• Jean-Pierre Mocky et Frédéric Dard

     Jean-Pierre Mocky et Frédéric Dard

    Il est de bon ton de trouver que les adaptations cinématographiques de Frédéric Dard sont excellentes parce qu’on aime l’écrivain. Mais en réalité s’il y a quelques très belles réussites, elles sont assez rares. Pourtant son œuvre aurait dû inspirer un peu plus les cinéastes de qualité, c’est sans doute aussi un peu de la faute de Frédéric Dard lui-même qui ne semble pas avoir eu l’implication nécessaire dans la gestion de ce type d’affaires, contrairement à un Simenon par exemple. Jean-Pierre Mocky a fait à peu près toute sa carrière sur ses capacités à raconter n’importe quoi sur n’importe qui, tentant de se donner une importance centrale qu’il n’a jamais eue dans l’histoire du cinéma français. Ils sont très nombreux comme ça à se pousser du col. C’est un peu l’héritage de la Nouvelle Vague, une nécessité destinée à masquer leurs lacunes techniques et leur fainéantise derrière des soi-disant plans de carrière tout en dénigrant la concurrence. Mocky a adapté deux romans de Frédéric Dard. Les deux films sont très mauvais, surtout si on les compare aux romans, et même si les scénarios restent très proche des livres, et même si Frédéric Dard avait collaboré aux deux. Mais le premier a eu un succès public assez important et sans doute cela était dû à une pléiade d’acteurs professionnels de qualité, de vieux routiers capables de briller de temps à autre pour peu qu’ils soient bien dirigés et qu’ils trouvent des rôles au niveau de leur talent. Le second a bu le bouillon. Parmi les handicaps que le film dû affronter, Jean-Pierre Mocky s’était donné le rôle principal alors qu’il n’a jamais été autre chose qu’un acteur médiocre au physique mou et fatigué. Dans ses ouvrages il passait son temps à colporter des mauvaises rumeurs à la limite du mensonge, c’était pour lui comme une manière de se venger du peu de public qui le suivait de film en film dans une cinématographie aussi pléthorique qu’oubliable. Sous le couvert de jouer les rebelles et les martyres du « système », cette posture lui permettait de déballer des salissures aigres, toujours les mêmes, les republiant dans une kyrielle de livres qui lui assurait quelques petites rentrées d’argent. Il prétendait par exemple avoir assuré la quasi-totalité de la réalisation de La tête contre les murs, un film signé Georges Franju dont la rigueur de la mise en scène ne pouvait pourtant pas être confondue avec le laxisme de la technique cinématographique élémentaire de Mocky. Ayant fatigué tout le monde dans ce petit milieu, il devint le producteur de ses films, avec des budgets tellement étriqués qu’on y voyait au travers et qu’il pouvait sortir plusieurs films par an. Contrairement à lui, Frédéric Dard ne donnait pas dans la diffusion de ragots douteux, il n’avait pas besoin de ça pour exister. Même si de temps à autre il laissait percevoir des déconvenues, surtout en ce qui concerne le milieu du cinéma, il ne mettait pas en scène ses rancœurs.  Et il avait raison. 

    Jean-Pierre Mocky et Frédéric Dard 

    Y’a-t-il un Français dans la salle ? 

    Mais malgré tout ce que je dis, Mocky n’avait pas que des défauts, il aimait, je crois sincèrement, les romans noirs américains, comme Godard, comme Chabrol ou comme Truffaut qui eux non plus n’arriveront à rien en les adaptant. Il a adapté par exemple l’excellente Elisabeth Sanxay Holding, certainement une des maîtresses du roman noir féminin américain, mais ça n’a donné que le misérable La candide Madame Duff. Il a aussi porté à l’écran No pokets in a shrout, du grand Horace McCoy, mais il n’en a donné qu’une bien pâle copie. Le problème venait du fait qu’il n’avait pas les moyens techniques et financiers de ses ambitions. Il prétendait tourner très vite, mais si c'était vrai, ce n’était pas forcément un avantage, ses films ont presque tous une allure bâclée. Il a beaucoup parlé de Frédéric Dard, le plus souvent pour n’en rien dire. Par exemple Mocky a beaucoup travaillé avec Alain Moury, or celui-ci a servi très probablement de prête nom pour un ouvrage que beaucoup attribuent à Frédéric Dard, L’affaire d’une nuit. L’ouvrage publié en 1959 chez Robert Laffont visait sans doute un prix littéraire. Mais il contient, en plus d’un style très dardien, beaucoup de références indirectes à Frédéric Dard et à sa vie privée[1]. Mocky a également tourné Le miraculé, officiellement adapté d’une nouvelle de George Langelaan, mais cette nouvelle a été écrite sans doute – mais sans certitude absolue – par Frédéric Dard[2]. Dans les deux films que Mocky a officiellement adaptés de Frédéric Dard, au-delà du côté grotesque revendiqué, il y a une mise en avant de l’homosexualité. Un thème qui semblait hanter encore bien plus Mocky que Frédéric Dard. Dans l’œuvre de Frédéric Dard on trouve des allusions assez étonnantes à l’homosexualité masculine, par exemple dans Rendez-vous chez un lâche[3], mais aussi dans de nombreux épisodes de San-Antonio. Mais Frédéric Dard avait aussi d’autres obsessions, par exemple les hommes et les femmes à la peau noire, dans Ma sale peau blanche[4] ou La peau des autres[5], celui-là signé Marcel G. Prêtre, sans parler de l’introduction de Jérémie comme personnage important de la saga sanantoniaise et support d’un des rares combats politiques de Frédéric Dard, contre Jean-Marie Le Pen. Mais tout cela ne fait pas pour autant de lui un noir, ni un raciste d’ailleurs ! 

