• Détour, Detour, Edgar Ulmer, 1945

    Détour, Detour, Edgar Ulmer, 1945 

    Detour est un film culte comme on dit, et sans doute encore plus aux Etats-Unis que chez nous. S’il y a une chose que le film noir nous apprend, c’est que de faire de l’autostop n’est jamais une bonne idée. Ida Lupino en refera encore la démonstration quelques années plus tard de très belle façon dans The hitch-hicker[1]. Mais ce thème reviendra encore souvent. Hitcher sur un thème assez proche de The hich-hicker, fera l’objet de deux films, l’un en 1986 et l’autre en 2007. Aux Etats-Unis, la vaste étendue du territoire fait que les routes sur longue distance ne sont pas très sûres. C’est un thème paranoïaque parfait. Ulmer va l’illustrer brillamment à partir d’un roman de Martin M. Goldsmith qui a eu une grosse réputation en son temps. Goldsmith passait son temps à voyager, notamment au Mexique, ce vagabond écrivait pour financer ses déplacements, d’abord des romans, mais aussi des scénarios pour des films noirs aussi bien que des westerns. En dehors de Detour, on lui doit le scénario de Shakedown de Joseph Pevney et celui de The narrow margin de Richard Fleischer, ce qui n’est pas rien. Ses livres ne sont pas traduits en français. Il n’a pratiquement travaillé que pour des films de série B. Martin M. Goldsmith avait vendu les droits d’adaptation de son ouvrage à condition d’en être le scénariste. La différence entre le livre et le film semble résider d’abord dans l’importance moindre que tient l’histoire entre Sue et Roberts dans le film, et aussi que dans le livre elle est une danseuse ratée au lieu d’une chanteuse. 

    Détour, Detour, Edgar Ulmer, 1945 

    Al Roberts voudrait bien se marier avec la chanteuse Sue qu’il accompagne tous les soirs au piano et dont il est très amoureux. Mais celle-ci veut rencontrer le succès et le quitte pour Hollywood tout en lui promettant de l’épouser un peu plus tard. Roberts lui téléphone de temps en temps, mais comme elle lui manque, il décide de la rejoindre. Il n’a pas d’argent, aussi il va se livrer aux joies de l’auto-stop. A partir de New-York, il va traverser l’Amérique. Ça ne marche pas très fort, sans doute parce que Roberts a une tête de bandit. Mais voilà qu’il est pris en stop par un certain Charles Haskell qui conduit une très belle voiture décapotable. Il parait très aimable, lui offre même à manger. Il lui raconte qu’il s’est disputé avec une femme qu’il avait prise en stop et qu’il voulait sauter. Mais alors que Roberts le remplace pour la conduite du véhicule, ils doivent s’arrêter en pleine nuit pour remonter la capote car il commence à pleuvoir. Haskell dort, et Roberts n’arrive pas à la réveiller. Lorsque Roberts ouvre la portière, il tombe et se fend le crâne sur une pierre. Craignant qu’on ne le désigne comme un criminel, Roberts va prendre sa place, se débarrassant de de son identité, il endosse celle de Haskell. Il pense que si on retrouve le cadavre, on croira qu’il s’agit de lui. Il a hâte de retrouver Sue. Mais malencontreusement il s’arrête à une station-service pour faire le plein. Là il croise une jeune femme Vera qu’il va prendre en stop. Mais celle-ci se rend compte qu’il n’est pas Haskell, c’est elle qui s’est disputé avec lui ! Elle va donc faire chanter Roberts. Elle est un peu neurasthénique, tuberculeuse, méchante comme une teigne. Elle lui pique le pognon que lui-même avait pris dans les poches d’Haskell, puis, arrivés dans un motel, elle lui propose de coucher avec elle. Ce qu’il refuse et qui la vexe terriblement. Le lendemain ils doivent vendre la voiture, puis se séparer. Mais la vente cafouille. En fouillant la voiture, Vera trouve un journal qui parle de la maladie du père d’Haskell, elle a une autre idée : attendre que le vieux décède pour empocher la fortune du vieux, en faisant passer Roberts pour le fils. Mais Roberts refuse encore au motif que cela ne serait pas trop réaliste. Menaçant de le dénoncer à la police, elle s’enferme dans la chambre, mais Roberts tire sur les fils du téléphone et l’étrangle ! il l’a tuée accidentellement et finalement il attendra que la police le capture et le mette en prison. 

