• Dominique Jeannerod, La passion San-Antonio, Presses Universitaires de Savoie Mont Blanc, 2021

    Dominique Jeannerod, La passion San-Antonio, Presses Universitaires de Savoie Mont Blanc, 2021

    Le nouvel ouvrage de Dominique Jeannerod s’intéresse au rapport presqu’intime qui a existé et qui peut-être perdure toujours entre Frédéric Dard et son public. Cette relation existe d’abord évidemment entre San-Antonio et son public plutôt qu’avec Frédéric Dard. Il développe d’ailleurs cette idée selon laquelle Frédéric Dard, très attentif de l’air du temps, fait quelque part participer son public à la construction de son œuvre. Et de fait Frédéric Dard était très proche de son public, il a fait de très nombreuses séances de signatures à partir de la publication de L’histoire de France vue par San-Antonio en 1964. S’il est à cette époque dédaigné par la critique, il va directement vers ses lecteurs. Et petit à petit, il va envahir les radios et les télévisions, devenant un personnage incontournable. C’est un bon client, il a toujours des belles histoires à raconter, chez Chancel, chez Pivot. Il a une voix très particulière qui passe très bien. Il donne des interviews de partout, dans tous les magazines qui comptent. Devenant phénomène de société avec la complicité de ses lecteurs évidemment, non seulement il vend beaucoup, mais il oblige finalement la critique à venir à lui. Mais ce statut d’écrivain populaire qui vend beaucoup l’apaise-t-il ? Jeannerod pense que non, et que ces frustrations vont ressortir dans ses relations tout à fait ambivalentes avec ses lecteurs, il passe son temps à les engueuler tout en les flattant, tout en cherchant leur amitié, il dira « Je n'écris pas pour des lecteurs, j'écris pour des amis. » Peu importe au fond les motivations profondes de Frédéric Dard qui vont sans doute bien au-delà de la volonté de réussir matériellement, si c’est un écrivain populaire, cela veut dire qu’il a appris à lire à beaucoup d’entre nous. Comme Victor Hugo qui en son temps était très détesté par la critique académique et bourgeoise. On le trouvait graveleux, vulgaire et démagogue, ne respectant ni la forme, ni le vocabulaire. Flaubert qui par ailleurs se réjouissait de l’écrasement de la Commune et dont les ouvrages touchaient à l’époque un très maigre public, disait que Les misérables était écrit « pour la crapule catholico-socialiste. Pour toute la vermine philosophico-évangéliste ».  

    Dominique Jeannerod, La passion San-Antonio, Presses Universitaires de Savoie Mont Blanc, 2021 

