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Au royaume des crapules, Hoodlum Empire, Joseph Kane, 1952
C’est un film Republic, et donc l’affiche va être plutôt trompeuse. Les deux vedettes de ce film, c’est-à-dire Brian Donlevy et Claire Trevor ne sont pas les personnages les plus importants, mais plutôt John Russel et Vera Ralston qui à l’époque n’étaient pas très connus – ils ne le sont toujours pas d’ailleurs. Vera Ralston était l’épouse du président de Republic, Herbert J. Yates, et c’est pour cela qu’elle a le premier rôle féminin. Celui-ci pensait arriver à la lancer comme une grande vedette glamour, sexy, une star. Mais elle ne percera pas. Ce film très représentatif de Republic, est ancré dans une double réalité. D’un côté la commission Kefauver du nom d’un procureur newyorkais qui enquêtait sur la mafia et qui se déplaçait dans tous les Etats-Unis pour mettre en scène les ramifications du crime organisé dans tout le pays, cette commission de parlementaires était d’ailleurs dirigée indirectement contre J. Edgar Hoover qui trainait les pieds pour admettre l’existence de la mafia, et pour cause, il était totalement corrompue par elle[1]. Le cinéma et la télévision qui retransmettait les auditions, joueront d’ailleurs un rôle décisif dans la prise de conscience de l’emprise du crime organisé. Et de l’autre il y avait aussi à la même époque des procès mis en scène par l’HUAC dans la chasse aux sorcières, c’est-à-dire dans la chasse aux Rouges, thème qu’aimait à mettre en scène J. Edgar Hoover comme le plus grand péril de tous les temps. Ce rapprochement voulu entre les deux formes de judiciarisation d’éléments de la vie américaine va produire ici un mélange détonant et assez inattendu. Joseph Kane qui signait parfois Joe Kane, était un réalisateur très prolifique, attaché à Républic, il touchait à un peu tous les genres, s’il a fait quelques belles incursions dans le film noir, il avait été aussi très présent dans le western et le film de guerre. Sa longue carrière dura une cinquantaine d’années et avait commencé à l’époque du cinéma muet quand il servait de scénariste pour Leo Maloney. Souvent considéré comme un tâcheron laborieux, il avait en réalité du métier comme le prouve encore aujourd’hui Hoodlum Empire.
Le sénateur Bill Stephens organise la chasse contre le crime organisé
Le sénateur Stephens dirige une commission contre le crime organisé, il doit convoquer une vingtaine de témoins dont Nick Macani qui est la tête d’un gang tentaculaire qui depuis New York fédère toute une série de gangs, de Chicago à Miami en passant par Las Vegas. Mais Nick a disparu. En fait il se cache dans New York laissant croire qu’il est ailleurs, et il prépare avec ses acolytes les réponses qu'ils feront à la commission. Les auditions vont commencer avec une mise en accusation de la bande. Particulièrement celle de Pignatelli, un membre important du gang, est décisive. Mais celui-ci se débrouille pour répondre à côté. Ensuite c’est le tour de Connie, une femme du gang qui était la maitresse de Joe Grey. Avant de répondre aux questions, elle se souvient de la relation qu’elle a eu avec lui, avant la guerre. Mais Joe est parti se battre en France, là il a fait preuve de courage, il était dans le même bataillon que le sénateur Stephens et que le père Andrews. Ce dernier est devenu aveugle après avoir reçu une grenade. Mais Joe a rencontré à cette occasion une française, Marte Dufour, avec qui il désire refaire sa vie, se marier et oublier les combines qu’il avait avec son oncle Mancani. Son oncle ne l’entend pas tout à fait comme ça, mais s’y fait, Connie non plus n’est pas contente, Pignatelli quant à lui à peur qu’il parle bien qu’il n’ait promis de ne pas le faire. Joe qui a repris une station service va avoir des ennuis, d’abord parce que la bande de Pignatelli tente de le menacer, puis parce qu’ils essaient de mettre des machines à sous dans sa station service. Joe se débarrasse d’eux, mais la rancœur est là. Au fur et à mesure que le procès avance, le père Andrews pousse Joe à témoigner pour le bien public, mais lui s’y refuse toujours, sauf que le père Andrews va provoquer Pignatelli qui le tue. Joe se décide alors à parler devant la commission. Mais il n’aura pas à le faire. En fait Pignatelli a décidé d’abattre Joe, mais Connie qui est toujours amoureuse de Joe va enregistrer la conversation du chef de gang et appeler la police. Celle-ci arrive cependant trop tard, Mancani est arrivé et une bagarre va éclater. Mancani abat Connie, mais la police arrive et arrête tout le monde. Le sénateur Stephens regrettera d’avoir douter de Joe qui va pouvoir reprendre une vie normale avec Marte et leurs deux enfants.
Connie admire la vue panoramique sur New York
L’histoire serait assez banale, si le scénario ne la complexifiait pas en intégrant des éléments inhabituel dans ce sous-genre du film noir qui est le film de mafia. On retrouve d’abord des idées qui vont être reprises dans The Godfather, le livre de Mario Puzzo et le film de Coppola[2]. Le soldat qui revient de la guerre, sauf qu’ici au lieu de se rapprocher de la famille mafieuse il va s’en écarter. Le développement de la mafia apparaît comme ainsi une conséquence de la guerre. Ensuite il y a les auditions de la commission du sénateur Stephens qui rappelle celles qui mettent Michael Corleone sur la sellette dans le deuxième épisode de The Godfather. Ces scènes se trouvent dans le livre et dans le film. Il est donc à peu près certain que Mario Puzzo connaissait ce film. c’est un des premiers films américains sur la mafia qui tente de donner une certaine humanité aux gangsters. Mancani est très protecteur avec Joe, il a le sens de la famille et tente de lui faire la vie la plus facile possible. Ce principe fait que les gangsters sont beaucoup plus intéressants que les représentants de la loi. Ceux-ci sont raides comme la justice quand ils ne sont pas corrompus. Stephens est franchement antipathique, on le sent carriériste et combinard. Le policier qui reçoit Joe qui veut bien faire, apparaît comme un être borné et sans finesse qui ne s’occupe pas de savoir si Joe s’est amendé ou non. Le sénateur Tower est tellement excité et insultant qu’on ne peut pas lui trouver une once de sérénité pour mener les affaires de justice. Et si on rapproche ces scènes de ce qui se passait à l’époque avec l’HUAC de sinistre mémoire, on peut considérer ce film comme une critique indirecte de la folie de ces procès.
La commission interroge Pignatelli
Le film est officiellement une mise en accusation du crime organisé, et que force doit rester à la loi. Cependant les gangsters sont beaucoup plus sympathiques que les défenseurs de l’ordre. Certes Pignatelli est une brute qui n’hésite pas à tuer. Mais il est plus avenant que le sinistre père Andrew qui passe son temps à prêcher pour que Joe témoigne contre ceux qui furent sa famille. Il ira même, dans son aigreur d’être resté aveugle, jusqu’à pousser Pignatelli à l’assassiner afin de pousser le naïf Joe Grey à témoigner. Quand Mancani décide d’aller témoigner, pensant qu’il ne risque plus rien, il avouera qu’en effet il a fourni de l’alcool et des loteries clandestines, mais c’est pour satisfaire une demande bien réelle. Ce faisant il dénonce le puritanisme de l’Amérique qui, même si la prohibition n’est plus à l’ordre du jour, est encore étouffant dans les années cinquante. Joe Grey a été changé par l’armée, il veut maintenant une petite vie tranquille, suivre le modèle américain. En ce sens il est déloyal. Mais il n’est pas seulement déloyal avec son oncle, il l’est aussi vis-à-vis de Connie qui pourtant l’avait attendu, et qui ira jusqu’à mourir pour lui. Joe Grey est un homme faible. Il est manipulé par le père Andrew, mais ensuite par Marte. D’ailleurs c’est elle la patronne, quand il la rencontre, pendant la guerre donc, elle tient un grand fusil et elle le sauve en abattant un soldat allemand qui s’apprêtait à le tuer. Elle passe aussi son temps à manifester sa soif de richesse et si elle veut aller en Amérique c’est moins parce qu’elle aime Joe, que parce qu’elle veut sa part du gâteau.
Pendant la guerre, les soldats prient sous la direction du père Andrews
C’est bien dans ces ambiguïtés répétées que se tient la noirceur du récit et c’est ce qui en fait son prix. Le film est fait de telle manière que ceux qui sont censés représenter le camp du bien, sont les plus repoussants. Le mode de vie conformiste que choisit Joe Grey est assez répugnant. Connie paraissait plus drôle. Quand la commission sénatoriale l’interroge avec des regards de sénateurs courroucés, elle répond avec désinvolture que oui, c’est bien vrai, les hommes lui ont toujours donné beaucoup d’argent qu’elle s’est bien amusée à faire la fête, à flamber sur les hippodromes et d’autres lieux de perdition et qu'elle ne le regrette pas. C’est un peu ce qui était oublié dans The Godfather, les gangsters font des mauvais coups pour s’en payer bonne une tranche ! Ce sont des jouisseurs avant tout. Ils veulent se payer des putes, diner dans des grands restaurants, boire des bonnes bouteilles. Quand Connie apprend que Joe a eu une liaison en Europe, elle le comprend très bien, mais quand par contre il veut se ranger et épouser Marte, elle ne le suit plus du tout et est complètement déçue, à la fois parce qu’il la quitte, mais parce qu’il est devenu triste et sans intérêt.
