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The man I love, Raoul Walsh, 1947
L’affiche est superbe dans ce style typique de la seconde moitié des années quarante. Le très bon succès de Whistle stop a entraîné l’adaptation d’un autre roman de Maritta Wolff. La Warner avait acheté Night shift pour la somme énorme à cette époque-là de 25 000 dollars, preuve de la confiance que les studios accordaient au travail de Maritta Wolff. Comme on va le voir, il y a une parenté thématique entre les deux films, celle-ci repose sur l’idée que l’amour est une maladie qui se soigne difficilement, le thème qui tient à cœur de cet auteur, c’est je t’ai dans la peau. Mais il y a toujours aussi les difficultés dans la famille, famille, je vous hais ! Bien entendu, le film est beaucoup moins sulfureux que le livre, gommant les aspects les plus scabreux, notamment sur le plan des attirance sexuelles. Le milieu que le film décrit est cependant celui d’une femme qui en se déplaçant en arrive à fréquenter des gens infréquentables. Ici il s’agit du milieu de la musique, et pas n’importe quelle musique puisque c’est celle de Gershwin, ce grand musicien qui fit se réconcilier la musique du peuple avec celle des classes supérieures. L’immense popularité de ce musicien s’est traduite dans le fait qu’il a donné des dizaines de standards que les jazzmen et les artistes de variétés ont repris pendant des décennies, faisant émerger une nouvelle forme musicale. C’était déjà le troisième film qu’Ida Lupino tournait avec Raoul Walsh. Auparavant elle avait fait, en 1940, They drive by night et High sierra en 1941. Dans ces deux excellents films qui contribuèrent à l’éclosion du film noir dans son cycle classique, elle avait Humphrey Bogart pour partenaire. Pourtant ce film ne devait pas être tourné avec elle, la Warner avait prévu que les deux vedettes du film seraient Humphrey Bogart – toujours lui – à la place de Bruce Bennet et Ann Sheridan dans le rôle que tient Ida Lupino. Cependant, The man I love n’est pas un film noir, même si certains le classent dans ce genre. Il s‘agît plutôt d’une romance sans issue. Ce film a été diversement apprécié en son temps, mais il a aujourd’hui une bonne réputation. Martin Scorsese dont la cinéphilie est incontestable, non seulement trouvait ce film excellent, mais il affirma s’en être inspiré pour son film New York, New York. On dit que sur le scénario du film W. R. Burnett que Raoul Walsh appréciait, aurait beaucoup travaillé.
Petey Brown est une chanteuse de jazz qui aime chanter The man I love. Malgré son succès, elle quitte New York pour aller rendre visite à sa famille à Los Angeles. Deux de ses sœurs sont mariées, son frère, Joe, travaille pour Nicky Toresca, un patron de boîte de nuit prospère qui saute sur toutes les femmes qui passent à sa portée et qui traficote un petit peu. Sally a son mari à l’hôpital psychiatrique, consécutivement aux traumatismes de la guerre. Mais Nicky se fait lourd avec elle. La plus jeune sœur, Virginia, a du mal à se trouver un mari à cause de sa timidité. Lorsque Petey arrive, elle est accueillie à bras ouverts, mais il y a beaucoup de tensions dans la famille. Joe semble filer du mauvais coton en s’abouchant avec Nicky, et Gloria ne veut pas s’occuper de ses enfants. Petey qui est un peu dans le rôle du chef de famille, va trouver un travail de chanteuse chez Nicky Toresca, avec qui elle a une liaison un peu poussée. Le hasard fait bien les choses, Joe est mêlé à une bagarre, mais il échappe aux poursuites car un individu a été retenu à sa place par la police. Petey n’est pas contente, elle va payer l’amende de 50$. Elle tombe amoureuse de lui, mais il a l’air plutôt dépressif et l’abandonne à son sort. Plus tard, elle va le revoir et comprendre qu’il s’agit d’un pianiste assez célèbre dans le temps, San Thomas. Il lui joue des improvisations sur The man I love. Ils commencent à avoir une liaison. Mais rien n’est simple, en fait il ne peut pas oublier la femme riche et capricieuse que jadis il a aimé, à cause d’elle il s’est embarqué sur des paquebots, il a abandonné la musique. Gloria qui trompe son mari à qui mieux mieux, va cependant trouver la mort dans un accident stupide lorsque Joe sur les ordres de Nicky va la ramener chez elle pour éviter le scandale, intimant l’ordre à Nicky d’aller s’expliquer avec la police. Johnny veut se venger de Nicky et tente de le tuer. Mais Petey s’interpose et le gifle pour le ramener à la raison. San Thomas qui n’a pas surmonté ses désillusions, quitte Petey et s’en va sur son paquebot. Petey pleure beaucoup et décide de repartir peut-être pour Chicago. Sally a retrouvé son mari qui est enfin sorti de l’hôpital psychiatrique. Et il semble que Johnny va se consoler avec la jeune sœur de Petey, Virginia.
