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Fatalité, Suspense, Frank Tuttle, 1946
A cette époque les frères King recyclaient de l’argent de la mafia dans le cinéma, et il faut dire que cela leur a très bien réussi en développant des films de séries B, pas chers et souvent très rentables. Ce sont eux qui ont produit entre autres les films de Max Nossek, ou le sublime Gun Crazy de Joseph H. Lewis[1]. Ils recyclaient aussi ceux qui avaient des soucis plus ou moins graves avec l’HUAC, Philip Yordan, Dalton Trumbo ou encore justement Frank Tuttle. Les frères King annoncèrent que ce film était le plus cher qu’ils aient jamais produit, plus d’un million de dollars, et ils firent leur publicité sur ce thème, ils tentaient de sortir du carcan de la série B qui était ignorée très souvent par la critique. Ils avancèrent également qu’il s’agissait là d’une sorte de Crime et châtiment modernisé, psychologique. Le film a une très mauvaise réputation, il a été esquinté par la critique, mais nous savons qu’une mauvaise critique dans les années quarante n’est pas forcément parole d’évangile. Philip Yordan qui a écrit le scénario, était considéré comme un grand scénariste, presque l’égal de Dalton Trumbo, et on verra que l’histoire recèle beaucoup plus de subtilités qu’il n’y parait. Frank Tuttle avait déjà derrière lui une longue carrière commencée à l’époque du muet, il est très connu pour ses films avec Alan Ladd, et principalement pour l’inévitable This gun for hire[2]. C’est également lui qui avait réalisé la première version de The glass key d’après Dashiell Hammett avec George Raft. Il avait tourné aussi The gunman in the streets avec Simone Signoret[3]. Une fois qu’il sera plus ou moins blanchi des accusations de communisme, il reviendra à la réalisation du très bon Hell on Frisco bay avec Alan Ladd toujours et Edward G. Robinson, puis il tournera Cry in the night, film noir plus classique et moins sauvage[4]. Tous ces films sont marqué par une grande rigueur dans la mise en scène, et c’est cette qualité qui va se retrouver une fois de plus ici, démontrant que Frank Tuttle est bien un réalisateur sous-estimé.
Joe Morgan est fauché et cherche du travail
Joe Morgan débarque de New York à Los Angeles. A la recherche d’un travail, il va se faire embaucher comme marchand de cacahuètes dans un spectacle de patins à glace où la belle Roberta Leonard se taille un beau succès. Mais elle est mariée au propriétaire de la patinoire et semble dédaigner Joe. Cependant celui-ci va grimper les échelons et se faire remarquer de son patron en lui vendant des idées pour de nouveaux numéros. Lorsque son patron Frank Leonard part pour Chicago pour visiter une nouvelle patinoire qu’il veut acquérir, Joe tente de se placer auprès de Roberta. Mais elle ne cède pas, bien qu’on sente qu’elle en a très envie. Cependant Joe retrouve sur sa route une ancienne conquête, Ronnie, qui veut renouer avec lui. Mais il la rejette, trop obsédé par Roberta. Ronnie le prend très mal et commence à espionner Joe. Lorsque Frank rentre de son voyage, il propose à Roberta de partir se reposer à la montagne, dans leur chalet. Mais Joe vient opportunément faire signer des papiers à Frank. Joe passe la nuit chez eux, mais Frank commence à être soupçonneux. Il se met lui aussi à espionner le couple et d’un coup de fusil va déclencher une avalanche. Ni Roberta, ni Joe ne sont blessés, mais on pense que Frank est décédé. Après une période de dépression, Belita va reprendre les représentations, Joe prend la place de Frank à la direction de la compagnie de patins sur glace, et on comprend qu’ils filent le parfait amour. Cependant, Frank va revenir et se faire menaçant. Joe le tue et fait disparaître son corps dans la chaudière. Belita découvre le crime et demande à Joe de se dénoncer à la police. Il refuse et met en place un piège pour tuer Roberta. Mais Ronnie est revenue à la charge et Joe l’a envoyé promener. Au dernier moment Joe renoncera à tuer Roberta, mais en s’enfuyant il tombe sur Ronnie qui le tue de plusieurs coups de revolver.
