• Le sadique, Without warning, Arnold Laven, 1952

     Le sadique, Without warning, Arnold Laven, 1952

    C’est le premier film d’Arnold Laven, et sa première collaboration avec Arthur Gardner et Jules Levy qu’il avait rencontrés dans le cadre de la First Motion Picture Unit of the Army Air Force en 1943. Cela lui permit d’apprendre son métier. Ils avaient formé une petite société de production pour produire des films à petit budget qui formaient des compléments pour les grands films distribués par United Artists. Ces productions n’avaient pas des buts artistiques élevés, mais s’ils cherchaient à distraire, ils étaient tout de même assez sophistiqués dans leur conception scénaristique et esthétique. Quand on analyse les films noirs des années cinquante, disons au-delà de l’année 1950, on est surpris de voir que les réalisateurs, au fur et à mesure qu’on avance dans le temps, s’émancipent des codes traditionnels et deviennent de plus en plus singuliers dans leur mise en scène. Cette évolution tient en deux points. D’abord le fait que le film noir pour se renouveler se tourne plus facilement vers des histoires qui mettent en scène des policiers, et donc cette prise en compte des éléments de l’enquête, s’ils les poussent vers plus de réalisme, rompent par nécessité pratique les formes hérités du studio. Ce film est souvent comparé à The sniper Edward Dmytryk sorti la même année[1]. Ce sont en effet deux films qui mettent en scène des tueurs en série solitaires et sans doute malades. Mais le film de Dmytryk est situé à San Francisco, ce qui change la manière de filmer. En réalité il me parait plus influencé par Jules Dassin de Naked city[2], et surtout par M de Joseph Losey[3] par le choix des lieux de tournage et quelques références visuelles, on y reviendra. Mais pour l’instant il nous faut retenir ce principe d’un tournage fortement impliqué dans des décors réels, et cette sorte d’hybridation entre l’enquête policière et la description de la maniaquerie d’un assassin de blondes, présenté comme un malade mental que comme un criminel sans morale.  

    Le sadique, Without warning, Arnold Laven, 1952

    Carl Martin enlève sa chemise tâchée de sang 

    Carl Martin est un assassin. Jardinier émérite, il assassine des blondes à l’aide de son sécateur qu’il porte à la hanche dans un étui de cuir. Il en est à son deuxième meurtre. La police tente de relever des indices. Carl Martin a en effet accroché son costume et la police scientifique étudie des résidus des vêtements comme elle étudie les marques que le sécateur a laissées. Carl empaquette son costume abimé pour le porter chez un retoucheur. Mais se rendant compte qu’il risque de se faire repérer, il renonce. Le jardinier cependant rencontre Jane Saunders, la fille du pépiniériste qui lui vend du matériel. Il est très troublé et tente de se rapprocher d’elle alors qu’il ne la laisse pas indifférente. Le soir il erre dans la ville et rencontre une nouvelle blonde à qui il plait dans un bar, il la tue, l’abandonnant dans sa voiture décapotable. Mais des policiers l’ont vu, pour s’enfuir il en abat un, en blesse un autre et fuit d’une manière éperdue à travers le marché des fruits et des légumes, brouillant les pistes en changeant de taxi. La police suit sa piste, examinant les mégots, faisant le tour des bars où il aurait pu draguer. Quelques éléments émergent laborieusement et la police comprend grâce à un psychologue – une sorte de profileur avant l’heure – qu’il tuera encore. Un chauffeur de taxi va également parler. Ils comprennent aussi que le tueur se sert d’un sécateur de jardinier, et se proposent de suivre cette piste. Parallèlement ils mettent en place un piège, c’est-à-dire qu’ils vont se servir de femmes blondes pour tenter de l’appâter. Cela ne donne rien. Mais par contre ils suivent consciencieusement la piste du jardinier. Entre temps Carl Martin se rapproche encore de Jane. Il a en effet commandé une plante rare que les Saunders doivent lui livrer pour un client à lui. La plante arrivant avec du retard, c’est Jane qui se propose de la lui porter. Quand elle arrive chez lui, elle ne le trouve pas, elle rentre dans sa petite maison pour déposer la plante et va tomber sur des journaux qui désignent Carl comme un assassin. Se proposant de s’en aller, elle est piégée par Carl qui est de retour et qui lui propose de boire une tasse de thé. Elle a peur. Pendant ce temps les policiers arrivent chez Saunders en suivant la piste du sécateur et des témoignages qu’ils ont recueillis. Cela va leur permettre d’arriver à temps et de sauver la jeune femme en abattant Carl. 