    Jean-Pierre Mocky et Frédéric Dard

    Mocky aux côtés de Patrice Dard rendant hommage à Frédéric Dard 

    Extrait de l’interview de Jean-Pierre Mocky, Le baron du noir, retranscrit par Fernando Ganzo, Sofilm, 2016, repris dans Les légendes du cinéma français, 2018. 

    […]

    Vous avez symétriquement rajeuni le rôle du tueur en le donnant à Bohringer, c’est ce qui fait que le rajeunissement du personnage féminin marche. La parité. Et j’ai l’impression que quand vous prenez un bouquin américain, même s’ils sont souvent très épurés, avec une intrigue très économe - et comment être plus économe que Ça ne se refuse pas (de Fredric Brown), dont vous avez tiré L’Ibis rouge ! - vous vous donnez beaucoup de libertés et de « pas de côté » dans le récit, alors que quand vous adaptez par exemple un Frédéric Dard, beaucoup moins rigoureux sur l’intrigue A priori, avec beaucoup de descriptions envolées pornographiques et de ramifications gratuites, vous êtes très fidèle. 

    La différence c’est que les auteurs amé­ricains ne viennent pas faire l’adapta­tion ici. Et on ne peut être fidèle quand on adapte un bouquin américain, car la France et l’Amérique, c’est très différent. Alors j’invente plus. Dard, c’est fran­çais. En plus Dard et moi, on travaillait comme des frères, c’était une osmose. On complétait l’un les phrases de l’autre, c’était formidable. J’avais l’impression d’être lui et que lui, il était moi. 

    Jean-Pierre Mocky et Frédéric Dard

    Y’a-t-il un Français dans la salle ? 

    Dans Y a-t-il un Français dans la salle ?, vous reprenez presque toutes les scènes, respectez leur ordre et tout, mais il y a des micro-changements qui me semblent bénéfiques et qui vont « toujours dans le sens d’être moins cruel-noir avec certains personnages et de remplacer des trucs de cul par autre chose, ce qui force à avoir de l’imagination. Par exemple, dans une des premières scènes entre Dutronc et Stévenin, où ce dernier lui fait un chantage dans un bar. Dans le roman, c’est un truc mi-pédé, mi-sadique, ou il le branle sous la table, alors que dans le film, la menace se fait juste en tordant légèrement un doigt de Dutronc. Cela paraît dérisoire de menacer quelqu’un en lui touchant juste un doigt, d’habitude c’est couteau, flingue, coups... Alors la scène devient très drôle et surprenante. Cette idée du doigt, c’était juste pour éviter le côté pédé du roman ? 

    Non, c’est que parfois j’aime bien mettre dans mes films des choses qui me sont arrivées. Un jour, quand j’avais 15 ans, j’avais été pris en otage par des voyous à Saint-Ouen, et ils m’ont un peu tordu le doigt pour que je dise où j’habitais, si ma famille avait de l’argent... Je veux éviter dans mes films les bagarres, je   n’aime pas trop faire de la cascade. Mais ici, en l’occurrence, si j’ai évité de mêler la masturbation à cette histoire de chan­tage, c’est parce qu’il y avait déjà un truc homosexuel avec l’histoire de Stévenin et sa bonne femme travelo, et je ne voulais que cela devienne simplement une affaire de pédés. Cela dit, Dard était pédé. 

    Jean-Pierre Mocky et Frédéric Dard 

    Y’a-t-il un Français dans la salle ? 

    Quoi ? 

    Il était homo et pas homo, bi. En Italie, et c’est Sordi et Fellini qui m’ont raconté ça, quand un gosse a 15 ans on lui dit tou­jours : « Va te faire enculer ou va baiser une fille et tu choisis. » Ils laissent à leurs enfants le choix de leur sexualité, surtout dans les quartiers populaires. L’avantage c’est que ça ne fait pas des refoulés. C’est franc.

     

    Par rapport à la sexualité, dans les bouquins de Dard il y a une certaine épaisseur du style qui ralentit l’intrigue. Mais vous, par exemple dans Le Mari de Léon, vous n’avez évidemment pas pu faire des envolées pornographiques stylistiques avec la caméra, et du même coup, ça resserre l’histoire, il y a moins de complaisance, et le passage du boulevard à la tragédie, à la toute fin, n’est en que plus claquant. Le passage de la grivoiserie au suicide prend de vitesse le spectateur alors qu’il ne prenait pas de vitesse le lecteur. 

