• Fargo, Joel & Ethan Coen, 1996

    Fargo, Joel & Ethan Coen, 1996 

    Si Barton Fink a été une déception commerciale, la Palme d’or reçue à Cannes a permis aux frères Coen de lever des fonds importants – on parle de 40 000 000 de $ – pour tourner The Hudsucker proxy, le succès n’a pas été au rendez vous. C’est un film que j’aime beaucoup, encore une fois sur la nostalgie de l’Amérique, avec des acteurs excellents, Tim Robbins et Paul Newman. Il ne rapporta que 4 millions de $. Ce film a été très mal considéré, boudé par le public comme par la critique. Mais enfin il ne concerne pas le film noir, c’est plutôt une comédie, parodiant la niaiserie des films de Frank Capra, on le laissera de côté. Les frères Coen, quoique se mettant à deux, n’étaient pas trop prolifiques, il y a trois entre Barton Fink et The Hudsucker proxy, et trois années vont s’écouler encore avant de réaliser Fargo. Ce temps si long peut s’expliquer de deux manières, la difficulté de financer leur projet, ou le meilleur soin apporté à l’écriture du scénario. A la différence de tous les films que nous venons de citer, Fargo ne se veut pas un film nostalgique, mais une peinture de l’Amérique au présent, bien qu’il soit officiellement situé en 1987, à l’époque du début de sa glaciation. Sans renier leur manière ironique d’aborder le film noir, les frères Coen vont cependant modifier leur approche. Ils vont déjà se contenter d’un budget plus modeste, notamment en utilisant les décors réels. Mais ils vont abandonner cette forme claustrophobique qu’on trouvait dans leurs précédents films et donc aérer plus volontiers leur propos. Contrairement à Barton Fink, centré sur un seul personnage, il y a ici plusieurs centres d’intérêt, ce qui permet d’éviter les monologues, et donner plus de vie à l’ensemble et de faire exister les personnages plus par leur actions que par leurs dialogues. 

    Fargo, Joel & Ethan Coen, 1996 

    Carl et Gaear roulent vers Brainerd 

    Jerry Lundegaard embauche deux truands pour enlever sa femme, avec l’idée qu’ils partageront tous les trois la rançon que versera le beau-père. Il a en effet des soucis d’argent et veut investir dans l’achat d’un terrain. Son beau-père et son ami Grossman trouvent le projet intéressant, mais ils veulent se l’approprier et évincer Jerry de l’affaire contre une maigre commission. Bien que Jerry ait essayé de joindre Carl et Gaear pour stopper le projet d’enlèvement, celui-ci est en route. Les deux truands après avoir passé une nuit avec deux putes, vont s’attaquer à Jean. Ils la saucissonne et prennent la route. Mais ils sont arrêtés par un policier. Gaear le descend, et comme si cela ne suffisait pas, il descend deux témoins, un homme et une femme qui ont croisé leur route. Marge Gunderson, policière et enceinte de sept mois, est prévenue et va se rendre sur les lieux pour enquêter. Rapidement les policiers vont se rendre compte que les tueurs étaient deux, et que leur voiture était neuve. Tandis qu’ils mènent l’enquête, Jerry tente de convaincre son beau-père de lui confier 1 million de $ qu’il remettra tout seul aux ravisseurs. Ceux-ci ont augmenté leurs exigences. Ils veulent maintenant 80 000 $, arguant du fait qu’il y a eu trois morts. Jerry est par ailleurs harcelé par son banquier qui lui demande des comptes sur les crédits engagés. En outre, voilà maintenant Marge qui se pointe car elle se demande s’il n’y a pas une voiture qui viendrait du garage et qui aurait disparu Wade le beau-père de Jerry a réuni 1 million de $, et il décide d’aller tout seul remettre la rançon. Mais l’échange tourne mal, il blesse Carl, mais se fait tuer par lui. Car empoche la rançon et décide de dire à Gaear que seulement 80 000 $ ont été versés. Marge va repérer un appel passé à Shep Proudfoot, en fait celui qui a mis Jerry sur la piste de Carl et Gaear. Elle réinterroge Jerry, mais celui-ci prend la fuite. Pendant ce temps Gaear a tué Jean. Lorsque Carl revient, il se dispute avec lui pour savoir qui prendra la voiture. Gaear tue Carl et le passe à la broyeuse. C’est à ce moment là que Marge arrive, le blesse et l’embarque. La police ramassera plus tard Jerry dans un motel où il s’était planqué. 

