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Alphonse Boudard, Le vin quotidien, éditions du May, 1993
Raconter le vin n’est pas à la portée du premier venu. Sur ce thème il y avait déjà l’excellent ouvrage de Robert Giraud, Le vin des rues, paru en 1955 aux éditions Denoël, ouvrage sur lequel Boudard ne tarissait pas d’éloges. Tous les deux avaient en commun cette passion de raconter des histoires et de fréquenter les bistrots un peu partout dans Paris, ils avaient aussi le même goût pour la langue et ses formes argotiques. Mais entre les deux livres il y a presque vingt d’écart et vingt c’est beaucoup dans la transformation de la France et de Paris. Quand Boudard écrit Le vin quotidien, Paris n’est plus tout à fait Paris et on pourrait même dire que le vin a du mal à exister parce qu’il est devenu un objet de savantes discussions entre cuistres. La première impression que nous fait ce petit ouvrage, abondamment illustré, c’est d’une défense de la mémoire du vin, une sorte de livre d’histoire. Le titre renvoie au pain quotidien, puisqu’on sait que le pain et le vin sont des symboles bibliques très forts de la vie elle-même et aussi du partage et de la prospérité. Boudard qui n’était pas à l’évidence une punaisse de sacristie, connaissait tout ça. Et donc évidemment le vin existant depuis la nuit des temps, il a forcément épousé les contours de l’histoire des mœurs et des mentalités.
Au-delà de célébrer le vin comme une forme d’hédonisme et de joie, Boudard nous parle sans le dire de sa forme marchande et de sa mise en scène qui va avec. Il va donc passer un certain temps à réfuter cette idée selon laquelle on doit boire tel vin avec le fromage ou le poisson, ou encore l’idée saugrenue pour le coup d’un vin rouge qui se boierait seulement chambré, à température ambiante. Toutes ces choses qui l'énerve à juste titre puisqu'elles reviennent à vider le vin de son sens de partage et d’amitié. Il ne va pas jusqu’à rapprocher cette critique de la mise en spectacle du vin avec la disparition progressive des bistrots. Mais on lit ça en filigrane de son petit discours. Ceci dit Alphonse Boudard n’était pas un soiffard, ni un pied de vigne, pas du genre Antoine Blondin à rouler sous la table. Il précisera d’ailleurs que sur le plan des quantités de vin qu’on peut ingurgiter, il faut à chacun connaître ses limites. On boit pour des tas de raisons. Parmi lesquelles on relèvera celle de se torcher la gueule pour atteindre un état qui vous situe au-delà de la réalité immédiate. Guy Debord écrira dans Panégiryque : « J'ai d'abord aimé, comme tout le monde, l'effet de la légère ivresse, puis très bientôt j'ai aimé ce qui est au-delà de la violente ivresse, quand on a franchi ce stade : une paix magnifique et terrible, le vrai goût du passage du temps. » Dans Les fleurs du mal Baudelaire célèbre le vin sous toute ses formes dans au moins cinq poèmes, dont le fameux Le vin de l’assassin. Dans Le spleen de Paris il écrira, « Il faut être toujours ivre. Tout est là : c'est l'unique question. Pour ne pas sentir l'horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve. Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous. » Mais ce scepticisme n’est pas vraiment dans le caractère de Boudard.
L’ensemble de l’ouvrage est très nostalgique, d’ailleurs l’abondante iconographie en noir et blanc ne présente aucune image moderne. Ce n’est pas un hasard puisque dès les années soixante les bistrots disparaissent, mais aussi les conditions de culture de la vigne et de la vinification. L’ouvrage est en rapport direct avec les classes populaires, le travail, mais aussi le bistrot et le vin comme loisir. Comme les Halles ont été massacrées, Bercy le sera aussi, les entreprises qui traficotaient dans le pinard seront remplacées par le très horrible ministère de l’économie, peuplé d’un ramassis de canailles. Dans les deux cas en détruisant ces deux célèbres marchés, on a détruit aussi toute la vie qui allait avec, les bistrots, les restaurants, les putes. Comme on le comprend le drame s’est noué quand on s’est mêlé d’intervenir contre l’alcool au nom de l’hygiène et de l’équilibre des comptes de la Sécurité sociale. Comme Boudard, je ne défendrais pas l’idée qu’il faille se torcher en permanence pour vivre un peu, mais plutôt cette idée qu’on combat le vin pour des raisons qui tiennent plus à la recherche d’un contrôle social que de l’hygiène. Du coup cette croisade bourgeoise contre le vin prolétaire a produit cette religion factice du vin. Comme si seulement les vins chers et chics devaient avoir droit de citer, et comme si pour boire on devait s’en tenir uniquement au mariage des goûts au cours d’un bon repas ou des fêtes familiales. Mais ce n’est pas un hasard si le vin et la manière de le boire sont plus particulièrement associés à l’esprit français.
Lutter contre l’alcoolisme, c’est lutter contre les bistrots, les contrôler, les transformer de lieu de vie en lieu de consommation de marchandises plus ou moins frelatées. Mais en même temps le discours qui a accompagné cette contre-révolution veillait à démontrer que le bon goût était du côté de la bourgeoisie, les prolétaires n’ayant pas le palais assez fin pour consommer des grands crus et les apprécier. C’ets un peu l’histoire du Beaujolais nouveau qui est passé du statut de petit vin du petit peuple à celui du conformisme bourgeois. De même dans le temps les buveurs de rosé de Provence étaient moqués, c’était des Parisiens dont le palais n’était pas vraiment fini, mais aujourd’hui c’est une mode qui n’en finit pas de mal finir. Certes des « entrepreneurs » viticoles qui sont loin de la paysannerie, font un peu d’argent avec ça, mais c’est au détriment de la polyculture. Avec cette pseudo-hausse de la qualité du vin, justement on sort celui-ci de son quotidien, et c’est sans doute là son plus gros péché. Ces transformations dans les mœurs à propos de l’usage du vin participent finalement du contrôle social. On rappellera d’ailleurs que dans l’imaginaire bourgeois le vin est associé à la transgression, au crime, au vol, à la prostitution et au sexe. Le policer pour en faire seulement une manière d’accompagner les repas, c’est en faire une marchandise ordinaire.
« Le grand chantage, The sweet smell of success, Alexander Mackendrick, 1957La nuit du chasseur, The night of the hunter, Charles Laughton, 1955 »
Tags : Alphonse Boudard, le vin, culture populaire, France, littérature
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