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Un cri dans l’ombre, House of Cards, John Guillermin, 1968
C’est le deuxième film noir que George Peppard tourne en 1958 sous la direction de John Guillermin, après le très solide P.J. du même réalisateur[1]. Rappelons que la collaboration entre Guillermin et Peppard avait donné aussi Blue Max, un curieux film de guerre qui eut un bon succès et qui reste comme une sorte de film culte. Ce film confirme le retour du film noir auquel on assite dans la deuxième partie des années soixante. Le scénario est tiré du livre de Stanley Ellin, House of Cards qui, à ma connaissance, n’a pas été traduit en français. Stanley Ellin est un écrivain considéré comme un maitre dans le genre suspense. Il a été quelquefois adapté à l’écran, par exemple le très moyen The Big Night de Joseph Losey en 1951[2], ou le calamiteux Ia A double tour de Claude Chabrol en 1959. Il est surtout connu et respecté pour avoir écrit des nouvelles très souvent primées. C’était un auteur qui avait une très bonne réputation dans le milieu du roman noir. Pourtant l’essentiel de sa carrière va être celle d’un scénariste pour la télévision. Le scénario est signé James P Bonner qui était le pseudonyme d’un couple de scénaristes chevronnés, Harriet Frank Jr et Irving Ravetch. Tous les deux ont collaboré sur de nombreux films de Martin Ritt qui visaient à la fois un vaste public et un contenu qui donne à réfléchir sur les tares de la société américaine, entre autres Hud, Hombre, Norma Rae, Stanley & Iris, donc des films de gauche à la conscience sociale très affirmée. Cette volonté va passer tout à fait dans ce film, mais sans pédagogisme, ni endoctrinement. Après tout nous sommes en 1968, une époque où s’amorce un renouveau du cinéma américain, à la fois sur le plan du contenu et de l’esthétique.
Un homme est mort noyé dans la Seine au niveau du Vert Galant, tandis que l’on s’active pour le repécher, un homme regarde ce qui se passe depuis le pont et s’en va. De son côté, Reno Davis perd son combat de boxe. Il décide d’arrêter, et son ami Bernard le ramène en voiture. Sur la route, en dehors de Paris, le parebrise reçoit une balle. C’est un enfant qui leur a tiré dessus. Reno le rattrape et le ramène chez ses parents. Sa mère est Anne de Villemont dont le mari est décédé. Le petit Paul s’excuse et Reno s’en va. Le lendemain alors qu’il fait du stop sur la place de la Concorde, une voiture s’arrête, c’est Anne de Villemont qui lui demande de devenir le précepteur du petit Paul. Reno refuse dans un premier temps, mais il se laisse convaincre parce que c’est bien payé. Il se rend compte que ce milieu de gens très fortunés est en fait un foyer de fascistes, d’anciens soutiens de l’OAS, et qui veulent élever Paul dans cette idéologie. Lors d’une réception il se rend compte que le maitre d’œuvre de ce projet est un certain Charles Leschenhaut. Anne est également suivie par le docteur Morillon qui semble la surveiller et qui est jaloux de Reno qui semble avoir de l’influence sur la mère du petit Paul. Reno et son ami Bruno vont ensuite être victime d’un attentat, alors qu’ils se trouvent avec l’enfant. Bruno, son amie Véronique et Paul s’évacuent, et Reno doit les rejoindre dans leur appartement à Montmartre. Mais quand il arrive, il est assommé, Bruno a été égorgé et Véronique prétend que c’est lui qui a tué son ami !
