• Luigi Bazzoni & Franco Rossellini, La femme du lac, La donna del lago, 1965

    Luigi Bazzoni & Franco Rossellini, La femme du lac, La donna del lago, 1965  

    A cause de la date de sa réalisation, ce film est considéré comme un des fondements du giallo. C’est toujours délicat de noter le point de départ d’un genre. C’est l’adaptation d’un ouvrage de Giovanni Comisso. Un écrivain réputé en Italie, mais je crois jamais traduit en français, sauf en ce qui concerne ses ouvrages historique sur Venise dont il était originaire, sans doute cela est dû à son passé fasciste. Son œuvre est très abondante, commentée, faites de romans, de poésie et de récits d’aventures.  Il fut aussi pendant longtemps journaliste. Le titre de l’ouvrage, écrit au début des années soixante, renvoie au roman de Raymond Chandler, Lady in the Lake, une des aventures emblématiques de Philip Marlowe. Le film est conjointement signé Luigi Bazzoni & Franco Rossellini, mais il semble bien que ce soit l’œuvre principalement du premier nommé. Rossellini apportant sans doute une aide plus technique à la réalisation. L’œuvre cinématographique de Bazzoni est plutôt restreinte et se caractérise à la fois par une incursion dans les formes populaires, giallo et western spaghetti, et toujours par un côté étrange. Luigi Bazzoni qui se classait plutôt politiquement à gauche, avait un point commun avec Giovanni Comisso, son homosexualité affichée. Mais cela n’a pas grand-chose à voir avec le film. Le sujet aurait-été démarqué d’une série de meurtres bien réels qui auraient eu lieu entre 1933 et 1946 près du lac d’Alleghe. 

    Luigi Bazzoni & Franco Rossellini, La femme du lac, La donna del lago, 1965 

    Bernard est un écrivain dépressif qui rompt avec sa fiancée sans trop savoir pourquoi. Pour se ressourcer et continuer à écrire, il se réfugie dans un hôtel près du lac d’Alleghe, un hôtel où il a ses habitudes et où on le connait. Il s’y rend en hiver, quand il n’y a pas de touristes. Mais en réalité il est motivé par tout autre chose, il veut retrouver une femme dont la beauté l’a frappé, une certaine Tilde qui travaillait comme servante dans l’hôtel. Il croit la reconnaitre dans une femme qui porte le même manteau que Tilde, mais c’est Irma, la fille du patron de l’hôtel. Mais alors qu’il hésite à demander ce qu’elle est devenue, c’est Enrico, le patron de l’hôtel, qui le renseigne, Tilde est morte. Certains lui parlent d’un suicide. Cependant, le photographe Francesco qu’il connait lui parle de tout autre chose. Elle aurait été assassinée à coups de rasoir ! Mais plus encore, le négatif d’une photo semble montrer qu’elle était enceinte. Cette nouvelle perturbe encore plus Bernard qui commence à soupçonner qu’Enrico avait mis Tilde enceinte et que peut-être il l’aurait tuée. Le patron de l’hôtel du lac a un fils, Mario, qui semble avoir fait un mauvais mariage avec une certaine Adriana, une étrangère qui semble un peu dérangée. Le soir, tard, il observe par sa fenêtre une femme qui est drapée dans le même manteau qu’Adriana. Que cherche-t-elle en se promenant au bord du lac ? 