    Fargo, Joel & Ethan Coen, 1996 

    Jean voit un agresseur casser sa baie 

    S’il y a beaucoup de choses dans ce film, ce qui domine, c’est le caractère erratique des délinquants, Carl, Gaear et Jerry, ne savent pas trop ce qu’ils font. C’est un peu comme s’ils rêvaient de fortunes diverses, mais ils vont se heurter à la rigidité de la société. Jerry est à la base un vendeur d’automobiles qui essaie d’échapper à la tyrannie de son beau-père qui n’en manque pas une pour le rabaisser. En montant son coup foireux du vrai-faux enlèvement, il rentre de fait en compétition avec lui. Mais c’est un faible, et pire encore il engage des médiocres pour réaliser l’enlèvement. Ça fait beaucoup d’handicaps ! Au début du film on nous annonce qu’il s’agit d’une histoire vraie. Mais à la fin, finalement on nous dit que non. De fait si cette fable est vraie, c’est moins dans le déroulement des faits que dans le portrait psychologique des protagonistes. Les Coens ont pris cette habitude, à cette époque, de présenter les délinquants comme des imbéciles, ou comme des hallucinés. Carl et Gaear s’appliquent à laisser des traces de leur passage un peu de partout. Ils facilitent le travail de la police autant qu’ils peuvent. Pour cacher leurs écarts de conduite, ils déconnent encore un peu plus. C’est ainsi que Carl dissimule la valise de billets sous la neige, au milieu de nulle part pour être sûr de ne jamais la retrouver. Gaear ne trouve rien de mieux que de perdre son temps à passer ses victimes à la broyeuse au lieu de fuir le plus loin possible. Leur commanditaire, Jerry, est presque pire qu’eux, il se planque dans un motel. Dans cette conjuration des imbéciles, Carl ira même à téléphoner à Shep depuis l’hôtel où ils se sont arrêtés pour tirer un coup avec deux putes. Et auparavant, Jerry avait prêté une voiture neuve avec plaque d’immatriculation du garage pour que les deux guignols commettent leur enlèvement scabreux. 

    Fargo, Joel & Ethan Coen, 1996 

    Jerry comprend que Jean a été enlevée 

    Mais à côté de cette conjuration des imbéciles, les autres ne valent guère mieux. Marge va rencontrer un asiatique, ancienne connaissance de ses années de lycée, à, moitié fou qui raconte n’importe quoi et la drague de manière éhontée. Le beau père de Jerry, Wade, n’aime pas son beau fils, il ne manque jamais de le lui faire savoir. Il tente d’abord de le spolier d’une affaire apparemment juteuse, puis, naïvement, ne lui faisant pas confiance, il va à la rencontre des ravisseurs, et ce sera sa perte. L’ensemble des personnages donne l’impression d’avoir le cerveau congelé à cause du froid. Marge vit avec une sorte de peintre, et on comprend que c’est elle qui fait bouillir la marmite. Il ne se rend compte de rien, et encore moins des dangers que court son épouse enceinte. Celle-ci est le seul personnage un peu positif. C’est une battante, déterminée, qui accomplit son devoir d’une manière professionnelle, sans émoi superflu. Incidemment, le film démontre la fausseté de l’institution familiale. Si Jerry se lance dans des combinaisons scabreuses, c’est parce qu’il ne supporte plus sa famille et principalement son beau père. On ne saura pas d’ailleurs ce qu’il comptait faire de l’argent ainsi soutiré par l’enlèvement. A-t-il seulement un plan ? Rien n’est moins sûr. Mais il veut prendre la fuite, quitter cette contrée inhospitalière où tout semble mort. 