Reno Davis vient de perdre son combat de boxe
Reno prend la fuite, il retrouve l’hôtel particulier de la famille Villemont vidé. Un seul membre des complotistes est resté, Edmond Rosier. Il lui montre un véritable arsenal caché dans les sous-sols de la bâtisse. Après s’être fait un peu bousculer, il explique que Paul a été emmené en Italie. Soucieux de retrouver Paul, Reno va récupérer Anne. Ensemble ils vont partir en train pour Frascati dans la périphérie de Rome. Comme ils n’ont pas d’argent et que Reno est recherché, elle loue un wagon de nuit qu’ils partageront. Arrivé à destination, ils se rendent chez les Braggi où ils pensent trouver l’enfant. Mais il est déjà parti. Pour savoir où, Reno bouscule la mère de la jeune Daniela qu’il fait mine de violer. La femme parle. En partant, ils tombent sur le docteur Morillon qui en réalité est le général de Villemont soi-disant disparu. Dans la confusion de la bagarre le général est tué par son garde du corps, un faux prêtre. Anne et Reno rejoignent Rome où ils pensent retrouver Paul. N’ayant plus d’argent ils vont récupérer des pièces de monnaie dans la Fontaine de Trevi. Reno se rend alors au quartier général des comploteurs, une sorte de forteresse. Il négocie l’échange de Paul contre une liste des noms de personnes riches qui soutiennent et financent le complot. Le rendez-vous est fixé au Colisée. Reno s’y rend le lendemain matin, Anne attendant dans la voiture. Une voiture survient derrière eux sans qu’ils la voient. Dans le bâtiment, Reno tombe sur le factotum de Leschenhaut qui tente de le tuer. Reno a le dessus et rejoint Leschenhaut qui se trouve avec Paul. Leschenhaut a armé Paul et lui demande de le tuer, mais celui-ci se retourne contre lui, affolé, Leschenhaut tombe à la renverse et se tue. Reno retrouve Anne qui est accompagné par les services secrets français qui suivaient l’affaire.
Reno va faire la connaissance de la famille de Villemont
Il y a beaucoup de trous et d’invraisemblances dans ce scénario. La plus grossière sur le plan du contexte historique est l’existence d’un puissant réseau international qui veut renverser l’ordre mondial au nom d’une forme de fascisme. Ça ne tient pas debout parce qu’en même temps ce groupe qui a des ramifications dans le monde entier, est issu de la Guerre d’Algérie, des anciens de l’OAS si on veut. Or si ceux-là on perdu la Guerre d’Algérie contre l’Etat gaulliste, on ne voit pas comment ils pourraient la gagner à l’échelle de la planète. En outre les scénaristes ne tiennent pas compte du fait que les services secrets américains, pour nuire à de Gaulle, ont aidé et financer l’OAS. Passons aussi sur le fait que les tenants de l’Algérie français, les Pieds Noirs étaient loin d’être tous des fascistes. Également on verra que dans les années suivantes, ce seront les services secrets des Etats-Unis qui mettront sur pied une tentative de coup d’Etat fasciste en Italie via le réseau Gladio qui perpétrera les attentats meurtriers pour empêcher le PCI d’arriver au pouvoir. Cela ira jusqu’à l’assassinat d’Aldo Moro. Le film est complotiste si on veut, mais le complot n’est pas celui qu’on croit. A côté de cela il y a des invraisemblances psychologiques, par exemple on ne comprend pas que le factotum de Leschenhaut qui semble être aussi son amant jalouse Reno à tel point qu’il veuille le tuer.
La chambre du petit Paul est décorée de symboles nationalistes
Toute une partie du film est donc consacrée à la description d’un monde parallèle qui mine les codes du monde visible auquel appartiennent les gens du commun. Ce monde parallèle ne peut exister que grâce à la corruption. L’exemple type est celui de Véronique qui vend son amant et qui ment pour nuire à Reno. C’est la rançon de la richesse : l’argent permet d’acheter n’importe qui. Comme des rats, les comploteurs ont stocké des armes dans des sortes de tunnels creusés sous des bâtiments apparemment neutres. Quand Reno est mis aux arrêts dans la maison près de Dijon, il aperçoit depuis sa fenêtre toute une armée qui semble sortir de terre, comme les champignons après la pluie.