    Le sadique, Without warning, Arnold Laven, 1952 

    Il erre dans la ville à la recherche d’une aventure 

    Le thème général est donc d’abord le portrait d’un criminel solitaire qui a subi un traumatisme avec sa première épouse. On ne saura pas quelle sorte de traumatisme il a subi, mais seulement que son épouse aimée était blonde et qu’elle ressemblait à Jane Saunders. Même si on ne saurait avoir de la mansuétude pour Carl Martin, la police tente de le comprendre dans ses agissements, ne saurait-ce que pour la bonne conduite de l’enquête. Laven tente donc de sortir du manichéisme en opposant le criminel au reste de la société. Il est présenté comme une victime de sa solitude et de la ville tentaculaire. D’ailleurs il habite à la périphérie, en haut d’une colline qui surplombe des voies rapides sur lesquelles circulent des automobiles indifférentes à ce qu’il est. Mais sa soif de meurtres ne serait peut-être pas ce qu’elle est, si elle n’était attisée par les turpitudes de la grande ville. Les femmes qu’il assassine sont des femmes qui draguent dans les bars, en quête d’aventures. Sophistiquées et émancipées, elles sont visuellement opposées à la petite fille mexicaine, Carmelita, qui avec sa poupée, et malgré sa pauvreté reste à l’écart du monde et de ses turpitudes. Et du reste Carl manifestera de la tendresse pour cette enfant, bien que ce soit elle qui finalement le vende et le dénonce à la police. 

    Le sadique, Without warning, Arnold Laven, 1952

    Carl fuit à travers le marché des fruits et des légumes 

    Peut-être le plus intéressant dans ce film c’est de voir Carl entouré de femmes, des blondes capiteuses, qui semblent le cerner, comme si c’était elles qui le poussaient à la faute. C’est clairement une menace, d’autant plus forte qu’elles sont dynamiques et émancipées. On l’a souvent dit, le film noir raconte cette transformation de la place de la femme dans la société moderne, même si ce n’est pas forcément pour la condamner. La police semble le savoir, utilisant les belles blondes comme des appâts pour piéger le criminel. Ce sont des sirènes modernes destinées à perdre les Ulysse égarés dans la jungle de la ville. Mais Carl ne les écoute pas. Ils les tuent ou les fuient. On comprend que Jane est intéressée par lui, elle voudrait bien le prendre dans ses filets et le ramener dans le droit chemin de la vie familiale à laquelle elle aspire. Mais il est rétif à l’ordre social, probablement parce qu’il y a goûté et préférera la tuer, même s’il échoue dans cette dernière mission qu’il s’est donnée. Les choses sont un peu plus compliquées encore quand les meurtres sont pratiqués avec un gros sécateur. Ce qui signifie clairement à la fois que cet outil est une transposition du sexe de Carl qu’il porte fièrement à sa hanche dans un étui de cuir, mais aussi le symbole de la peur de la castration que lui promettent ces femmes toutes plus désirables les unes que les autres. 

    Le sadique, Without warning, Arnold Laven, 1952

    La police tente de piéger l’assassin 

    Si le portrait du tueur en série est très réussi, celui des policiers est beaucoup plus traditionnel. Ce sont simplement des hommes qui travaillent du mieux qu’ils peuvent, mais qui ne semblent pas impressionnés par ces meurtres. Cet aspect est traité de la façon semi-documentaire qui était en usage depuis le début des années cinquante et qui, plutôt que de juger, préférait montrer, évitant ainsi le didactisme et le message appuyé. Les policiers d’ailleurs ne se permettent pas de juger Carl, ils doivent l’arrêter évidemment, mais ils essaient aussi de comprendre ce qui le fait agir. A cette époque de chasses aux sorcières où on condamnait hâtivement tel ou tel sous prétexte qu’il était peut-être un rouge, c’était une manière sans doute inconsciente de protester contre une approche sommaire de ce que sont ceux qui sont désignés comme des coupables. Ce qui n’empêchera pas le policier d’abattre Carl sans état d’âme. Le travail de la police est présenté comme un travail collectif, avec une séparation des rôles par spécialité, le technicien du laboratoire, le médecin légiste, et bien sûr les policiers de terrain. Ce travail collectif est individuellement un travail de fourmi, mais collectivement, une sorte de filet de protection qui est jeté sur la ville. 

    Le sadique, Without warning, Arnold Laven, 1952

    Un nouveau cadavre mutilé est trouvé 

    L’intérêt de la mise en scène d’Arnold Laven, c’est d’abord la capacité à insérer cette histoire dans un cadre spatial bien déterminé. Les décors naturels sont bien choisis et bien utilisés. Carl habite dans un quartier un peu pourri, un peu en marge, un quartier qui regarde la ville de très haut. Ce quartier est séparé de la vie par une sorte de coulée continue d’automobiles. Cette opposition est remarquable car elle souligne la solitude de Carl mieux que n’importe quel discours. Laven utilise aussi la rivière de Los Angeles où on retrouve un cadavre. Ce lieu est le même, film de la même manière, que celui où Walker envoie un membre de l’organisation se faire tuer à sa place dans Point Blank[4]. Je le disais au début de cet article, Arnold Laven a sûrement vu et apprécié M de Joseph Losey qui est véritablement le premier film noir sur un serial killer aux Etats-Unis. On retrouve ces traces à plusieurs moments, d’abord dans ces scènes de déambulations et de fuite de Carl Martin, sinuant entre les redents de la ville et ses quartiers pauvres. Ensuite, il y a justement cette petite fille, Carmelita, qui tient dans ses bras une poupée un peu abîmée, c’est exactement le double de la petite fille à laquelle Martin Harrow – un autre Martin en somme – offre un ballon à la fête foraine. Enfin, il y a ces gros plans sur le visage tourmenté de Carl. Dans les scènes de fuite, Laven utilise la grue pour surplomber les actions et leur donner ainsi une plus grande vivacité, resserrant le criminel dans les embarras de la ville. C’est manifestement des mouvements de caméra que Laven a appris dans The naked city. De longs plans ont été tournés caméra à l’épaule, notamment la scène des errements nocturnes de Carl 

    Le sadique, Without warning, Arnold Laven, 1952 

    La plante attendee par Carl est enfin arrivée

    Il y a des formes très originales et audacieuses, du moins pour l’époque.  Par exemple Laven filme au plus près le corps dénudé de Carl qui doit se débarrasser de sa chemise pleine de sang. En même temps il déshabille son âme, la fragilisant par rapport justement à ces femmes belles et blondes qui sont toujours protégées par leurs habits et par leur maquillage. La photo est de Joseph Biroc, très bonne donc, mais sans vraiment forcer sur les contrastes du noir et blanc. Ce qui n’empêche pas le réalisateur de jouer de l’effet de miroir dans la scène de drague dans le bar. Il semble que les scènes de rafles aient été rapportées d’autres films de série B. Beaucoup préfèrent The sniper de Dmytryk, peut-être parce qu’il se passe à San-Francisco. Mais ce jugement n’est pas très juste parce que le film de Laven utilise merveilleusement bien cette vaste étendue informe et sans âme qu’était Los Angeles, il filme non pas les collines qui cernent la ville, mais depuis les collines, comme s’il voulait s’en extraire ! 

    Le sadique, Without warning, Arnold Laven, 1952

    Les policiers demandent à Carmelita où se cache Carl 

    Le budget de ce film est très faible, et cela s’en ressent sur le niveau de l’interprétation. Mais Laven est un bon directeur d’acteurs. Carl Martin qui est de bout en bout le centre du film est incarné par Adam Williams, raide et fade, il est pourtant assez juste dans le rôle d’un psychopathe complètement traumatisé par sa première épouse. Il sourit à contretemps, comme gêné d’être désiré par la gent féminine. Meg Randall est Jane Saunders. Pas vraiment laide, mais pas du tout glamour, elle ne sait pas trop quoi faire en face de Carl. Sans doute le désire-t-elle, mais Laven ne s’attarde pas sur cette question. Il y a ensuite les deux flics. Vétérans du film noir, ils sont très bien, notamment Ed Binns dans le rôle du lieutenant Hamilton qui donne une touche d’humour légèrement distanciée. C’est un tournage qui s’est fait un peu en famille. La jeune femme, Virginia, que Carl Martin abandonnera sur le bord de la route, était la propre épouse d’Adam Williams. Le producteur du film Arthur Gardner jouera un chauffeur de taxi. J’aime bien Angela Stevens dans le rôle de la blonde dragueuse. Elle avait un physique qui aurait dû lui permettre de faire une meilleure carrière que ce qu’elle a réalisé, mais elle ne semblait pas intéressée par ce métier scabreux. N’oublions pas la petite Connie Vera dans le rôle de la renfrognée Carmelita.  

    Le sadique, Without warning, Arnold Laven, 1952

    Carl veut tuer Jane

    C’est donc un très bon film noir, filmé avec beaucoup d’imagination et de subtilité, bien supérieur à sa réputation, au moins égal à The sniper d’Edward Dmytryk. C’est dense et nerveux, pour une durée d’à peine une heure et quart. Le succès commercial de ce film va permettre à Laven de regarder vers des budgets un peu plus conséquents. Depuis quelques années, alors qu’on le croyait perdu, on le redécouvre.



    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/the-sniper-l-homme-a-l-affut-edward-dmytryk-1952-a114844918

    [2] http://alexandreclement.eklablog.com/la-cite-sans-voile-the-naked-city-jules-dassin-1948-a127689146

    [3] http://alexandreclement.eklablog.com/m-joseph-losey-1951-a127760466

    [4] http://alexandreclement.eklablog.com/le-point-de-non-retour-point-blank-john-boorman-1967-a150996198

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