Tandis que son mari est en voyage d’affaires, Joe invite Roberta
Cette sombre histoire est celle d’une sorte d’escroc, un vagabond qui a dû fuir New York à cause de ses malversations, et d’une jeune femme qui s’ennuie avec un mari beaucoup plus âgé qu’elle. C’est une histoire classique du trio amoureux où la jalousie se marie avec l’ambition. Joe a peut-être des sentiments pour Roberta, mais il a aussi les dents très longues. Et puis il est jaloux de la réussite de Frank. Mais ce dernier a tout autant l’âme noire, certes, il a réussi, mais il en veut à Joe d’être jeune et d’avoir des idées. Il le prendra avec lui comme un exutoire à son vieillissement – nous ne sommes plus dans le cadre du roman de James Cain, The postman always rings twice. Il n’est pas naïf et au premier soupçon alors qu’il ne s’est rien passé entre Roberta et Joe, il va tenter de tuer son jeune rival. Mais Joe a aussi comme ennemi Ronnie, la jeune femme qu’il a laissé tomber et qui veut prendre sa revanche. Il va payer le prix de ses inconséquences, car s’il est assez débrouillard pour se débarrasser de la menace de Frank, il est incapable de comprendre d’où le coup fatal va venir. Ce trio est hypocrite et dissimulateur, Roberta cache ses sentiments aussi bien à Joe qu’à son mari, celui-ci masque sa jalousie, et Joe masque ses intentions. C’est donc un film noir très amer, cynique même. Roberta qui est la plus fragile du trio, ne sait pas ce qu’elle doit faire, mais elle est surtout écartelée entre sa volonté et son courageuse, habituée qu’elle est à affronter des situations dangereuses et difficiles, et son rôle attendu de femme-objet. N’étant pas une mère de famille par la force des choses, elle se doit d’être un objet sexuel. Mais manifestement elle n’arrive pas à choisir entre les deux. Elle est l’inverse de Ronnie qui a choisi de se faire accepter par tous les moyens, même les plus avilissants comme une femme soumise. Au fond Joe et Frank se ressemblent assez, mais par contre tout oppose Ronnie et Roberta. C’est à mon sens l’aspect le plus original du scénario. Si les deux femmes représentent les deux faces du désir de Joe, elles existent également dans une lutte sans merci. Ce qui est fascinant dans ce film c’est que ce double trio, Joe-Frank-Roberta et Roberta-Ronnie-Joe, n’existent que par la concurrence féroce qu’ils se livrent entre eux. On peut le prendre pour une métaphore de la société capitaliste, tant celle-ci est rongée par l’idée de compétition. Il vient que la compétition entrave et tue le désir. Lorsque Roberta comprend que Joe a tué Frank pour qu’elle devienne sa propriété, elle le rejette définitivement. Mais Joe qui rêve de devenir riche comme Frank, qui admire son appartement, ses richesses, sa voiture et sa femme, comprend à un moment que ce désir d’appropriation est contradictoire avec l’abnégation que nécessite l’amour véritable.
Une vieille relation de Joe réapparaît dans sa vie
Le cadre de la fête foraine et de la patinoire est intéressant. Certes on a beaucoup reproché à ce film de se complaire dans l’exhibition des talents de patineuse de Belita, ou encore dans les longues chansonnettes mexicaines, mais il faut comprendre que cela se joue dans la mise en scène des loisirs populaires, la fête foraine où on peut tirer au revolver, les manèges, et bien sûr le clou du spectacle avec les patineurs. En vérité c’est cela qui en fait le prix. C’est aussi cela qui en a assuré le succès, mais qui donne une ambiance populaire très dense et finalement assez réaliste. Le personnage d’Harry, celui qui conseille à la fois Roberta et Joe, est très intéressant par son humanité et sa bienveillance. Il est en quelque sorte le commentateur de ce drame qu’il regarde un peu de loin. Il y a très peu de décors dans ce film, le chalet et la montagne complète la patinoire. Dans la neige le drame va se révéler, les protagonistes sont piégés dans un lieu clos et ne peuvent échapper à une nécessaire explication. Et puis il y a l’hôtel où tout le monde semble loger, Joe et Harry, mais aussi la sensuelle Ronnie.