    Mais qui était Frédéric Dard au-delà de ses masques ? Jeannerod le désigne, ainsi que beaucoup d’ailleurs, comme un anarchiste de droite. Il le range dans la catégorie des admirateurs de Céline, comme Michel Audiard, Georges Simenon ou même Albert Simonin, qui ont eu des relations douteuses avec l’extrême-droite collaborationniste. Il regrette que Frédéric Dard n’ait pas été interrogé sur cette question. Il relève aussi qu’il a publié dans des journaux ou des revues pétainistes pendant la guerre. C’est une affaire intéressante mais à mon sens très compliquée. D’abord parce que Frédéric Dard est très jeune quand il publie des nouvelles dans des organes pétainistes, j’en ai parlé dans la présentation des Nouvelles de moi[1]. Ensuite parce que La crève que Jeannerod considère comme le meilleur roman de Frédéric Dard de sa période lyonnaise, est un roman assez trouble qui parle d’un jeune milicien qui va se faire exécuter – thème assez proches de Guerriers en jupons ouvrage écrit par Frédéric Dard mais signé Antonio Giulotti – avec la démonstration selon laquelle les résistants se seraient laissés aller à une épuration désordonnée et sauvage, ce qui est démenti par les historiens sérieux[2]. Mais s’il est assez difficile de reprocher à un jeune homme d’une vingtaine d’années un manque de fermeté pendant l’Occupation – encore que Grancher qui fut un vrai résistant, quoiqu’anti-gaulliste et anti-communiste semble lui avoir confié quelques petits messages à transporter – il n’a pas commis de textes antisémites comme Simenon, Audiard ou Simonin. Il est vrai que beaucoup d’écrivains faisant dans l’argot sont passés par la collaboration, Simonin, Audiard, Victor Le Page, alias Maurice Raphael, alias Ange Bastiani, ou José Giovanni. Il est d’autant plus difficile de cerner le positionnement politique de Frédéric Dard que celui-ci est changeant, ou plutôt qu’il évolue avec la société. En le lisant attentivement, on voit bien qu’il est plutôt anti-gaulliste, se méfiant de son autoritarisme. En Mai 68, il penche plus clairement pour une remise en question de l’ordre social existant. Curieusement c’est en se rapprochant de François Mitterrand qu’il fréquente qu’il va se définir plus bourgeois. Le commissaire San-Antonio démissionnera de la police pour devenir détective privé, mais il reviendra dans le giron de la police, reflétant par-là les hésitations politiques de son créateur. Si dans les années cinquante il fait des blagues douteuses, y compris sur les Juifs d’ailleurs, son seul vrai combat politique sera contre Jean-Marie Le Pen et le racisme, ce qui le mènera non seulement à introduire un noir comme adjoint du commissaire San-Antonio, mais aussi dans sa vie familiale à adopter un enfant noir d’origine tunisienne, ce qui rend difficile de le ranger dans la catégorie « anarchiste de droite ». 

    Dominique Jeannerod, La passion San-Antonio, Presses Universitaires de Savoie Mont Blanc, 2021 

    Jeannerod parle de Frédéric Dard comme d’un président-bis. Il a raison, en effet, prenant de plus en plus conscience de sa popularité par ses livres mais aussi par ses émissions de télévision et de radio, il entend jouer un rôle politique. Mieux encore il est consensuel, fédérant les Français, jeunes ou vieux, d’en haut ou d’en bas, contrairement à d’autres présidents qui fabriquent des dissensions à n’en plus finir. Mais peut-être qu’au fond l’essentiel n’est pas dans des prises de positions politiques plus ou moins circonstancielles. Frédéric Dard à travers la saga sanantoniaise propose essentiellement des réflexions sur l’écriture et ses missions. Tout en se méfiant d’une littérature « à message » qui ferait de la pédagogie et enfermerait le lecteur dans un cadre dont il ne peut sortir, il engage une discussion avec ses lecteurs et leur pose cette question simple : pourquoi lisez-vous ? Ce faisant il le décomplexe par rapport à la littérature savante qui se regarde penser et qui se surveille elle-même dans ses réflexions et ses délires. C’est pour cela qu’il serait bien naïf ainsi que le démontre finalement Jeannerod, presqu’à son corps défendant, de voir dans la prose sanantoniaise, même celle de la première manière, une forme de machisme daté. Si d’un côté on a une description réifiée des corps féminins, jusqu’à la caricature, de l’autre, et ce dès le début de la série, les femmes apparaissent aussi comme fortes, autonomes et déterminées. Par exemple dans les deux premiers de la série au Fleuve noir, Laissez tomber la fille et Les souris ont la peau tendre, il y a de fieffées salopes, mais aussi des filles qui feront preuve d’un grand courage, même quand elles sont des ennemies, par exemple des vicieuses Allemandes. Au fil de la série, la femme sera de plus en plus célébrée et valorisée, curieusement comme le fait remarquer Jeannerod d’abord et avant tout par la Berthe Bérurier qui est par ailleurs ignoble, mais qui ne saurait se contenter d’une place inférieure à celle de son mari. Mais d’autres femmes interviennent dans la série, à commencer par Félicie, et à l’autre extrémité de l’âge, Marie-Marie. Eliminer ce qu’on note aujourd’hui comme des dévalorisations de la femme des récits de San-Antonio, son machisme si on veut, c’est éliminer le rire. Sans cette manière récurrente de San-Antonio de se moquer et de rabaisser tout le monde – souvent en le regrettant à l’intérieur même du récit – la série ne voudrait plus rien dire. Dans les petites blagues volontairement grasses qu’il développait pour sa petite revue Cent blagues qu’il publiait chez Clément Jacquier, il y en avait pour tout le monde, les femmes, les homosexuels, les militaires, les riches, les pauvres, les Juifs, les noirs, les Anglais, les jeunes et les vieux, les femmes et les mâles aguicheurs, etc. Il faut prendre cela en bloc et non pas le regarder en le découpant selon des groupes sociaux particuliers qui feraient apparaître San-Antonio pour ce qu’il n’était pas. La bonne question à poser est celle-ci : d’un point de vue progressiste – ce que Dard n’était évidemment pas – le rire est-il à bannir ? Le rire est le plus souvent associé à des stéréotypes, doit-on aussi bannir les stéréotypes également ? C’est une question que se posait certains groupes politiques d’extrême-gauche et qui se retrouve évidemment chez les tenants de la cancel culture. A partir du moment où tous les groupes qui composent notre humanité sont moqués régulièrement par San-Antonio, il y a une équivalence qu’il résumerait dans cette condition humaine si misérable, condition à laquelle il appartenait bien entendu. La difficulté est de savoir jusqu’où peuvent être mis en œuvre ces stéréotypes, pour Céline, il n’y avait pas de limites, et cela aboutissait à justifier en rigolant le génocide des Juifs qu’il appelait. 

