• Philippe Di Folco, Dictionnaire des mafias et du crime organise, Perrin, 2020

     Philippe Di Folco, Dictionnaire des mafias et du crime organise, Perrin, 2020

    Il fut un temps où le mot mafia nous parlait de la Sicile et seulement de la Sicile. Puis ce mot s’est généralisé pour recouvrir toutes les formes de crime organisé pourvu qu’elles se dotent d’une structure solide en liaison avec les institutions ordinaires pour les corrompre, et avec l’idée d’une pérennité qui dépasse l’existence de son chef plus ou moins reconnu. Ce sujet est d’autant plus important que ces dernières décennies, suite à l’intensification des échanges à l’échelle de la planète et la chute des régimes du bloc socialiste, ces différentes mafias ont pris de plus en plus de pouvoir[1]. Les phases d’expansion des mafias sont toujours liées à des changements de régime économique. La reconnaissance de cette importance peut être vu à travers les succès des films centrés sur la vie de la mafia. Denis Orsatelli a consacré un petit ouvrage aux films qui ont trait à la mafia italo-américaine, leur importance est considérable et définit un genre cinématographique à part entière à partir des années soixante-dix[2]. Le projet de Philippe Di Folco est de mettre un peu d’ordre dans un ensemble qui à priori reste flou. Il y a d’abord une idée qui le guide, les mafias ne sont pas si glamour que ça, elles représentent d’abord une perte, perte de contrôle de la société sur elle-même quand elles en viennent à se définir et à agir comme une forme alternative d’Etat, puis perte économique car elles ont une activité d’abord prédatrice, ne créant aucune richesse supplémentaire, d’ailleurs les auteurs italiens qui traitent aujourd’hui de l’histoire de la mafia considèrent qu’elles ont été un frein au développement économique de la Sicile[3]. Au passage il démonte – mais tous les spécialistes de cette question l’ont fait – l’idée selon laquelle la mafia ce sont des hommes d’honneur, des sortes de Robins des bois. En effet dès le début, la mafia est une forme répressive des velléités d’émancipation des plus pauvres, elle née en collusion avec la grande bourgeoisie terrienne de Sicile et le commerce du citron qui permet de trafiquer avec les Etats-Unis et les autres pays européens. 

    Philippe Di Folco, Dictionnaire des mafias et du crime organise, Perrin, 2020 

    Paul Ricca, Salvatore Agoglia, Lucky Luciano, Meyer Lansky, John Senna en 1932

    Pourtant même si on sait à quel point les mafias sont odieuses, il y a bien quelque chose qui attire puisque les films et les livres inspirés par elles sont des succès. Le public en redemande. C’est peut-être qu’il y a l’image d’hommes qui, comme dans The godfather, contrarient le destin, alors qu’ils sont plutôt nés sous la mauvaise étoile. Bien qu’alliés à l’origine à des grands propriétaires terriens, ils vont s’en émanciper, voire les soumettre à leur volonté de domination. Ils donnent d’autant plus cette impression de puissance qu’ils corrompent et utilisent juges et politiciens à leur profit. Cet attrait est bien réel, même quand les films ou les livres se refusent à verser dans le glamour à la manière de Coppola, et tentent de donner une réflexion brute, plus près de ce que sont ces structures. Notez que certaines mafias sont plus porteuses ne représentation esthétisante que d’autres, la mafia sicilienne et la mafia italo-américaine ont à l’écran plus de succès que la mafia turque qui est pourtant très puissante, ou que les triades. Encore que certains films de yakusas aient engendré une forme de poésie très particulière. Depuis quelque temps, les cartels de la drogue, notamment parce qu’au Mexique ils ont déclenché une vraie guerre civile où l’Etat se contente de compter les points, alors que cette guerre a fait peut-être 100 000 morts, ont tenu le devant de la scène, avec le livre de Saviano, Extra pure : Voyage dans l'économie de la cocaïne[4] ou les films comme Sicario de Denis Villeneuve[5] ou Traffic de Steven Soderbergh. La fascination du reste est réciproque, car si le cinéma s’est inspiré de la mafia, la mafia s’inspire aussi du cinéma. The godfather est le film préféré des mafieux car ce film semble leur donner une forme de justification et de conscience. 