Joe est monté au chalet de Frank pour lui remettre des papiers
La photo est soignée et Tuttle connaît parfaitement sa grammaire du film noir, que ce soit dans l’utilisation des contrastes ou celle des escaliers. Le rythme est excellent et même les scènes de patinage, surtout la dernière, sont très soutenues et impose l’attention. Après la mort supposée de Frank, on ne le reverra plus, on imaginera aussi bien son meurtre que sa présence dans le bureau de Joe. Cette ellipse est évidemment chargée de maintenir le suspense, et donc en ne le montrant pas on commence à comprendre pourquoi Joe et Roberta tremblent. Tuttle joue facilement avec les ombres fuyantes pour créer une atmosphère trouble.
Joe et Harry discutent de la reprise du spectacle
La distribution n’est pas le haut du panier. Certes il y a Belita, une ancienne championne olympique de patinage qui, à cause de son physique étrange se trouve à sa juste place. Elle est très bien, elle ne sera jamais mieux utilisée. On dit que les frères King, très avares, se l’étaient attachée pour trois fois rien, 2000 $ par semaine. Elle reformera d’ailleurs un couple avec Barry Sullivan, l’année suivante, dans The gangster, un film noir de Gordon Wiles écrit par Daniel Fuchs Dalton Trumbo, toujours pour les frères King. Barry Sullivan est l’ambigu Joe Morgan, égale à lui-même, il est assez transparent et raide comme à son habitude. Très grand, il apparaît pourtant plutôt fragile et tente de se donner une contenance psychologisante vers la fin du film, comme s’il s’interrogeait sur sa propre inanité. Albert Dekker incarne le mari cocu et pas vraiment content, on l’a connu plus présent à l’écran, notamment dans The killers, mais lui et sa perruque tiennent tout à fait leur place. Plus intéressant à mon sens est Eugene Palette dans le rôle d’Harry. Cet acteur fantastique, toujours reconnaissable à ses sourcils épais possède une présence incroyable. Et puis enfin il y a Bonita Granville dans le rôle de Ronnie, elle à l’air suffisamment canaille pour nous convaincre à la fois de sa fourberies et de sa sensualité maladive.
Les affaires reprennent, et Joe et Roberta filent le parfait amour
Roberta soupçonne quelque chose
Roberta inspecte la chaudière
Joe est assassiné par la jalouse Ronnie
[1] http://alexandreclement.eklablog.com/le-demon-des-armes-gun-crazy-joseph-h-lewis-1950-a114844890
[2] http://alexandreclement.eklablog.com/tueur-a-gages-this-gun-for-hire-frank-tuttle-1942-a168062368
[3] http://alexandreclement.eklablog.com/le-traque-gunman-in-the-streets-frank-tuttle-1950-a117644866
[4] http://alexandreclement.eklablog.com/a-cry-in-the-night-frank-tuttle-1956-a131693342
« The racket, Lewis Milestone, 1928Raccrochez c’est une erreur, Sorry, wrong number, Anatole Litvak, 1948 »
Tags : Frank Tuttle, Barry Sullivan, Belita, film noir
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Commentaires
Dommage qu'il y ait deux grosses invraisemblances : on se demande comment Joe a pu mettre le corps de Frank dans le bureau, le descendre et le brûler (seul ?) et comment il ose chipoter aux sabres sous les yeux du public...
À part ça, ce film est un vrai régal pour l'amateur de films noirs et effectivement Eugène Palette est extraordinaire (et quelle voix !).