Petey chante sa chanson favorite, The man I love
L’histoire n’a rien de criminel, ni de près, ni de loin. Il est juste évoqué les louches combines de Nicky et des allusions au fait que Joe ferait mieux de s’éloigner de son patron. C’est maigre. Nicky n’est même pas un dur, ni un demi-dur. Il est même lâche, dans les escaliers, il faudra que ce soit Petey qui le sauve quand Johnny veut le tuer. On remarquera que si tous ces personnages sont un peu dépressifs, les hommes sont bien plus à la ramasse que les femmes, ils jouent les durs, mais ils ne tiennent pas la route. Nicky est peureux, San Thomas pleurniche sur ses amours passés, Johnny n’arrive pas à surveiller sa femme, quand au mari de Sally il est parti chez les fous. En quelque sorte cela reflète très bien l’atmosphère de l’immédiate après-guerre : les femmes ont tout supporté, le travail, les enfants, les difficultés de toutes sortes, et maintenant elles aimeraient avoir un peu de paix, qu’on s’occupe d’elles. Petey est à la recherche de l’amour. Mais d’après ce qu’on comprend, elle collectionne les bras cassés, les bons-à-rien. On l’a compris la tonalité du film est totalement mortifère, et la fin ne laisse guère d’espoir au spectateur. Il est très curieux que la Warner finance un tel film, aussi fermé qu’un tombeau. Dans les films noirs que ce studio finançait dans les années quarante, certes les gangsters étaient punis, parfois au-delà de ce qu’ils méritaient, mais dans l’ensemble la société retrouvait un certain équilibre. Ici ce n’est pas le cas, tout restera suspendu.
Petey parle à Sally de ses problèmes
L’atmosphère est celle du peuple de la nuit qui fréquente les cabarets enfumés et se laisse aller à l’alcool et à une sorte de jazz mélancolique. Si Petey tombe amoureuse de San Thomas, c’est à la fois parce qu’il est un bon musicien, et qu’il est alcoolique. Nicky, un peu trop propre sur lui, ne l’intéresse pas vraiment, elle s’en sert simplement. C’est tout juste si ce film ne nous fait pas la promotion de l’alcool et du tabac comme dérivatif nécessaire au mal de vivre qui ravage le pays ! Mais évidemment leur romance tourne court parce qu’ils sont incapables du moindre effort sur eux-mêmes, trop occupés qu’ils sont à penser à leur mal, ils ne voient pas les autres. San Thomas fuit, son ex-femme, son passé et le succès potentiel qu’il pourrait obtenir dans ma musique, mais plus vraisemblablement il fuit lui-même dans une forme de suicide, se refusant à réussir quelque chose, dans quelque domaine que ce soit. Il passe son temps à se débiner, à se prouver qu’il est nul. Il est l’inverse de Nicky. Celui-là au contraire est très satisfait de sa personne, de ses costumes et des gonzesses qu’il ramasse dans sa boîte. San Thomas est un looser, Nicky est un winner, un chef d’entreprise en quelque sorte. Le premier est voué à la misère, et si elle ne vient pas à lui, il ira la chercher jusqu’au bout du monde ! Petey qui elle aussi est fui en permanence, est d’abord amoureuse des mains de San Thomas plus que de l’homme. Supposant que s’il joue si bien du piano, il saura lui donner des caresses savantes. Pour avoir confondu les deux et cru qu’elle pourrait se l’attacher, elle sera forcément déçue.
Nicky Toresca a le béguin pour Petey
C’est un film en musique, du jazz, bien qu’on ne voie aucun musicien noir dans le film, alors qu’à cette époque, on commençait à en voir partout, mais le cinéma était en retard. Il la musique qui est présentée n’est pas vraiment du jazz, c’est un peu jazzy. Mais cela suffit pour présenter le jazz comme la musique du malheur, celle qu’on écoute en se saoulant et ressassant un passé amer. Mais en même temps c’est l’idée que la musique est une solution pour affronter les vicissitudes de l’existence. L’autre méthode c’est de partir sur un bateau. On trouve beaucoup de films dans les années quarante, et particulièrement dans le genre noir qui mettent en scène cette fausse liberté qui consiste à partir. Par exemple, Johnny Angel, que j’ai commenté récemment[1]. Ou encore The seawolf de Michael Curtiz avec déjà Ida Lupino et l’excellent John Garfield, d’après un roman de Jack London. Le bateau est l’illusion de la liberté, mais en réalité c’est une autre prison.