Lors d’une réception, Reno fait la connaissance de Charles Leschenhaut
Une fois qu’on a passé ces invraisemblances qui servent à donner du crédit à une menace fasciste en Europe, on a un thriller complotiste, donc paranoïaque où tout le monde doit se méfier de tout le monde. C’est pour ne pas avoir compris ça que Bruno l’ami de Reno sera égorgé et vendu par la fille, Véronique, avec laquelle il fricote. Reno est un américain, apprenti écrivain, disciple d’Hemingway, il n’a pas vraiment conscience de la situation politique et des dangers qui l’accompagne. Le message est clair, les Américains doivent se réveiller face au fascisme qui arrive ! On voit que la paranoïa antifasciste ne date pas d’aujourd’hui. Mais l’histoire tient le spectateur en haleine parce qu’elle redescend au niveau des êtres humains, de leurs insuffisances et de leurs ambiguïtés. Reno est clairement un raté et son ami Bruno qui roule en 2 CV aussi. Il va donc être attiré par cette société des gens riches, cette femme Anne qui sent bon et qu’il désire. Mais en même temps cette société est un répulsif, à cause de sa complication. Il trouve étrange qu’on se passionne pour des enjeux politiques si dérisoires. Cependant comme il a besoin d’argent et qu’en plus il est très attiré par Anne, il va se laisser embringuer dans cette affaire.
Reno frappe Véronique qui l’accuse d’avoir tué son ami Bernard
Mais cette confrontation entre un homme pauvre et une femme très riche est une histoire d’amour impossible. C’est pourquoi, à la fin, ayant accompli son devoir, il tournera les talons et s’en ira. Tout le long du film il refreinera ses désirs et refusera de coucher avec Anne, tout en lui montrant pourtant l’attrait qu’elle exerce sur lui. Autrement dit il est dans la position d’un allumeur ! Il laisse espérer à Anne ce qu’il ne pourra pas tenir. Mais son ambigüité s’étend aussi au fait, qu’étant un homme seul, au fond il aimerait bien avoir lui aussi une famille, et c’est pourquoi il va être aussi attentif au sort de Paul.
Dans les rues de Belleville, il fuit la police
Le film est tourné en Europe, Paris et l’Italie. Bien entendu il y a un coté voyage touristique dans la manière, de filmer, la Seine, la place de la Concorde, puis la Fontaine de Trevi, le Colisée. Cependant là n’est pas l’essentiel. L’idée est de d’opposer l’innocent et moderne Reno, un peu désabusé, à la vieille et sournoise Europe et donc d’en dénoncer la fausseté. Derrière les images touristiques, c’est bien de cela qu’il s’agit. L’Europe refuse de se moderniser et reste ancrée dans les souvenirs lointains et dangereux de ce qu’elle a été. C’est le sens qu’on peut donner à ces images de riches demeures couplées avec celles des drapeaux français. Mais les décors ce sont aussi les images de Montmartre et ses vieilles rues. Le quartier pauvre, le logement étroit de Bruno et puis cette fuite de Reno dans la rue en pente, poursuivi par des pommes qui dévalent la rue comme si elles voulaient le rattraper pour qu’il ne fuit pas ses responsabilités.
Dans la cave de la maison des de Villemont, Reno découvre un arsenal
Les décors réels sont utilisés pour produire des images plongeantes où la hauteur est dominante et forme un renversement dans l’ordre des choses et donc remettre à l’endroit ce qui est à l’envers. C’est Reno qui saute par la fenêtre pour échapper aux policiers, ou qui s’évade de sa chambre en escaladant les toits d’une manière acrobatique. Et puis c’est la scène finale du Colisée qui verra Leschenhaut qui était monté si haut dans cette espèce de secte complotiste et qui tombera si bas pour s’écraser sur le sol. La réception que donne la famille Villemont est particulièrement soignée, insistant avec de longs travellings sur l’aspect luxueux de la demeure, travaillant énormément sur les grands escaliers, dans une tonalité qui rappelle celle de Hitchcock dans Notorious. Guillermin utilise à cet effet la contreplongée, mais aussi la profondeur de champ.
