographique, ni sur le plan politique. La quatrième de couverture précise que cela pourrait se passer en Asie, en Afrique ou même en Amérique. Ce roman avait eu un très gros succès. C’est en fait Robert Shaw qui a amené le projet à Losey. C’est aussi Robert Shaw qui devait écrire le scénario, il était en effet aussi romancier et scénariste. 

    Deux hommes en fuite, Figures in the landscape, Joseph Losey, 1970

    MacConnachie et Ansell sont deux évadés qui, les mains liées derrière le dos vont tenter d’échapper à un hélicoptère qui les traque. Ils arrivent à traverser une étendue déserte et traversent un village endormi où ils vont pouvoir se procurer un rasoir, un fusil et des provisions. Ils ont pu enfin se détacher. Mac et Ansell cependant ne s’entendent pas et Mac aimerait se débarrasser de ce jeunot. Mais grâce à Ansell, Mac va pouvoir tuer un des pilotes de l’hélicoptère. Ansell va remonter dans son estime. Cependant de nombreux soldats vont participer à la battue dirigée depuis l’hélicoptère. Ils vont se réfugier dans un champ de maïs, mais l’hélicoptère y met le feu. Ils s’en tirent difficilement et vont tomber sur une garnison. Ansell va être contraint de tuer un soldat en l’égorgeant. Ils vont fuir, l’un soutenant l’autre, en espérant pouvoir atteindre la frontière représentée par les cimes enneigées de la montagne. Ils y arriveront, mais les soldats les ont devancés. Tandis qu’Ansell se rend et dépose les armes, Mac engage un dernier duel contre l’hélicoptère, il sera vaincu. 

    Deux hommes en fuite, Figures in the landscape, Joseph Losey, 1970

    Les fugitifs échappent à l‘hélicoptère 

    Je ne suis pas très sûr que Losey ait aimé faire ce film. En effet, il souligne que ce film avait comme qualité une très belle photo d’Henri Alekan, mais quand on commence à discuter de la qualité des images, c’est qu’on n’a pas grand-chose d’autre à dire. Losey sortait d’un échec cuisant avec Boom, et il avait besoin de se refaire. Figures in the landscape a connu de gros problèmes, que ce soit en ce qui concerne le montage financier, ou les conditions de tournage très dures et très physiques. En outre, il sera, toujours selon Losey, massacré au montage par les producteurs lors de ses passages à la télévision[3]. Mais en le revoyant des années après, et bien que la critique se soit adoucie à son égard, ce film me semble souffrir dans son principe d’une trop grande abstraction. En effet, on ne saura rien des deux évadés – dans quelles conditions ils se sont évader, et pourquoi ils étaient prisonniers. On suppose que ce sont des soldats qui sont engagés dans une guerre qui les dépasse, mais ce n’est jamais dit. De même, on ne sait pas dans quel pays l’action se situe. Le film a manifestement été tourné en Espagne, et les rares figurants qu’on aperçoit sont manifestement des Espagnols. Des scènes tournées au Maroc ont été rajoutées. Ce manque volontaire de réalisme fait que l’exposition de la thématique est un peu trop prononcée et redondante. Le film apparaît trop long. L’histoire ne progresse pas, et on se borne à narrer les difficultés de la fuite les unes après les autres. Bien sûr il s’agit à l’évidence d’un hymne à la liberté, et il est bien naturel que tout prisonnier ne puisse rêver que de s’évader. Le thème de l’amitié qui se forge dans l’adversité est cependant aussi insuffisant que commun. Enfin il y a cette parabole de l’échec pour des hommes qui affrontent presqu’à mains nues la dureté d’un système inhumain dont le symbole est l’hélicoptère. On a noté également l’opposition de caractères entre les deux hommes, l’un vient de la campagne et est très débrouillard, l’autre arrive de la ville et ne comprend pas les désordres de la nature, mais il se révélera plus astucieux finalement et survivra, comme si la ville amenait naturellement un surcroît de lucidité. 