    Dominique Jeannerod, La passion San-Antonio, Presses Universitaires de Savoie Mont Blanc, 2021 

    Jeannerod note que c’est le développement des personnages loufoques des Bérurier qui va faire bifurquer San-Antonio, de la parodie du roman noir « à l’américaine » à la satire sociale avec un goût décalé pour le burlesque. Ici le rôle de Dubout est déterminant. En illustrant les deux premiers hors-série signés San-Antonio, il encourage en quelque sorte celui-ci à poursuivre dans ce sens – avec succès bien sûr – mais à amplifier cette tendance au dénigrement de l’espèce humaine représentée comme un ramassis d’imbéciles avariés. Jeannerod en déduit que le peuple fait peur à Frédéric Dard comme à Albert Dubout, et donc que cela l’éloigne de toute vision progressiste sur le plan politique. C’est exagéré, car si cette représentation existe bien, elle est contrebalancée par le fait que Frédéric Dard, contrairement à Louis-Ferdinand Céline, se range lui aussi périodiquement du côté des cons et des mal finis. Il y a donc aussi vis-à-vis du peuple cette ambivalence qui frappe en permanence tout ce à quoi touche Dard, sauf dans les romans de la nuit qui, s’ils présentent des personnages ambigus, sont totalement écrits à l’encre noire. Si Albert Dubout peut être considéré comme un vrai solitaire, ce n’est pas du tout le cas de Frédéric Dard. Il va à la rencontre de son public, il le cherche, prend plaisir à le côtoyer. Il aimait manifestement perdre son temps avec lui. Il a toujours fréquenté beaucoup de monde, depuis au moins l’époque Grancher et sa bande avec qui il allait picoler. Qu’il ait des moments de replis, c’est certain et connu, revendiqué même. Jeannerod rappelle aussi que Frédéric Dard admirait depuis son plus jeune âge Albert Dubout et donc que finalement leur rencontre, si elle contribue à émanciper Frédéric Dard et le pousse à oser, était inévitable. Ce chapitre est très intéressant, bien que je ne sois pas tout à fait d’accord avec les conclusions que Jeannerod en tire sur le plan politique. 