    Luigi Bazzoni & Franco Rossellini, La femme du lac, La donna del lago, 1965

    Bernard retrouve l’hôtel du lac où il a l’habitude de descendre 

    Bernard rêve que Francesco l’amène sur le lac et lui montre de loin une maison avec une femme devant la porte qui semble être Adriana ou Tilde. Mais Francesco en fait se contente de l’accompagner voir le père de Tilde pensant que peut-être celui-ci lui dira ce qu’il sait sur la mort de sa fille. Adriana qui loge en face de la chambre de Bernard tente de lui faire passer un message par la fenêtre. Mais il ne trouve pas le message. Peu de temps après on retrouve Adriana morte, noyée. Bernard doit aller reconnaitre le corps avec l’inspecteur. Pendant que les funérailles se déroulent sous une forte pluie, Bernard fouille le bureau d’Enrico et trouve le message d’Adriana déchiré. Enrico se sent très mal, et il rentre rapidement à l’hôtel où Bernard le surprend en train de pleurer la mort de Tilde. Bernard se demande maintenant si Tilde n’était pas plutôt la maitresse de Mario, le mari d’Adriana. L’hôtel est assez vide maintenant, et devant l’effondrement de son père, Irma décide de fermer l’hôtel et demande à Bernard de partir. Avant de partir, Mario demande à lui parler. Mais il veut d’abord voir Francesco qui semble s’enfuir. Il essaie de le rattraper au train, mais c’est trop tard. Au retour Mario lui avoue qu’il a été lui aussi l’amant de Tilde et qu’il n’a pas voulu l’épouser alors qu’elle était enceinte, peut-être de lui, ou peut-être de son père. Le soir, au bord du lac, il retrouve Irma qu’il a prise pour Adriana parce qu’elle porte son manteau. Celle-ci est couverte de sang. Mais elle avoue avoir tué Tilde avant de s’enfuir. Bernard revient à l’hôtel et trouve Mario et Enrico égorgés à coups de rasoir, baignant dans une mare de sang. Irma s’est jetée dans le lac, l’affaire est close et Bernard peut retourner chez lui après avoir fait une déclaration à la police. 

    Luigi Bazzoni & Franco Rossellini, La femme du lac, La donna del lago, 1965

    Bernard part à la recherche de Tilde 

    C’est donc bien un giallo, un giallo d’atmosphère, un peu comme plus tard La casa dalle finestre che ridono de Pupi Avati[1]. Mais aussi on pourrait le comparer aussi à Fantasma d'amore, le très beau film de Dino Risi qui date lui de 1981, pour cette atmosphère hivernale et dépressive, loin du soleil de l’Italie. Les rues sont vides, noyées de pluie ou de brouillard. Dans ces trois cas on retrouve cette idée d’un dédoublement de la réalité qui empêche de savoir ce qui ressort de la vérité de ce qui ressort du fantasme. L’histoire est menée du point de vue de Bernard, et il fait face à une police qui cherche surtout à ne pas faire de vagues et à donner une solution simple aux problèmes criminels qu’elle doit résoudre. On a dit que ce film, influencé par Antonioni, se terminait d’une manière trop simpliste avec la trop évidente culpabilité d’Irma. Mais la fin du film est plus ambiguë que cela : n’est-ce pas au fond Bernard qui a tué toute la famille d’Enrico pour venger Tilde ? N’est-il pas lui-même dérangé au point de devenir un assassin ? Le policier fait trop facilement confiance au témoignage de Bernard, c’est seulement sur celui-ci que repose la preuve de la culpabilité d’Irma. Peut-être est-ce lui qui a noyé Irma ? Le spectateur a donc le choix de croire Bernard ou au contraire de supposer qu’il est le coupable. On pourrait même imaginer que Francesco s’en va si vite de la proximité du lac parce qu’il a peur de Bernard et qu’il a compris qu’il était un assassin, un malade. 

    Luigi Bazzoni & Franco Rossellini, La femme du lac, La donna del lago, 1965

    Enrico lui apprend que Tilde est morte 

    L’intrigue est ficelée autour d’une famille qui a peur pour son honneur et qui n’arrive pas à dépasser cette idée et donc qui serait peu sensible aux dégâts que cela peut bien engendrer. Mais plus cette famille s’accroche à son nom et à son honneur, et plus elle se délite. Le péché originel est dans le fait que le père et le fils se partagent, en le sachant plus ou moins, la femme de chambre Tilde qui les fait chanter. Dès lors on se demande si la haine d’Irma n’est pas motivée par le fait que Tilde risque de mettre la main dessus l’hôtel et d’en devenir la maîtresse. Les portraits d’Irma et d’Enrico sont assez développés, mais curieusement celui de Mario est négligé. On ne sait pas très bien ce qu’il veut, s’il aime Tilde, et surtout quels sont les rapports qu’il entretient avec sa femme. Celle-ci est présentée comme étrangère, soit une pièce rapportée sur la famille. Elle semble être prisonnière, surveillée étroitement pour qu’elle ne parle pas. Le flou savamment entretenu sur cette famille bizarre est le résultat de la perception de la réalité par Bernard. On semble comprendre que celui-ci souffre d’une solitude maladive… qu’en même temps il recherche ! L’intrigue volontairement laisse des trous. Quand Irma prend tour à tour le manteau de Tilde, puis celui d’Adriana, elle prend la personnalité des femmes que son frère et son père ont aimé. Elle prend leur place et refuse que même leur souvenir puisse prendre la sienne, du moins celle à laquelle elle pense avoir droit. Mario, lui, est considéré par son père comme un incapable qu’il est obligé de soutenir en lui donnant la possibilité d’exercer le métier de boucher. 