    Détour, Detour, Edgar Ulmer, 1945 

    Roberts se souvient 

    La narration est éminemment subjective, partant d’un flash-back, elle suit le récit que nous donne Roberts en voix off. Mais on n’est pas obligé de le croire, et on peut penser au contraire qu’il a tué Haskell pour s’emparer de la voiture, puis Vera pour tout garder et échapper au chantage. La fatalité c’est ce qui guide la vie de ce loser de Roberts. Et chaque fois qu’il fait une rencontre, il descend d’un cran supplémentaire. Les plans de coupe des conversations avec Sue laissent entendre qu’elle le trompe et qu’en fait elle ne veut plus le revoir. Les femmes font son malheur, si Sue le trompe probablement, Vera est une vraie mégère d’une méchanceté hors norme qui s’applique à lui pourrir la vie.  C’est un film très érotique aussi, c’est tout juste si après l’avoir enfermé à double tour Vera ne viole pas Roberts ! cette volonté de mettre la prédation sexuelle d’une femme si elle est déjà courante dans le roman noir, elle est bien moins explicite dans les films noirs. Il n’est pas étonnant qu’elle se fraie un chemin dans un petit film B sur lequel la censure était bien moins sévère. En tous les cas, Detour est fondé sur la peur des femmes un peu trop émancipées, mais celles-ci sont présentées comme terriblement attirantes. Le troisième personnage de cette histoire est Charles Haskell. Il est tout aussi ambigu que les deux autres, sa bonhommie cache un redoutable escroc. Pas un personnage pour racheter l’autre. 

    Détour, Detour, Edgar Ulmer, 1945 

    A New-York petit pianiste sans ambition il est heureux avec Sue 

    C’est un film a tout petit budget produit par PRC, une petite firme de Poverty Row qui travaillait quasi exclusivement que sur des films de série B, le bas de gamme des studios hollywoodiens. Ulmer racontait que le film avait été tourné en seulement six jours avec un budget de 20 000 $. Mais en réalité il se vantait, Ann Savage a expliqué que le tournage dura presqu’un mois pour un budget de 100 000 $[2]. La fille de George Ulmer avance que le tournage a duré 14 jours[3]. Ce budget restreint va obliger à des prouesses de stylisation. Par exemple, lorsque Roberts raccompagne Sue à la fin de la nuit, cela se passe dans un brouillard à couper au couteau, ce qui évite les décors coûteux. Il n’empêche qu’Ulmer va compenser ce caractère étriqué en jouant sur la fluidité de la mise en scène, en choisissant des angles intéressants, mais aussi en utilisant les mouvements de caméra pour amplifier la tension et donner un peu de profondeur. Au début du film on voit Roberts nous raconter sa vie en gros plan, puis la caméra recule pour saisir la profondeur du bar où il est attablé, et enfin tourne lentement vers la droite tout en gardant en point de mire l’ouverture vitrée qui se trouve au fond de la pièce. Parmi les autres scènes remarquablement filmées, on peut citer le numéro de chanteuse de Sue accompagnée au piano par Roberts. Il y a un mouvement de grue qui part en arrière en passant par-dessus la tête des danseurs, ou encore lorsque Roberts défonce la porte de la chambre où Vera s’est enfermée, avec un travelling avant qui va la dévoiler étranglée été pendouillant au bord de son lit. 