    Dominique Jeannerod, La passion San-Antonio, Presses Universitaires de Savoie Mont Blanc, 2021 

    S’il est vrai que toute œuvre littéraire porte en creux un message politique plus ou moins implicite, Jeannerod se laisse en effet aller à présenter Frédéric Dard un peu comme un opportuniste en politique, s’adaptant à tous les présidents successifs. Pourtant Dard non seulement n’a jamais été gaulliste, mais il s’est débrouillé pour le faire savoir. S’il se revendiquera mitterrandien, et le défendra publiquement à la télévision lorsque vers la fin de sa vie celui-ci sera durement attaqué, il rendra public le fait qu’il ait décliné une invitation de Jacques Chirac à se rendre à l’Elysée et le fera imprimer dans un volume signé San-Antonio. A Fred Hidalgo il fera savoir qu’il a toujours voté à gauche, même si on se doute que cette gauche n’était pas communiste, mais plutôt social-démocrate. Il se disputera d’ailleurs avec Léo Ferré pour lequel il avait beaucoup d’admiration, justement parce que celui-ci, avec la hargne qu’on lui connaissait dans les débats, lui reprochait de mettre un bulletin dans l’urne ! Même si la pensée politique de Frédéric Dard est fluctuante, elle est marquée par deux principes assez constants, d’abord une forme de respect pour les institutions de la démocratie parlementaire, ensuite une méfiance manifeste pour les politiciens de profession. Tout cela n’est guère original dans la France d’après la Libération. Mais il y a autre chose, une critique des rapports hiérarchiques qui se traduisent par une remise en question de San-Antonio lui-même qui se peint assez souvent en fonctionnaire obséquieux de sa hiérarchie, se dégoûtant lui-même de ce qu’il se laisse faire. Il y a donc, à défaut d’un engagement politique clair, un éloge constant de la liberté, et une méfiance parallèle de l’autorité. Il remet en cause la prétendue supériorité de tel ou tel chef, à commencer par le sien qu’il finira dans la dernière partie de son œuvre par présenter comme un dégénéré définitif. On remarquera que dans les années du gaullisme, il moque aussi le général, remettant en cause son autorité qui n’est que la rente qu’il a retiré de son rôle dans la Résistance. Il en ira de même pour l’argent. Certes il en a une pratique particulière, lui-même s’en rend compte quand il expose dans Je le jure, comment il étalait son argent devant tout le monde et comment il en avait honte par la suite[3]. Il se décrira toujours mal à l’aise avec sa fortune. En 1966, il est même sur le point de renoncer à la facilité que lui procure San-Antonio en affirmant dans un entretien donné à France Soir que Béru et ses dames serait son dernier San-Antonio, qu’il allait faire autre chose, peut-être dans le cinéma, à la télévision ou au théâtre, avant de revenir sur cette idée : fuir le succès commercial tout en continuant à créer. 

    Dominique Jeannerod, La passion San-Antonio, Presses Universitaires de Savoie Mont Blanc, 2021 

    Plus problématique me semble être l’attitude de Frédéric Dard face à la religion et à l’Eglise, ce qui n’est que très rarement discuté et qui est pourtant très emblématique. On dénombre trois attitudes plus ou moins successives, d’abord il prend la posture de l’agnostique discret, San-Antonio allant jusqu’à se moquer de la cousine Adèle présentée comme une punaise de bénitier, ensuite une manière de dire que la foi est une affaire personnelle qui n’a pas besoin de se célébrer dans une institution et de s’étaler. Et puis enfin, l’âge venant, un retournement vers une affirmation d’un catholicisme pratiquant, dans un dialogue plus qu’étonnant avec Monseigneur Mamie qui représentait pourtant la frange la plus réactionnaire de l’Eglise[4]. Ce qui ne l’empêchait pas dans le même temps de dialoguer avec François Mitterrand qu’on a d’ailleurs souvent comparé à un prélat !  L’attitude de Frédéric Dard face à la religion exprime une constante de son caractère, l’ambivalence. Elle possède en même temps un aspect iconoclaste, voire révolutionnaire, mais aussi un côté très conservateur qui le rattachait à une tradition catholique sans bien savoir si c’était le rite et la tradition qui lui plaisaient ou si c’était une foi véritable. Mais n’est-ce pas cette ambivalence permanente qui lui a permis de réunir sur son nom un si grand nombre de lecteurs ? N’est-ce pas aussi cette ambivalence qui a fait de lui un des maîtres du roman noir sous le nom de Frédéric Dard ? 