Joe est tombé sous le charme de Marte Dufour
Les truands sont donc plutôt sympathiques, ou du moins pas moins antipathiques que les défenseurs de la loi, on l’a dit. Et c’est pourquoi le scénario produit une fin assez décalée qui montre Mancani redevenir une sorte de monstre cruel et que tout doit rentrer dans l’ordre à un moment donné, avec la nécessaire défaite des truands. L’inventivité de l’histoire est dans la capacité à la mettre dans le contexte d’une époque. Et donc on utilisera les flash-backs au fur et à mesure que se déroule la commission sénatoriales pour le rappeler. Le spectaculaire accident qui rendra le révérend Andrews aveugle donne la clé pour comprendre son aigreur et la méchanceté de son caractère quand il pousse Joe dans une voie qu’il ne veut pas emprunté, celle de la trahison. Sa parole d’Evangile peut sembler au premier abord donner une justification à la trahison, et donc indirectement justifier les tourments que l’HUAC a infligés à ceux qui pensaient un peu à gauche. Mais en fait les images montrent le contraire, et c’est bien ce qui en fait un film politique, malgré son ambiguïté. Joe a été formaté par la guerre et par l’armée où on lui a appris à obéir, alors que dans sa vie de truand, il vivait dans une apparente liberté. En réalité on voit bien qu’il ne maitrise rien, et qu’il passe d’une soumission – celle imposée de manière débonnaire par son oncle – à une autre – celle que la société impose dans une forme de rigidité cadavérique proposée par le sénateur Stephens.
A New York les soldats sont accueillis en héros
Si le film se veut officiellement un soutien de la loi et l’ordre, les images montrent cependant tout autre chose, pour ne pas dire le contraire. C'est assez souvent comme ça dans la cinéma américain, si pour des questions de censure les gangsters sont punis, ils apparaissent cependant toujours derrière une image glamour. La mise en scène repose sur des allers-retours entre le passé et le présent, alternant entre les débats devant la commission sénatoriale, l’organisation de la défense des gangsters et les années de guerre. Le film a une bonne densité parce que si l’histoire est centrée sur Joe Grey, les caractères qui gravitent sont très fouillés, enfin, comme cela pouvait se faire en ces années-là. Cela va permettre d’opposer deux femmes, l’une est Connie, apparemment émancipée, qui fait la noce, mais qui au fond cherche un homme qui la guidera et la protégera. A l’inverse Marte est une femme forte, apparemment conservatrice, c’est elle qui porte la culotte dans son ménage et qui donne la bonne direction à la famille. Ainsi quand Joe Grey choisit Marte plutôt que Connie, il s’abandonne à celle qui lui a sauvé la vie, au bout de son fusil ! C’est donc une critique indirecte de l’évolution des mœurs à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les femmes ont pris le pouvoir, en même temps que la justice met de l’ordre en chassant la pègre. Il faut voir Connie espionner son mari lorsque son oncle vient le voir. Elle respire une sournoiserie naturelle. Remarquez que ce schéma c’est aussi celui de The Godfather, quand Michael Corleone après avoir vu sa première épouse sicilienne assassinée, va se tourner vers la sinistre et peu affriolante Kay Adams, sauf que lui n'abandonnera pas ses affaires délictueuses. Il accepte l’héritage, tandis que Joe Grey n’en veut pas. Le film vit des oppositions, d’abord celle entre les deux gangsters, le premier est calme et pondéré, il réfléchit à ne pas se faire remarquer, le second, Pignatelli ne sait pas régler les problèmes qu’en faisant disparaître ceux qui s’opposent à lui. Cette opposition sera reprise telle quelle dans de nombreux films, dont The Godfather, lorsque Don Corleone s’oppose aux méthodes brutales de Solozo. Dans l’histoire des films de mafia, Hoodlum empire apparaît clairement comme un film pionnier dont les tics et les figures seront reprises jusqu’à aujourd’hui.