    Fargo, Joel & Ethan Coen, 1996 

    Marge va constater la mort d’un policier et de deux témoins 

    C’est un film volontairement bleuté, à cause de la neige, le sol et le ciel semble se confondre. Traversé par des routes rectilignes qui ne mènent nulle part, ce pays donne une impression d’abandon, impression camouflée par une fausse prospérité. Les décors réels sont judicieusement choisis, comme si on avait pensé aux décors avant même que d’y coller une histoire. Ce que les Coen filment, c’est le vide et le désespoir d’une absence de communication. Une grande partie du film nous montre des gens qui regardent la télévision et ne s’occupent pas de ceux qui leur parlent. La télévision est présentée comme l’ennemi. Cette fascination pour cet instrument est partagée aussi bien par les gangsters que par Wade, ou les époux Gunderson. Cela permet de filmer les regards vides de ceux qui s’adonnent à cette fantaisie. Les Coen faisant du cinéma, il est normal qu’ils craignent la télévision bien sûr, mais cela va un peu plus loin. Le film coche d’ailleurs à peu près toutes les rubriques, y compris en ce qui concerne les nouvelles formes de violence, développées dans l’ouvrage de Gilles Lipovetsky intitulé L’ère du vide[1] et qui montre comment la consommation enferme les consommateurs et les isole. L’enjeu de la mise en scène est de tourner ces attitudes en dérision, sans perdre le point de vue critique. 

    Fargo, Joel & Ethan Coen, 1996 

    Jerry discute avec son beau-père de la rançon 

    Comme à leur ordinaire, les frères Coen s’attardent sur les visages qui sont souvent immobiles et glacés, quoiqu’ils ne masquent pas toujours la violence latente. On verra ainsi Shep Proudfoot se déchainer contre Carl et le jeter dehors comme un malpropre. On remarquera que les scènes de dialogue sont filmées un peu différemment de ce qu’ils font d‘habitude. La caméra est un peu plus mobile et le champ-contrechamp est un peu moins systématique. Le découpage est rapide, le rythme est bon. On note que Marge n’apparait qu’après le premier tiers du film, et encore c’est pour la voir engloutir son petit déjeuner que son mari lui prépare, on sait que les frères Coen aiment les très longues introductions. La fluidité de la mise en scène est très bien soutenu par la photographie de Roger Deakins, leur photographe habituel.

     Fargo, Joel & Ethan Coen, 1996 

    Marge interroge Shep Proudfoot 

    L’interprétation est excellente. D’abord Frances McDormand dans le rôle de Marge. Elle joue la policière enceinte. En vérité c’est un rôle assez étrange parce qu’on sait qu’après son mariage en 1984 avec Joel Coen elle n’a pas pu avoir d’enfant, et qu’elle en a adopté un en 1994. Mais si on laisse de côté ce détail, est comme d’habitude excellente, par exemple lorsqu’elle fait ferme sa bouche à Jerry qui prend son interrogatoire de haut. Derrière une naïveté évidente, elle représente la force. William H. Macy est Jerry, le nerveux commanditaire de l’enlèvement. Un peu hystérique sur les bords, il démontre toute la finesse de son jeu dans son obséquiosité envers son beau-père ou envers les truands qu’il a embauchés. Ces truands sont incarnés par Steve Buscemi, habitué des rôles où il faut parler beaucoup et démontrer sa nervosité. La carrure de Peter Stormare impressionne dans le rôle de Gaear, il n’a presque pas de dialogues à dire. Les seconds rôles sont très soignés, à commencé par les femmes qui vendent leurs charmes aux gangsters, y compris Jessica Shepherd qui s’enfuit à poil dans le couloir de l’hôtel tandis que Carl reçoit sa raclée. La prestation de Steve Park dans le rôle de l’ami asiatique de Marge est un peu plus convenue, et celle de Kristin Rudrüd dans celui de la femme de Jerry est bien trop bref pour qu’on en juge. 

    Fargo, Joel & Ethan Coen, 1996 

    Carl abat Wade 

    C’est donc un excellent film noir à l’ironie mordante, et suffisamment désespéré pour intriguer le spectateur jusqu’au bout. La réception critique fut excellente, et les deux frères raflèrent encore de nouveaux prix dont le prix de la mise en scène à Cannes et deux Oscars dont celui d’interprétation pour Frances McDormand. Le public a suivi au-delà de toute attente, et ce fut à cette époque leur plus gros succès, d’autant que le budget était relativement modeste. Ce succès critique et public amena les frères Coen à produire une série télévisée sur des thèmes assez proches et intitulée Fargo. Il y eut quatre saisons et une quarantaine d’épisodes. Ce fut un succès durable et le film marqua les esprits aussi bien pour la scène de la broyeuse que pour les décors glacés dans lesquels se déroule cette fable. Peut être un des meilleurs films des frères Coen. 

    Fargo, Joel & Ethan Coen, 1996 

    Gaear a fait passer Carl dans la broyeuse

    Fargo, Joel & Ethan Coen, 1996

    Sur le tournage de Fargo

       

     

     


    [1] Gallimard, 1983.

     

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