    Dominique Jeannerod, La passion San-Antonio, Presses Universitaires de Savoie Mont Blanc, 2021

    Domenico Gnoli, La robe rouge, 1964 

    Dans l’indispensable ouvrage de Lionel Guerdoux et Philippe Aurousseau, Berceau d’une œuvre Dard, 1938-1950[5], on avait découvert un Frédéric Dard critique, s’intéressant un peu à tout dans le domaine de la culture, la peinture, le théâtre ou encore le cinéma. Pour le cinéma son rôle est assez bien connu, il écrira des scénarios très nombreux, adaptera ses propres romans, et passera même à la mise en scène avec Une gueule comme la mienne en 1960, sans succès d’ailleurs. Son apport au théâtre est aussi assez bien connu, encore qu’il semble avoir écrit quelques pièces qui seront signées Frédéric Valmain[6]. Il mettra en scène de nombreux personnages issus de ce milieu, Les yeux pour pleurer par exemple, signé Frédéric Dard en 1957, ou alors Le mari de Léon signé San-Antonio en 1990. Ces milieux l’attiraient bien au-delà de la possibilité d’y gagner de l’argent, il y participait au point qu’il dut ses premiers succès à ses pièces de théâtre. Du reste il écrira jusqu’au bout pour le théâtre avec des succès très mitigés. 

    Dominique Jeannerod, La passion San-Antonio, Presses Universitaires de Savoie Mont Blanc, 2021

    1954, répétition de Dr Jekyll et Mr Hyde au Grand guignol avec Robert Hossein 

    Mais ses rapports à la peinture et aux peintres sont plus particuliers. Si dans ses articles d’apprenti journaliste il rendait compte du travail des peintres qu’il visitait, souvent des connaissances du milieu artistique lyonnais, il mettait aussi en scène beaucoup de figures d’artistes dans ses romans. Lui-même s’exercera à peindre. Jeannerod tente de comprendre ce qui l’intéressait là-dedans et montre qu’il n’avait pas les capacités d’être lui-même un critique d’art. il souligne deux points importants, d’abord le fait que la conception même que Dard se faisait de la peinture l’empêchait de saisir au fond son évolution, le présentant comme un simple collectionneur, un peu réactionnaire. Il faut ajouter deux bémols à cette analyse, il avait, au-delà de la passion de collectionner, une attirance profonde pour la peinture surréaliste, René Magritte notamment, qui était dans ce domaine au fond le pendant de Louis Scutenaire dans celui de l’écriture. Dans l’écriture de San-Antonio on a fait souvent le rapprochement avec une écriture surréaliste, et cela se faisait non pas par le biais d’André Breton, mais par celui des surréalistes belges qui reprochaient le manque de radicalité aux surréalistes parisiens ! Également, Jeannerod semble projeter sur Frédéric Dard sa propre conception de l’histoire de l’art vue comme une sorte de progrès continu dans la forme au-delà du sujet et non comme un simple miroir de la société. C’est d’ailleurs contradictoire avec le fait qu’il apprécie énormément les romans noirs de Frédéric Dard alors que sur le plan formel, je veux dire dans l’écriture, ils n’ont absolument rien de révolutionnaires contrairement aux San-Antonio. Mais l’idée de modernité n’est pas forcément l’unique vecteur de la critique littéraire. En vérité il y a une autre façon de regarder le rapport de Frédéric Dard à la peinture, dans ses romans, signés Frédéric Dard ou San-Antonio, comme dans les nouvelles, le peintre est un personnage très négatif, velléitaire et sournois, lâche pour tout dire, souvent engagé dans des pratiques sexuelles douteuses[7]. Il y a là sans doute une forme de jalousie puisqu’en effet Frédéric Dard se sera essayé à la peinture sans succès de son propre aveu, en amateur. Pour le reste on sait bien que la peinture est aussi et depuis longtemps une forme de placement de père de famille, et Frédéric Dard était un collectionneur ! 