Petey paye l’amende de San Thomas
Petey voit sa romance s’enrayer à cause d’une ancienne liaison qui empêche San Thomas d’aimer. Celui-ci se moque d’ailleurs de cette idée de quête du bonheur. A cette idée moderne, il oppose son propre goût du malheur, il l’entretient et l’embellit comme une nécessité organique et poétique. On comprend dans ce film que la liberté d’aimer qui on veut est peut-être un droit, mais que ce droit est très limité. Petey va se révéler jalouse quand elle voit que San Thomas lui échappe, aussi bien parce qu’il reste enfermé dans l’utopie de son ancienne passion, que parce qu’il refuse le fait que Petey s’occupe de lui et lui mette la main dessus. Mais celle-ci n’est pas la seule à prétendre à la poursuite hédoniste du bonheur, voilà Gloria, elle en a marre de rester dans son appartement, à s’occuper de ses gosses, elle veut autre chose. Les paillettes l’intéressent, la musique et l’alcool aussi, même si les deux la rendent malade. Les filles sont attirées par les musiciens, l’alcool, la nuit. Récusant la vie ordinaire, elles préfèrent l’incertitude filandreuse des rêves à la certitude d’une vie fade et amère. Evidemment le décalage qui existe entre le rêve et la réalité ne peut produire que des catastrophes. Mais ces filles, à commencer par Petey, assument aussi les catastrophes qui ne manqueront pas d’advenir.
Petey aime les improvisations de San Thomas sur The man I Love
La mise en scène de Raoul Walsh est très vigoureuse, il arrive à intéresser le spectateur à une histoire qui au fond ne contient pas de rebondissements. Je ne sais pas ce qui s’est passé, mais dans la version que je possède, il semble manquer quelque chose, comme si le film avait été amputé d’une partie de ses explications. En effet après la mort de Gloria tout rentre dans l’ordre, tout soudain on retrouve Roy, le soldat malade et jaloux, qui ne fait plus de crise et qui est soudain redevenu lui-même, un mari attentionné et un bon père, fier de ses médailles. Gloria semble aussi avoir disparu des souvenirs. Cette fin téléphonée semble rapportée, trop précipitée, et jure avec l’état mental de Petey qui a quitté dans le désespoir San Thomas. A vue de nez je dirais que cette fin a été imposée par le studio afin de ne pas trop déprimer le spectateur, après tout, me film aurait pu se terminer sur la rupture entre Petey et San Thomas. Mais c’est un détail. La mise en scène contient de beaux instants d’émotion, bien entendu la scène de la séparation quand Petey s’éloigne et qu’elle est filmée en gros plan, de face, en train de marcher, avec un travelling arrière. Également il y a la scène dans les escaliers qui mènent à l’appartement de Nicky, quand Petey désarme Johnny qui menace de tuer le patron de la boîte de nuit, qu’elle le gifle et le renvoie à son foyer. Plus généralement c’est filmé au plus près, avec peu de mouvements d’appareil, le rythme étant donné par le montage et non par les mouvements d’appareil. Les décors sont faits à l’économie, il y a très peu d’espaces pour faire bouger la caméra. Il s’ensuit que Walsh multiplie les gros plans, et cela finit par donner une allure claustrophobique à l’ensemble. Mais au fond ça va bien avec cet univers un peu misérable dans lequel l’histoire évolue.
Petey explique à Nicky qu’elle ne veut plus rien avoir à faire avec lui
Ce n’est pas un film à petit budget, la riche distribution en atteste. Le premier rôle qui domine tout le film c’est Ida Lupino. Le film est fait pour elle. C’était une très bonne actrice, certains ont voulu voir dans The man I love son meilleur rôle. Je ne sais pas si c’est exact, il y a beaucoup de films où elle joue à fond ses personnages. Ce n’était pas une actrice particulièrement sexy, mais elle avait le charme de ces femmes qui ont vécu mille défaites. On dit que pour elle le tournage a été très pénible, la chaleur qui régnait sur le plateau, et la robe du soir très serrée qu’elle portait en serait l’origine, elle se serait même évanouie ce qui fit perdre des milliers de dollars à la Warner, le docteur lui interdisant de reprendre le travail rapidement[2]. C’est une actrice un peu oubliée, qu’on redécouvre de temps en temps, l’été dernier, on a fait une rétrospective de ses films à la cinémathèque, ce qui nous a permis d’en revoir certains qu’on connaissait bien en salle, ce qui est toujours mieux que de les voir sur son téléviseur de salon. En 1947, je pense qu’elle était à son sommet. Je dois dire que tous les acteurs sont excellents. Son rôle ressemble un peu à celui de Virginia Mayo dans Colorado territory, ce qui n’est pas étonnant puisqu’il s’agissait d’un remake de High Sierra dans lequel elle donnait la répliquez à Humphrey Bogart. Dans la réalité, Ida Lupino s’intéressait beaucoup aux chansons ce qui explique qu’elle s’attacha à ce rôle, elle-même en écrira un certain nombre sous le pseudonyme de William Threely. Pour les chansons, elle est doublée par la chanteuse Peg la Centra, ce qui ne lui a pas plu. Dans Road house, tourné l’année suivante par Jean Négulesco, un vrai film noir cette fois[3], elle jouera encore une chanteuse ballotée par la vie et chantera elle-même les chansons qui sont rattachées à son rôle, avec cette voix grave, un peu cassée par trop de cigarettes.
Johnny n’aime pas qu’on dise du mal de sa femme
Robert Alda dans le rôle de Nicky l’embrouille est très cauteleux, très élégant, mais terrible de vulgarité et de grossièreté, il est excellent ! Rappelons que deux ans auparavant il avait joué le rôle de George Gershwin dans Rhapsody in blue d’Irving rapper. Bruce Bennett, de son vrai nom Herman Brix, avait débuté dans le rôle de Tarzan, comme c’était un peu trop connoté, il changea de nom pour le cinéma. Il est San Thomas avec fièvre et dégout de lui-même. Ça le change de ses rôles d’aventurier ou de brute épaisse. C’était un ancien athlète, médaille d’argent de lancer de poids aux Jeux Olympiques de 1928. Il était aussi bon pianiste. Il n’a joué que des rôles assez secondaires, on le remarqua toutefois aux côtés d’Humphrey Bogart dans plusieurs films dont The treasure of the Sierra Madre. Il abandonnera le cinéma – à moins que ce soit le cinéma qui l’ait abandonné – pour se reconvertir dans les petites affaires. Il mourut un peu plus que centenaire, estimant que le cinéma ne l’avait pas gâté.Les rôles féminins sont particulièrement soignés, Andrea King est Sally, la sœur dévouée et honnête qui attend le retour de son mari fada. Elle a beaucoup de puissance dans son jeu et forme un duo intéressant avec Isa Lupino. Don McGuire est le malheureux mari de Gloria, il est remarquable de justesse dans un rôle qui n’est pas très facile, et en plus il se fait donner des baffes par Ida Lupino ! Warner avait une quantité de seconds rôles de grande qualité, comme Alan Hale qui joue ici l’homme de barre de Nicky, Rilley, vieux libidineux, il court après toutes les filles, avec toutefois assez peu de succès, ce qui semble le faire marrer.
Nicky demande à Joe de le débarrasser de la femme de Johnny O’Connor
C’est un très bon film dans l’ensemble, malgré le manque de rebondissements, il traite d’un drame, mais en évitant le mélo. La critique ne fut pas tendre avec ce film, ce qui entraîna Warner à en repousser la sortie jusqu’en 1948. Avec une bonne musique dans la tête, cette lancinante rengaine de The man I love. Je ne sais pas ce qu’il en est ailleurs, mais la copie que Warner fait circuler en DVD n’est pas bonne, elle est très sombre et manque de contrastes, je ne peux pas croire que la Warner n’avait pas de bons techniciens pour éclairer suffisamment le film. Cette version possède un son assez médiocre ce qui est gênant pour un film dont la partie musicale fait corps avec l’histoire. Il serait bon d’en ressortir une copie un peu propre pour aider les jeunes gens à comprendre ce que c’était que le cinéma à l’âge d’or d’Hollywood, avant la télévision.
Petey gifle Johnny qui veut tuer Nicky
Petey demande à Nicky d’aller parler à la police
San Thomas s’embraque pour une destination lointaine
« Tragique rendez-vous, Whistle stop, Leonide Moguy, 1946Jim Tully, Du sang sur la lune [1931], Le sonneur, 2021 »
Tags : Raoul Walsh, Ida Lupino, Robert Alda, Andra King, Bruce Bennett, film semi-noir
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