    Luigi Bazzoni & Franco Rossellini, La femme du lac, La donna del lago, 1965

    Francesco montre une photo à Bernard qui montre que Tilde était enceinte 

    Les décors sont humides. Tout est placé sous le signe de l’eau et du froid, ce froid qui rendra finalement Bernard malade physiquement. Dès le départ on se demande si le lac, cette étendue d’eau relativement immobile n’est pas une forme de thérapie pour Bernard. Mais cette masse liquide dissout également toutes les formes de vie qu’elle absorbe. On ne retrouvera pas le corps d’Irma. Les habitants de la petite ville ressemblent à des fantômes, ils passent vite, emmitouflés dans leurs habits d’hiver. Ils sont seulement des éléments du décor. Même le père de Tilde qui hurla sa peine lorsqu’il est ivre, est incapable de dire quoi que ce soit et de communiquer, il reste cloitré dans sa cabane. La seule personne qui parait vivante, c’est Francesco, mais celui-ci va prendre la fuite. Bernard perd la raison, mélangeant ses rêves avec la réalité, au point de ne plus savoir où se trouve la réalité. 

    Luigi Bazzoni & Franco Rossellini, La femme du lac, La donna del lago, 1965

    Près du lac une femme qui semble être Adriana se promène tard le soir 

    L’hôtel va être beaucoup plus qu’un décor, ses longs couloirs déserts dessinent comme un labyrinthe où Bernard semble se perdre. Il se trouve en permanence isolé derrière des vitres fermées, comme s’il n’arrivait pas à pénétrer dans le monde de la réalité. Il assiste de loin, muet, à des événements étranges sur lesquels il n’a apparemment aucune prise. Il se place au-dessus de la violence qu’il perçoit, mais aussi dans une position où il peut s’en laver les mains, comme s’il cherchait un nouveau sujet pour un nouveau roman. Ce sujet il le trouve avec Tilde qui est juste une idée, une femme avec qui il n’a jamais eu aucune relation mais dont la beauté l’a ému. C’est à partir de là qu’il l’invente. Et il ne supporte pas de comprendre qu’elle lui échappe parce qu’elle fait chanter la famille d’Enrico. Vis-à-vis de ce fantôme, il a la position névrotique de Baudelaire exprimée dans son poème A une passante :

    Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,

    Ô toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais !

    En vérité s’il aime Tilde passionément, il aime beaucoup plus inventer ce qu’elle aurait dû être pour lui, sans considération pour ce qu’elle est véritablement. Nous sommes toujours dans le domaine de la vie rêvée.

    Luigi Bazzoni & Franco Rossellini, La femme du lac, La donna del lago, 1965

    Avec ses jumelles Francesco montre à Bernard une maison avec devant une femme 

    La réussite de ce film tient d’abord à l’esthétique singulière qu’il développe. La photo joue un grand rôle. D’abord parce qu’elle est un élément de l’intrigue quand Francesco montre ce négatif qui représente Tilde supposée enceinte. Mais la manière de photographier le film est singulière. Il faut souligner ici l’excellent travail de Leonida Barboni, un directeur de la photo qui a beaucoup travaillé avec Pietro Germi sur ses films en  noir et blanc, mais aussi avec des grands réalisateurs comme Mauro Bolognini ou Mario Monicelli, ces réalisateurs qui ont su poétiser la réalité matérielle l’entraînant vers le rêve ou le cauchemar.  

    Luigi Bazzoni & Franco Rossellini, La femme du lac, La donna del lago, 1965

    Le père de Tilde est ivre et ne peut répondre aux questions de Bernard

    Par exemple on utilisera la surexposition à la lumière pour montrer l’irréalité de la situation. Tous les éléments de l’enquête qui sont vécus dans l’imagination de Bernard, ressortent de cette forme. Mais cette surexposition est aussi utilisée quand Bernard ne comprend pas ou qu’il refuse de voir, par exemple la visite qu’il fait avec le policier à la morgue, la surexposition ajoutant ainsi une froideur supplémentaire aux lieux naturellement hostiles. Il utilise également dans ses souvenirs une même scène recommencée plusieurs fois, par exemple lorsqu’il se rappelle de Tilde, on a l’impression qu’elle tombe. Cela incline à comprendre ces scènes comme une forme de dédoublement de la personnalité confuse de Bernard et accroît le trouble. 