    Dominique Jeannerod, La passion San-Antonio, Presses Universitaires de Savoie Mont Blanc, 2021 

    René Magritte, Le poète récompensé, 1956 

    L’ouvrage de Dominique Jeannerod est excellent, non pas parce qu’il clôture un questionnement, mais parce qu’il ouvre des portes qu’il se refuse à refermer et nous amène à réapprécier l’œuvre du créateur des Bérurier autrement. Le succès de San-Antonio a rongé Frédéric Dard, comme si ses lecteurs l’avaient vampirisé à l’image du héros d’Alphonse Daudet dans homme à la cervelle d’or[8]. Dans la dernière partie de son œuvre et de sa vie, il s’était très certainement embourgeoisé, et au fond c’est peut-être cela qui l’incitait à aller de plus en plus vers des formes de plus en plus scabreuses. Pour Jeannerod à trop vouloir coller aux souhaits de ses lecteurs, Frédéric Dard s’est empêché au fond d’être meilleur, condamnant San-Antonio à disparaître avec le vieillissement de son lectorat. Et sans doute pour continuer à explorer le continent de l’œuvre de Frédéric Dard faut il nous intéresser d’un peu plus près à ce qu’il a écrit en dehors de San-Antonio. Parmi les questions soulevées il y a celle des illustrations qui accompagnaient ses livres. Jeannerod rappelle que pour beaucoup l’illustration en recouvrant le livre tend à dévaloriser l’écrit. On attribue souvent cette tendance à la littérature de gare, cette littérature qui vise à attirer le chaland, mais ce n’est pas tout à fait juste, les surréalistes, notamment André Breton avec son livre sur la peinture[9] ou sur les constellations de Joan Miro[10], ou encore avec l’édition de Nadja[11] et les situationnistes dans leur suite justement faisaient grand cas de l’image au point parfois d’en saturer le texte. Même des maisons aussi sérieuses que Gallimard, d’une manière ou d’un autre – en ajoutant des bandeaux ou en recouvrant le livre d’une jaquette – s’y sont mises elles aussi. Il faut dire que dans le purisme qui justifiait l’absence d’illustrations dans un livre ou sur sa couverture il y avait aussi une question économique, puisque cela revenait moins cher, tout en se distinguant des magazines ! En outre les couvertures de Gourdon que les amateurs de San-Antonio aiment tant étaient un clin d’œil au cinéma puisque très souvent cet illustre illustrateur recopiait des portraits de stars du moment, on pouvait y reconnaître aussi bien Alain Delon que Curt Jürgens, ou encore Eddie Constantine, dans ces figures qui étaient censées représenter le commissaire San-Antonio. 

    Dominique Jeannerod, La passion San-Antonio, Presses Universitaires de Savoie Mont Blanc, 2021

     Dominico Gnoli, La pelliccia, 1966



    [1] Fleuve noir, 2021.

    [2] François Rouquet et Fabrice Virgili, Les Français les Françaises et l’épuration, Gallimard, 2018.

    [3] Entretiens avec Sophie Lannes, Stock, 1975.

    [4] Frédéric Dard, Monseigneur Mamie, D’homme à homme, Editions Favre, 1984.

    [5] Edition de l’Oncle Archibald, 2016.

    [6] Alexandre Clément, L’affaire Dard Simenon, La nuit du chasseur, 2012.

    [7] Frédéric Dard, Rendez vous chez un lâche, Fleuve noir, 1959.

    [8] Les lettres de mon moulin, Lemerre, 1879.

    [9] Le surréalisme et la peinture, Gallimard 1928.

    [10] Constellations, publié par Pierre Matisse en 1958, avec une mise en regard de la prose d’André Breton et de vingt-deux gouaches de Miró.

    [11] André Breton publiera Nadja en 1928 chez Gallimard avec des illustrations, mais avec une couverture blanche, puis en 1964 il en fera paraitre une autre édition en Livre de Poche, avec une couverture en couleur.

    « Voitures volées, Hot cars, Donald McDougall, 1956J’aurais ta peau, I, the jury, Harry Essex, 1953 »
    Partager via Gmail

    Tags Tags : , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :