• Gibier de Potence, Roger Richebé, 1951

    Gibier de Potence, Roger Richebé, 1951

    Ce film démontre, même dans ses imperfections, que quoi que Borde et Chaumeton en aient dit, il existât très tôt une tendance pour le film noir en France. Celle-ci plongeait ses racines dans les films d’avant-guerre, Duvivier, Renoir, Carné, marqués par la fatalité autant que par le naturalisme. Mais avec le déferlement des films noirs américains, elle prendra une autre direction. Nous pouvons rapprocher ce film de La moucharde[1], les deux personnages principaux sont d’abord des orphelins, des sans-famille qui chercheront à se rattacher à tout ce qui semble leur donner un peu de sécurité. Mais leur instinct les emporte dans une volonté de se punir eux-mêmes et les faits commettre des actes qui les feront glisser sur la pente fatale. Richebé a une très mauvaise réputation, comme Guy Lefranc si je puis dire. Mais cette mauvaise réputation lui vient des critiques de la Nouvelle Vague, elle est donc très exagérée. Il est vrai que son éclectisme l’entraîne souvent vers des productions besogneuses. Ici il choisit d’adapter un roman naturaliste de Jean-Louis Curtis, prix Goncourt en 1947, ancien héros de la Seconde Guerre mondiale, d’abord dans l’aviation en 1940, puis ensuite lors de campagne de libération de la France en 1944 dans es corps francs. Ecrivain oublié aujourd’hui, il avait pourtant énormément de succès jusque dans les années soixante. En quelque sorte son œuvre participait du réarmement moral d’une France traumatisée. 

    Gibier de Potence, Roger Richebé, 1951  

    Marceau Le Guern est un orphelin, élevé par les pères, il se retrouve à 18 ans livré à lui-même. C’est un caractère têtu et renfermé, bagarreur, blessé par la vie. Il trouvera un emploi de garçon-boucher, mais il s’en fait éjecter parce qu’il a séduit la femme de son patron. Déprimé et fauché, il va rencontrer Alice Combe, une femme d’âge mur qui derrière le paravent d’un commerce de frivolités organise des trafics nombreux et variés. Entre autres elle va faire faire des photos pornographiques à Marceau. Elle le manipule presqu’ouvertement, ce qui ne lui empêche pas de manifester une certaine tendresse à son endroit. Alice le pousse aussi à se faire entretenir par des femmes vieillissantes qui apprécient son corps juvénile et athlétique. Mais celui-ci se lasse et s’écarte de la sulfureuse Madame Alice. La guerre le voit mobilisé. Puis fait prisonnier, décoré, il retourne finalement à la vie normale en trainant son ennui. Tout a changé cependant, à commencer par l’orphelinat, le père Bénédict qui l’a en quelque sorte éduqué et servi de père de substitution, est mort, il ressent ce manque bien au-delà de la nostalgie. En rencontrant Ginette, une de ses anciennes partenaires de photographie pornographique, il lui vient l’idée de renouer avec son ancienne maquerelle. Celle-ci a abandonné le commerce des frivolités et maintenant joue les entremetteuses pour des riches femmes en mal d’amour. Elle va transformer l’ombrageux Marceau en gigolo. Elle va ensuite se servir de lui pour escroquer une famille très riche. Mais l’imprévu est là, dans cette famille très bon genre, il y a la jeune et pure Dominique dont Marceau tombe amoureux. On comprend qu’Alice, bien qu’elle ne soit pas la maîtresse de Marceau, en conçoit de l’amertume, voire, quoi qu’on en dire de la jalousie. Marceau en même temps qu’il développe sa romance avec Dominique, va finir par renoncer à la combine montée par Alice. Il veut se marier, tout laisser tomber et partir à l’étranger, au Chili pour y refaire sa vie. Mais Alice va tenter de le faire chanter pour tenter de le conserver sous sa coupe. Elle menace de révéler à Dominique qu’avant la guerre il a posé pour des photos « cochonnes » comme on disait. Une dispute s’ensuit, et alors qu’Alice lui tire dessus, en se défendant, il va la renverser contre un meuble où elle se fracasse le crâne et meurt. Marceau songe à fuir, mais comme il ne veut pas renoncer à Dominique, il décide sur les conseils du père Quentin de se livrer à la police avec l’idée de cesser de fuir ses responsabilités et peut-être de refaire une nouvelle vie. 