    Deux hommes en fuite, Figures in the landscape, Joseph Losey, 1970

    Ils arrivent dans un village endormi 

    Une fois qu’on a admis le principe allégorique de ce film, il n’y a pas beaucoup à dire de la réalisation. On est un peu étonné de retrouver Losey dans ce genre-là. Quoi qu’on en dise, c’est un pur film d’action. On peut regretter cependant que les échanges entre Mac et Ansell soient souvent un peu trop démonstratifs. De même faire de l’hélicoptère un personnage à part, tout impersonnel qu’il soit, est une idée qui tourne un peu à la manie dès lors que ces scènes reviennent avec la régularité d’un métronome dans une histoire qui progresse peu. C’était certainement une prouesse technique à l’époque que de multiplier ces prises de vues au demeurant remarquables au-dessus de ces deux hommes qui tentent de fuir les mains dans le dos. Le tournage des scènes d’hélicoptère ont été très dangereuses. Mais enfin, une prouesse technique ça ne fait pas un film, quoi qu’en pense des réalisateurs comme Hitchcock. Il y a cependant d’excellentes séquences, la traversée du village endormi – séquence que Losey n’aimait pas, ou encore la rencontre inattendue entre les deux fuyards et cette veuve qui veille le corps de son mari dans le cercueil. Elle ne dira rien lorsque les deux hommes volent tout ce qu’ils peuvent voler dans sa maison, mais elle se mettra à hurler quand Mac va prendre les morceaux de pain qu’elle avait disposés sur le corps du défunt. Elle ne crie pas parce qu’elle a peur, mais parce qu’il vient de commettre un sacrilège. Il y a une très belle utilisation également des paysages naturels, ou de la grotte dans laquelle ils s’abritent en attendant que la pluie cesse. 

    Deux hommes en fuite, Figures in the landscape, Joseph Losey, 1970

    Mac fait signe à Ansell que la voie est libre 

    L’interprétation est réduite aux deux acteurs. Robert Shaw et Malcom McDowell. Ce sont de très bons acteurs, quoique le premier ne fasse pas vraiment dans la sobriété dans le rôle d’un homme vulgaire et sans éducation. Mais c’est un peu le scénario qui veut ça. Robert Shaw à mon avis n’a pas eu la carrière qu’il méritait, peut-être est-ce dû à ses problèmes d’alcoolisme ? Malcom McDowell était encore très jeune à cette époque, mais il possédait déjà toutes les ficelles du métier, passant de la ruse à l’hébétude. Il me paraît plus naturel que Robert Shaw. Il y a des scènes de tendresse assez étranges entre les deux hommes, c’est presqu’une relation amoureuse qui s’ébauche. Mais on peut se demander aussi si ce n’est pas ce long face à face dépouillé entre seulement deux hommes qui a rebuté les spectateurs. Parfois ça fait un peu théâtral cette longue confrontation. Sur le tournage les deux hommes se sont très mal entendus, ils en seraient venus aux mains, surtout à cause du caractère difficile de Robert Shaw qui n’arrêtait pas d’asticoter son jeune partenaire, mais cela permet aux scènes qui les opposent d’avoir un accent de vérité intéressant. 

    Deux hommes en fuite, Figures in the landscape, Joseph Losey, 1970

    Armé du fusil, Mac attend l’hélicoptère de pied ferme 

    Malgré la grande admiration que j’ai pour Losey, ce film n’arrive toujours pas à me convaincre. Plus que la forme c’est sans doute le parti pris de départ qui me reste étranger. Il est vrai que Losey pour se faire remarquer avec un tel sujet, était un peu obligé de surjouer le côté symbolique que l’histoire. Le danger est toujours dans ce cas de tomber du côté d’une forme de snobisme qui frise le film à thèse. Finalement et à tout prendre la période américaine de Losey me semble préférable et moins prétentieuse que sa période britannique qui l’a un peu trop installé sur une sorte de piédestal du grand réalisateur travaillant l’aspect formel des choses. D’ailleurs le film suivant de Losey, Le messager, s’inscrira dans cette volonté d’être un réalisateur reconnu par la critique et des prix prestigieux, puisqu’il obtiendra la Palme d’or à Cannes. 

    Deux hommes en fuite, Figures in the landscape, Joseph Losey, 1970 

    La pluie a éloigné le danger 

    Deux hommes en fuite, Figures in the landscape, Joseph Losey, 1970

    Ansell demande à Mac de se rendre

     

     


    [1] Positif, n° 680, octobre 2017.

    [2] Michel Ciment, Kazan, Losey, édition définitive, Stock, 2009.

    [3] En France il avait été projeté dans la version montée par Losey lui-même.

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