    Luigi Bazzoni & Franco Rossellini, La femme du lac, La donna del lago, 1965

    Adriana tente de faire passer un message à Bernard 

    Le montage est plutôt rapide, même quand il s’agit de scène qui se déroulent lentement, c’est le cas des funérailles ou des longues traversées des couloirs de l’hôtel ou de la morgue. Il n’y a pas de laisser-aller, et les gros plans des visages sont toujours en rapport avec l’expression des personnages, mais aussi avec les plans d’ensemble dans lesquels ils se trouvent insérés. La réalisation est très épurée et cette simplicité est adéquate avec la volonté poétique manifestée. 

    Luigi Bazzoni & Franco Rossellini, La femme du lac, La donna del lago, 1965

    Le policier l’amène reconnaitre le corps d’Adriana 

    C’est un film a tout petit budget, tourné dans des décors naturels. Curieusement l’interprétation est bonne, juste. Le héros de cette sombre histoire, Bernard, est interprété par Peter Baldwin dont c’est je crois le rôle le plus important au cinéma. C’était surtout un acteur de télévision. Il est bien, sans plus. Mais il tient sa place. Le cinéma italien n’avait pas assez d’acteurs, et utilisait aussi des acteurs étrangers, français ou américains, parce qu’ils visaient aussi les marchés à l’exportation. Ensuite on trouve l’excellente Valentina Cortese. A cette époque elle était un peu en perte de vitesse, ce qui veut dire que son cachet n’était pas élevé. Elle tient le rôle d’Irma qu’on pourrait dire double, elle est la douleur et en même temps la rage. Virna Lisi n'a pas un rôle très important, mais elle illumine de sa beauté la détermination de Tilde dans l’entreprise de destruction de la famille de ses patrons. Philippe Leroy qui commençait à peine une carrière en Italie tient le rôle de Mario, le boucher, il est présent, mais n’a rien de remarquable. 

    Luigi Bazzoni & Franco Rossellini, La femme du lac, La donna del lago, 1965

    Les funérailles d’Adriana sont mouvementées 

    Les seconds rôles sont excellents. Piero Anchisi est Francesco le photographe ambigu qui guide et manipule Bernard, avant de prendre le large. Il est très bon. Salvo Randone tient le rôle d’Enrico, le patron de l’hôtel avec beaucoup de finesse, même quand il pleure, ou encore quand il doit avaler les rebuffades de Bernard. Pia Lindström incarne Adriana. Elle était la première fille d’Ingrid Bergman, son rôle est un peu étroit, mais elle est remarquable et on se demande pourquoi elle n’a pas fait une meilleure carrière en dehors de ce film et de quelques apparitions à la télévision. 

    Luigi Bazzoni & Franco Rossellini, La femme du lac, La donna del lago, 1965

    Irma annonce à Bernard qu’elle va fermer l’hôtel 

    Je ne sais pas quel succès ce film a eu à sa sortie, on dit que oui, suffisamment pour couvrir ses frais, et il semble avoir été assez peu distribué en France. Mais il est devenu un peu une référence dans l’archéologie du giallo. Il est donc très bon, et sa bonne réputation est justifiée, et la musique de Renzo Rossellini, le frère de Roberto le réalisateur, est un excellent accompagnement qui rajoute à l’angoisse et à la solitude du héros. Renzo était aussi le père de Franco Rossellini qui signe le film avec Bazzoni. 

    Luigi Bazzoni & Franco Rossellini, La femme du lac, La donna del lago, 1965

    Francesco est parti, Bernard tente de le rattraper 

    Artus en a ressorti en 2022 une bonne version Blu ray, avec une présentation d’Emmanuel le Gagne. L’image est belle, respectant le format large initial. Je ne sais pas pourquoi mais ils ont utilisé le titre de La possédée du lac, titre qui n’a pas beaucoup à voir avec le film, mais ils n’ont attribué ce film qu’au seul Luigi Bazzoni. 

    Luigi Bazzoni & Franco Rossellini, La femme du lac, La donna del lago, 1965

      

    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/la-maison-aux-fenetres-qui-rient-la-casa-dalle-finestre-che-ridono-pup-a213042705

    « Denitza Bantcheva, Alain Delon, amours et mémoires, Editions de La Martinière, 2023.Journée noire pour un bélier, Giornata nera per l’ariete, Luigi Bazzoni, 1971 »
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