    Détour, Detour, Edgar Ulmer, 1945 

    Haskell est mort 

    L’interprétation est exceptionnelle. C’était le troisième film que le couple Tom Neal – Ann Savage tournait, ils en feront encore deux ensemble, mais c’est le seul film dont on se souvienne. Le scénario est écrit de telle façon qu’on voit Tom Neal du début jusqu’à la fin. Cet acteur est toute une histoire à lui tout seul, un roman noir. Ancien boxeur, il donna une raclée à Franchot Tone qui lui avait piqué sa femme. Il sera blacklisté pour ses violences, et non pour des raisons politiques, sa femme aussi d’ailleurs. Il se reconverti en jardinier à Palm Springs. Mais il tua aussi (accidentellement évidemment) sa troisième femme d’une balle dans la nuque ! Condamné à 10 ans de prison pour homicide involontaire, il décédera d’une crise cardiaque quelques mois après sa sortie de prison. A part ça comme disait son fils Tom Neal Jr, c’était un type plutôt sympa. On comprend que c’était tout à fait l’acteur qu’il fallait dans ce rôle de pianiste malchanceux, sa vie étant un vrai roman noir. Il est très bien. Mais c’est Ann Savage qui est tout de même la plus remarquable de ce couple bizarre. Dotée d’un physique curieux, les yeux cernés, la mine revêche, elle s’en donne à cœur joie pour démontrer sa hargne et son entêtement imbécile qui la mènera elle aussi sur la pente fatale. Plus qu’une garce, c’est une vraie brute au féminin ! Elle trouvera peu de rôles à la hauteur de son talent, et après un détour par la télévision, elle renoncera à ce métier scabreux. Elle décédera en 2008 dans un petit appartement de Los Angeles oubliée de tous, sauf des amateurs de Detour bien sûr. Il y a deux autres personnages. Sue, incarnée par Claudia Drake, était une vraie chanteuse, c’est elle qu’on entend dans le film. Elle fit une petite carrière dans le film B, mais la plupart de ses films ne sont pas arrivés jusqu’à nous. Et puis Edmund MacDonald dans le rôle de Charles Haskell, un autre acteur de séries B. il est très bien dans ce rôle de hâbleur professionnel. Il faudrait aussi ajouter la voiture de Haskell, c’est une Lincoln Continental de 1941, avec de beaux enjoliveurs.    

    Détour, Detour, Edgar Ulmer, 1945

    La police ne se doute pas que Roberts a usurpé l’identité d’Haskell 

    C’est donc un excellent film noir dont la réputation est tout à fait méritée. On peut le placer très haut. C’est un film vraiment amer, Roberts est un personnage aigre voué à l’échec, mais la manière dont il est filmé tend à montrer que ses plaintes ne sont guère recevables et qu’il passe son temps à nous mentir : c’est le portrait d’un homme jaloux et envieux, sans ressort, incapable de prendre les bonnes décisions qui ne sait que gémir sur ses échecs. L’agressivité de Vera, y compris sur le plan sexuel, la distingue assez de toutes ces femmes fatales qui peuplent le film noir. C’est comme une revendication d’une égalité de sexe dans la turpitude. 

    Détour, Detour, Edgar Ulmer, 1945 

    Vera ne veut plus vendre la voiture 

    Le film fut l’objet d’un remake curieux en 1992 de Wade Williams qui a engagé le propre fils de Tom Neal pour le rôle de Roberts. Je ne l’ai pas vu, mais tout le monde s’accorde à dire que c’est un désastre et que Tom Neal Jr n’aurait jamais dû se lancer dans cette aventure. Je pense que ce film a inspiré à la fois Patricia Highsmith et Frédéric Dard, la première pour The talented Mr Ripley en 1955 et le second pour la première aventure de Kaput, La dragée haute, toujours en 1955. 

    Détour, Detour, Edgar Ulmer, 1945

    Vera est morte

     


    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/le-voyage-de-la-peur-the-hitch-hicker-ida-lupino-1953-a119451692

    [2] Lisa Morton, Kent Adamson, Savage Detours: The Life and Work of Ann Savage. McFarland & Co, 2009.

    [3] http://streamline.filmstruck.com/2012/03/10/detours-detour/

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