La bande de Nick Mancani accueille Joe avec ferveur
La réalisation s’arrange, bien que ce soit tourné manifestement en studio, pour faire l’éloge de la verticalité de la ville de New York. C’est un thème très important dans le film noir. En montrant ces profondeurs initiées par la prolifération des gratte-ciels, la ville n’en devient que plus oppressante, et les être humains d’autant plus fragile. La ville est saisie de vertige, notamment quand Pignatelli tente de défénestrer Joe, quand le père Andrews est envoyé au paradis dans la profondeur de la cage d’ascenseur ou quand le comptable qui tente de faire chanter Pignatelli est retrouvé lui aussi défénestré, au pied d’un immeuble. Mais Joe Kane est un vétéran de la pellicule, et il arrive aussi à donner du rythme à ce film en utilisant un savoir-faire indéniable. Par exemple, les plans larges et la profondeur lors des réunions d’ensemble, que ce soit les auditions, ou que ce soit les réunions de la famille Mancani. Les scènes d’action sont très peu nombreuses, mais elles sont très dynamiques, rendant parfaitement la tension. Si la scène finale traine un peu en longueur, par contre quand Joe Grey et ses amis – d’anciens soldats – vident la station service des racketters qui venaient y déposer leurs machines à sous, c’est rapidement mené et très fluide. Les scènes de guerre sont aussi très bien menées, d’autant que le budget est étique.
Joe annonce à Connie qu’il la quitte pour épouser Marte
Si ce n’est pas un gros budget, ce n’est pas non plus un film complètement fauché. Mais pour le coup on n’a pas beaucoup de de vedettes bien confirmées. Les personnages principaux, contrairement à ce que pourrait laisser croire l’affiche, sont le couple en bois formé par John Russel et Vera Ralston. Le premier est raide à n’en plus pouvoir, hésitant entre l’homme constipé et l’inconséquent malotru. C’est lui le fil rouge du film. c’est un acteur qui a eu bien du mal à percer, mais il deviendra une vedette reconnue dans des rôles de shérif tatillon pour la télévision. La seconde est la femme du propriétaire du studio, d’origine tchèque, elle a du mal à se faire passer pour une française, sauf que pour les Américains du moment qu’on a un accent qui n’est pas local, on peut se faire passer pour n’importe quel étranger ! Elle a un physique assez flou, mais surtout possède un jeu très transparent. Derrière c’est beaucoup mieux. D’abord il y a l’excellent Luther Adler dans le rôle de Mancani, il a de la facilité à passer du débonnaire truand au criminel cruel et vindicatif. Il a souvent joué par la suite ce type de gangster. Forrest Tucker interprète le truand irascible Pignatelli. Il est très bon, comme toujours il est vrai qu’il avait un physique singulier. C’était un pilier de Republic, principalement utilisé dans les westerns. Claire Trevor interprète joliment Connie, la maitresse délaissée. Son rôle est petit, mais elle est parfaite, notamment dans la scène où elle doit affronter la commission sénatoriale.
Joe est piégé par les hommes de Pignatelli
Brian Donlevy est suffisamment raide pour interpréter le rigoriste sénateur qui ne veut pas croire à la rédemption de Joe. Il a souvent joué ce genre de rôle. On retrouvera des acteurs familiers dans des petits rôles comme Richard Jaeckel, l’acteur fétiche de Robert Aldrich qui multipliait les apparitions, ayant bien du mal à accéder à des rôles importants. Gene Lockhart est le sénateur Tower, malgracieux et pisse-tiède, il donne fort justement cette ambiguïté dans la croisade qu’il mène bêtement contre le crime. Il a des accents tout à fait apoplectiques pour fustiger les criminels qui semblent pourtant indifférents à ses crises d’hystérie. Enfin, Grant Withers est aussi très bon dans le rôle du rôle de l’ambigu révérend Andrews qui ne supporte pas qu’on ne s’engage pas derrière lui pour combattre le crime. Lui aussi a joué des tas de fois ce rôle du père-la-morale. Il a dû apparaître dans trois cent ou quatre cent longs métrages au cours de sa carrière.
Joe a viré de sa station service les racketters qui voulaient y placer des machines à sous
C’est un très bon film noir, trop négligé et qu’on peut recommander. S’il a un parfum d’époque, avec les belles voitures que faisaient dans le temps les Américains, les costumes bien coupés, même et surtout pour les criminels, il possède de solides qualités cinématographiques et scénaristiques pour passer les années et se revoit très bien, quelques soixante-dix ans plus tard. Une très bonne édition de ce film en Blu ray circule chez Olive film, hélas un peu chère et sans sous-titre en français. Cela rend un hommage à la très bonne photo de Reggie Lanning qui était lui aussi un habitué des productions Republic. C’est d’autant plus intéressant que de se plonger dans ce film qu’il est comme les prémices de The Godfather. On a d’ailleurs dit que le personnage de Mancani était inspiré de Vito Genovese, gangster bien réel qui inspirera pour partie le personnage de Vito Corleone.
Le sénateur Stephens est en campagne pour sa réélection
Pignatelli a poussé le révérend Andrews dans la cage d’ ascenseur
Nick a abattu Connie
Tags : Joseph Kane, John Russell, Vera Ralston, Brian Donlevy, Claire Trevor, mafia, film noir, retour de la guerre
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