    Philippe Di Folco, Dictionnaire des mafias et du crime organise, Perrin, 2020 

    Toto Riina finira sa vie en prison 

    Extorsion, trafic d’être humain, noyautage des syndicats, briseurs de grève, trafic de drogue, ce sont là les bases de l’existence des mafias. Les hommes de la mafia sont comme à l’intersection de plusieurs mondes. A cela se joint, mondialisation oblige, le trafic de migrants dont on dit qu’il rapperait 5 milliards de dollars par an rien que sur la Méditerranée. A ces activités il peut y avoir le meurtre politique qui s’y ajoute comme par exemple le fait que la mafia ait trempé – jusqu’où ? – dans le meurtre du président Kennedy et sans doute aussi dans celui d’Aldo Moro. Le cas sicilien est le plus intéressant parce que les liens entre la mafia et la politique sont très resserrés. Di Folco a beau nous dire que tous les partis se sont vendus à la mafia, il y en a qui se sont plus vendus que d’autres, par exemple la Démocratie Chrétienne ou Forza Italia, encore que pour ces deux partis la collusion est tellement serrée qu’on se demande si on doit parler de « vendus », ou quels sont les donneurs d’ordre, les politiques ou les mafieux ? Ils semblent tellement appartenir à la même boutique. Dans le temps on les distinguait par leur éducation, leur manière de s’habiller, mais ce n’est plus le cas depuis longtemps, le tournant semble avoir été pris aux Etats-Unis avec la volonté de la mafia italo-américaine de s’intégrer à la société normale. 

    Philippe Di Folco, Dictionnaire des mafias et du crime organise, Perrin, 2020  

    Comme il s’agit d’un dictionnaire, Philippe Di Folco procède par petites touches. Même s’il a manifestement une ligne de conduite, il n’est pas simple de rendre compte d’un phénomène comme celui-là qui dure depuis 160 ans – date du premier rapport italien sur la mafia sicilienne – et qui s’étend à la planète entière. Cela entraîne nécessairement des manques, par exemple s’il voit très bien que les Etats-Unis ont contribué à réinstaller une mafia moribonde en Sicile à la Libération en lui donnant de l’argent, l’accès au marché noir et des postes de notables, il ne va pas assez loin. En effet, aux Etats-Unis J. Edgar Hoover a été l’homme qui a le plus freiné la lutte contre la mafia. On sait maintenant qu’il était payé par celle-ci. Et donc il préférait faire semblant de lutter contre un communisme qui n’existait pas aux Etats-Unis plutôt que de tenter de porter des coups durs à cette mafia. Dans les deux cas, nous voyons que la mafia prospère sur les manquements de l’Etat à ses devoirs, et si dans les dernières décennies, elle s’est développée plus que jamais, c’est bien parce que de partout on a rabaissé l’Etat dans ses fonctions. 

    Philippe Di Folco, Dictionnaire des mafias et du crime organise, Perrin, 2020

    Provenzano lors de son arrestation 

    Di Folco arrive à montrer aussi assez clairement que les mafias ne sont pas des organisations verticales. C’est d’ailleurs ce qui fait leur force et leur faiblesse, leur force parce que lorsqu’elles sont décapitées, elles peuvent renaître facilement, en Italie une série télévisé à succès s’appelait La piovra, leur faiblesse parce qu’elles ne sont pas à l’abri des repentis qui échappent à la pression de leur organisation. On a vu à quel point Buscetta été déterminant dans la décomposition du pouvoir des Corléonais. Ce sont d’ailleurs les repentis qui ont porté les coups les plus rudes à la mafia sicilienne. Berlusconi, l’homme de la mafia[6], avait voulu d’ailleurs mettre un frein à leur usage, et avait cherché à les dénigrer par tous les moyens.

    S’il s’appuie sur une bibliographie solide, il y a des erreurs factuelles un peu gênantes, par exemple quand il nous dit que Bernardo Provenzano était surnommé le tracteur à cause de sa haute taille – 1,95 m – et de son poids – 130 kgs. En vérité il faisait 1,64 m, et n’était pas bien gras. On le surnommait Nanard le tracteur Binnu u tratturi parce qu’il allait jusqu’au bout quoi qu’il arrive. Provenzano est d’ailleurs une figure très énigmatique en ce sens qu’on ne sait pas trop le rôle qu’il a joué auprès de Toto Riina. Pour certains c’était lui le véritable chef. Avec la mafia on n’a jamais fini de rire, Meyer Lansky, un des créateurs de Las Vegas, avait des intérêts dans les casinos cubains, mais évidemment la révolution castriste l’a privé de ses biens, d’autant plus qu’ils étaient au nom d’hommes de paille. On apprenait il y a quelques années, alors que les Etats-Unis rétablissaient des liens avec Cuba, que des soi-disant descendants de Meyer Lansky en profitaient pour réclamer des dédommagements à La Havane[7]. Dans le film de Coppola, The godfather : part two, Meyer Lansky est portraituré sous le nom d’Hyman Roth. Mais Hyman Roth est abattu dans le film, alors que Meyer Lansky est mort à Miami à l'hôpital.

    Philippe Di Folco, Dictionnaire des mafias et du crime organise, Perrin, 2020 

    Alaattin Cakici libéré par Erdogan 

    Certes s’il ne pouvait pas parler de tout Di Folco aurait dû donner un peu plus d’importance à la très puissante mafia turque dont les tentacules – toujours l’image de la pieuvre – s’étendent dans toute l’Europe y compris en France, notamment parce qu’elle a partie liée avec Recep Erdogan qui traficotait avec sa famille le pétrole syrien en le revendant aux Allemands. Cette mafia est l’exemple achevé d’une collusion entre la criminalité et le pouvoir politique. Elle est aussi évidemment partie prenante dans le trafic de la drogue et des migrants. Politiquement, elle est sans surprise très proche du mouvement d’extrême droite dit des Loups gris. En avril 2020 Erdogan a libéré 45 000 prisonniers dont Allatin Cakici, leader de la mafia turque, et un des fondateurs des Loups gris, au prétexte de la pandémie. Or ce dernier avait été condamné à près de 20 ans de prison, mais il avait appelé à une alliance électorale MHP-AKP, soit les Loups gris et les islamo-conservateurs d’Erdogan. On avait annoncé bien imprudemment sa fin, mais les mafieux tant qu’ils ne sont pas enterrés ont les moyens de renaitre, surtout si ce sont de gros bonnets !

    Cet ouvrage permettra à la fois de faire un large tour d’horizon d’une sorte de monstruosité qui mine la démocratie, et en même temps de nous interroger sur notre propre fascination pour ce phénomène mortifère. Incidemment il est un recueil d’histoires qui pourraient faire de très bons films, comme par exemple la vie d’Arnold Rothstein qui n’est abordé que par la bande dans la série télévisée Boardwalk empire. De son vivant Rothstein fit vendre beaucoup de papier et sa mort fit la une des quotidiens newyorkais. Il est aussi à l’origine d’un excellent ouvrage de Nick Tosches, King of the Jews: The Arnold Rothstein Story, traduit en français sous le titre Le roi des juifs[8]. Nick Tosches s’est toujours intéressé aux relations qu’il pouvait y avoir entre la mafia et le spectacle, sous-entendant par là, non pas seulement que la mafia investit et rackette le monde du spectacle – sur ce terrain le livre de Di Folco est un peu juste tout de même – mais plutôt que la mafia fait partie du spectacle de la dérision de ce monde où tout se pèse à l’aune de la monnaie que vous pouvez mettre sur la table. Il publiera un ouvrage plus ou moins biographique sur le mélancolique Dean Martin qui évidemment avait des comptes à rendre à la mafia[9].   

    Philippe Di Folco, Dictionnaire des mafias et du crime organise, Perrin, 2020  


    [1] Moisés Naim, Le livre noir de l’économie mondiale, Grasset, 2005.

    [2] LE FILM DE MAFIA : Cosa Nostra et Cinéma, la véritable histoire (1890 – 2017), sans nom d’éditeur.

    [3] Paolo Pinotti, (2012), “The economic costs of organized crime: evidence from southern Italy”, Banca d’Italia, Temi di discussion number 868, 04.2012: 4-34. 

    [4] Gallimard, 2014.

    [5] http://alexandreclement.eklablog.com/sicario-denis-villeneuve-2015-a119674594

    [6] https://www.lesechos.fr/2013/09/les-liens-entre-berlusconi-et-la-mafia-se-confirment-343384

    [7] https://fr.timesofisrael.com/les-descendants-juifs-dun-gangster-veulent-une-compensation-pour-le-havana/

    [8] Albin Michel, 2006.  On a parlé de roman pour ce livre, mais la méticulosité des faits rapportés le classe dans cette catégorie intermédiaire des biographies tellement bien écrites qu’elles nous font croire à un roman !

    [9] Dino, la belle vie dans la sale industrie du rève, Rivages, 2001. Dean Martin était très connu pour ses liens avec Sinatra et la mafia des casinos, ce qui ne l’a pas empêché de faire fortune !

    « Le chat noir, The black cat, Edgar G. Ulmer, 1934Le sadique, Without warning, Arnold Laven, 1952 »
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  • Commentaires

    1
    Vendredi 16 Avril 2021 à 17:39

    Bonjour,

    J'ai mis en ligne un dossier sur les mafias (films et livres) et j'ai naturellement ajouté votre compte-rendu : http://el.coyotito.free.fr/ARCHIVES/CINEMA/LIENS/Mafias.rtf

    Serge

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