Edmond Rosier montre à Reno la liste des soutiens du complot
Dans la manière de filmer l’utilisation de l’écran large et de l’excellente photo de Piero Portalupi qui travaillera beaucoup pour les Américains, Guillermin qui connait son affaire va rendre une série d’hommages au grand cinéma. Les séquences du train sont en rapport avec North by Northwest d’Alfred Hitchcock, y compris les traits d’humour relatifs à l’étroitesse du wagon lit. la recherche de l’argent dans la Fontaine de Trevi est une forme parodique et un peu décalée de La doce vita le film de Fellini. Comme si Guillermin corrigeait les embrassades entre Marcello Mastroianni et Anita Ekberg pour les ramener à une réalité moins fausse et plus prosaïque.
Reno et Anne prennent le train pour l’Italie
Si le film est un peu lent à démarrer, et que le combat de boxe n’est pas très attrayant – Melville a fait bien mieux dans L’ainé des Ferchaux dont l’idée a manifestement inspiré les scénaristes – les scènes d’actions sont particulièrement réussies. C’est bien rythmé, tonique et assez crédible puisque Reno est un ancien boxeur. Pour cela Guillermin utilise correctement la possibilité de l’écran large pour donner une dimension spatiale à l’action. Il utilise d’ailleurs aussi assez souvent les plans en pied, les plans généraux pour aérer le film. Sans être extraordinaire, c’est du travail propre.
Pour faire parler la mère Braggi, Reno va faire mine de violer Daniela
Le film est centré d’abord sur le personnage de Reno, interprété par un George Peppard en forme. Il est très bon, usant de cette nonchalance souriante qui l’empêche de se prendre trop au sérieux. Inger Stevens, une actrice suédoise qui a fait une petite carrière au cinéma essentiellement dans les années soixante et qui se tournera vers la télévision, n’est pas mauvaise, mais elle n’a rien de remarquable, il est vrai qu’elle n’avait pas un physique particulier. Elle décédera à l’âge de trente-cinq ans, probablement d’une surdose médicamenteuse pour se suicider. Elle joue d’ailleurs dans le film cette femme qui a tendance à se laisser aller au désespoir et que le faux docteur Morillon tente de sauver. Le nom d’Orson Welles ne doit pas faire illusion, dans le rôle de Leschenhaut, affublé d’un faux-nez, il est totalement insignifiant. Il n’a pas beaucoup de scènes, et on aurait pu tout à fait prendre n’importe qui pour occuper ce rôle. Keith Michell incarne le docteur Morillon, mais il n’a rien de remarquable, même quand il s’avère qu’en fait il est le général de Villemont. Il tient son rôle, sans plus.
Comme ils n’ont plus d’argent, Reno et Anne récupère les pièces dans la Fontaine de Trevi
Le film ayant été tourné à Paris et à Rome, la distribution est internationale et on retrouvera des Français, par exemple Perrette Pradier dans le rôle d’une domestique à la fois chaude et cupide. Ou Geneviève Cluny dans celui de la fourbe Véronique. Et puis des italiens, Renzo Palmer qui incarne un faux moine qui piste Reno, et Ave Ninchi dans le rôle de la mère Braggi. Ils sont tous les deux très bons.
Reno va proposer un échange à Charles Leschenhaut
C’est dans l’ensemble un très bon thriller, bien enlevé qui en meme temps nous renseigne sur l’image caricaturale que les Américains de gauche se font de la France, comme s’ils voulaient nous donner une leçon de démocratie. A cette époque, rappelons-le, ils étaient englués dans la ruinseuse Guerre du Vietnam . La musique de Francis Lai est assez médiocre et la chanson écrite par Pierre Barouh est sans intérêt. Il existe une bonne version Blu ray de ce film chez Elephant Films avec une bonne présentation de Julien Cornelli.
Le bras droit de Charles Leschenhaut tente de tuer Reno
Charles Leschenhaut voudrait que le petit Paul tue Reno
Tags : John Guillermin, George Peppard, Orson Welles, Inger Stevens, film neo-noir, Stanley Ellin
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