    Le film illustre la relation entre Hossein et Dard, qui ont beaucoup travaillé ensemble au théâtre Grand-Guignol dans les années 50. Je joue le rôle de Hossein, si vous vou­lez. Cette histoire est typiquement le pro­blème des pédés qui ne baisent pas. C’est pour ça que le film n’a pas marché : il n’a pas plu aux homosexuels et il n’a pas plu à ceux qui ne le sont pas. C’est l’histoire d’un capitaine de bateau dont le contre­maître est amoureux, mais ils ne couchent jamais. C’est le problème de l’admiration, quand quelqu’un admire un autre platoniquement. Comme il aime son capitaine, il veut aller baiser la même fille qu'il vient de baiser, mais il ne couche pas directement avec lui c'est un sentiment de pédé sans l’être, ce sont des faux pédés, quoi. Et ça finit en suicide. Dard et Hossein ont pleuré tous les deux devant le film. Ils ont pleuré sur leur propre histoire ! Dard était très émotif.

    Il avait fait une tentative de suicide dans les années 60, pour une histoire d’amour, non ?

    Horrible ! Cette histoire m’a valu une bagarre avec un journaliste de la Tribune de Genève. Voilà ce qui s’est passé : un jour, Dard s’est pendu. Il s’était mis sur un tabouret, dans le grenier. Quand il a tapé pour que le tabouret tombe, la femme de ménage, qui était justement en train de laver en dessous, a entendu le bruit du tabouret. Elle est montée et l’a dépendu. C’est pour ça qu’il n’est, pas mort. Quand on a sorti Y a-t-il un Français dans la salle ? à Genève, le journaliste de La Tribune, dont j’ai oublié le nom, a écrit ceci : « Ce film est ignoble, quel dommage que Frédéric Dard n’ait pas réussi son suicide. » J’ai pris le journal, j’ai pris ma voiture, je suis allé à La Tribune et je suis rentré dans la salle de rédaction. J’ai demandé : « Qui est-ce qu’a écrit ça ? » Et j’ai cassé la gueule au type, carrément. 

    Jean-Pierre Mocky et Frédéric Dard 

    Le mari de Léon 

    Justement, Dard écrivait au Fleuve Noir, la maison d’édition de polars la plus populaire de France, bien moins classe que la  « Série noire » chez Gallimard. Mais vous avez surtout fait des adaptations de la « Série noire », pourquoi ?

    Parce que Fleuve Noir c’était trop franchouillard. Cette collection, et aussi « Mystère », celle avec le petit éléphant noir sur les couvertures, étaient des concurrents de la « Série noire », mais c’était trop populo à mon goût. Chez les Américains, il y avait des paraboles, des scènes oniriques, une construction du récit qui faisait « cinéma ». Tandis que dans le Fleuve Noir, le bistrot, c'était toujours le bistrot classique avec Marcel et la tenancière, la pute c’était la pute de Saint-Denis ; le policier, c’était un faux Maigret avec une pipe... Tous les person­nages stéréotypés du populo. Cela avait moins de poésie pour moi, c’était une poésie trop parigote. 

    Jean-Pierre Mocky et Frédéric Dard 

    Le mari de Léon 

    On dit toujours qu’un scénario de 90 pages fait un film de 90 minutes. Et c’est pour ça qu’un film correspond à une nouvelle, pas à un roman. Mais vous adaptez parfois des polars de 400 pages. Comment vous réussissez à faire tenir ces livres en une heure et demie de film sans supprimer aucune scène ?

    Mes deux films les plus longs font 1 h 50, Un linceul n’a pas de poches et Y a-t-il un Français dans la salle ? La plupart de mes films font 1 h 22, 1 h 23... Je trouve que 90 minutes c’est bien. Les gens n’ont pas le temps de s’emmerder. Pour adapter ces romans, on essaie de ne pas supprimer de scènes, mais de les condenser. En particulier dans les dialogues. Autre règle : évi­ter les redites. Ce qui arrive souvent dans beaucoup de livres. On essaie d'éviter ça, ça soulage, et on fait des petites ellipses pas très visibles. Je supprime des petits incidents. C’est comme enlever des subjonctifs dans un texte, si vous voulez. […]  

    Jean-Pierre Mocky et Frédéric Dard

    Le mari de Léon


    [1] https://www.toutdard.fr/book/laffaire-dune-nuit/

    [2] J’explique pourquoi dans Frédéric Dard, San-Antonio, et la littérature d’épouvante, Les Polarophiles tranquilles, 2009.

    [3] Fleuve noir, 1959.

    [4] Fleuve noir, 1958.

    [5] Ramoni, 1964.

    « Blue Steel, Kathryn Bigelow, 1989Au royaume des crapules, Hoodlum Empire, Joseph Kane, 1952 »
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