    Gibier de Potence, Roger Richebé, 1951 

    Marceau démobilisé retourne à l’orphelinat 

    Le scénario souffre d’un énorme déséquilibre, la première moitié est diverse et plutôt bien enlevée, la seconde plus poussive et centrée uniquement sur les contradictions de Marceau qui en même temps qu’il déclare sa flamme à Dominique doit aider Alice à monter son escroquerie. Ce déséquilibre se traduit par deux tonalités différentes. La première partie est en effet cynique et très noire, Marceau et Alice deviennent complices parce qu’ils ont une revanche à prendre, et que l’accès aux classes supérieures leur est bouché. La seconde, bien que la fatalité soit toujours là et mène le jeu, verse plutôt dans le mélo et la bien-pensance. Si on ne connait pas tout à fait l’issue du procès qui s’ensuivra, on peut raisonnablement penser que Marceau accédera à la rédemption définitive et pourra filer le parfait amour avec Dominique, le dernier plan l’indique. On relèvera également que les prêtres sont de bons zigues qui travaillent en permanence à remettre le difficile Marceau dans le droit chemin. Ce qui donne des côtés un peu mièvres à l’ensemble. Cependant, c’est le positionnement des personnages qui est remarquablement intéressant. D’abord l’orphelin Marceau, un peu brute, écorché vif, il cherche manifestement un port d’attache une famille, mais sans y croire. C’est un condamné de longue date. Il se sent exclu de tout et ça le rend mauvais. Mais il est tiraillé entre ce ressentiment et quelque chose d’un peu plus pur, ce qu’il appellera des principes lorsqu’il refusera de se faire maquereau. Mais curieusement, en tombant sous la coupe de Madame Alice, c’est lui qui joue le rôle de la pute et Madame Alice qui le maquereaute ! Cette inversion des sexes dans couple maquereau-pute est intéressante, parce que même s’il sait qu’il doit fuir Madame Alice, il a du mal à s’y résoudre. 

    Gibier de Potence, Roger Richebé, 1951

    Garçon boucher, il se fait mettre à la porte 

    Également, Alice qui elle aussi a été blessée par la vie, elle a été violée à l’âge de 8 ans, est un personnage d’un grand cynisme, manipulateur qui cherche à se venger des avanies qu’elle a dû subir dans sa vie. Dotée d’un sens entrepreneurial évident, elle met celui-ci au service du mal. Elle corrompt Marceau, mais elle veut aussi détruire la relation qu’il ébauche avec Dominique. Celle-ci ne représente rien ou pas grand-chose. C’est ce que dit Alice, et c’est ce qu’on voit, mais ce que se refuse à voir Marceau lui-même. A part la naïve Dominique, tous les autres personnages sont ambigus. Alice se refuse de coucher avec Marceau, non pas pour rendre impure une amitié naissante, mais pour empêcher celui-ci d’atteindre à son intimité, car alors elle n’aurait plus de défense contre son jeune protégé, et deviendrait en quelque sorte sa pute. Marceau n’est pas très clair. Quand il fricote avec la femme du boucher que cherche-t-il ? Du pouvoir ? A tester son aura sur les femmes qui passent à sa portée ? Alice comme Marceau sont des « abandonnés », et c’est pourquoi ils existent à l’ombre de l’Eglise dont ils refusent l’aide et l’amour. Notez que Marceau a retiré un sentiment très ambigu de son passage chez les Frères. Si le père Bénédict est bien un père de substitution, il n’a aucune confiance dans les autres curetons, comme s’il leur reprochait quelque chose. La scène avec le père Quentin est à cet égard édifiante. 

    Gibier de Potence, Roger Richebé, 1951

    Madame Alice lui fait faire des photos pornos 

    Il y a donc de très bonnes choses, et aussi cette difficile sortie de l’enfance de Marceau, il reviendra raviver ses souvenirs à l’ombre de l’orphelinat, jalousant quelque part les enfants presqu’innocents qui y sont encore. C’est une manière de refuser d’accepter ses responsabilités. Dans la manière de construire le récit, Richebé qui est aussi le producteur du film, il y a manifestement une influence des films noirs américains. Par exemple cet homme encore jeune et désabusé qui revient de la guerre et qui ne retrouve plus ses marques. Ensuite les flash-backs qui s’enchainent et permettent de découper le récit d’une manière non-linéaire pour en faire ressortir la confusion comme pour en alimenter le suspense. Et c’est bien pourquoi la première partie est plus attachante que la seconde. C’est la construction d’un homme fait de pièces et de morceaux, balloté par la vie et qui tente d’échapper à sa détermination sociale en renforçant sa carapace. On le montre en permanence sur la défensive, dans la recherche d’un rapport de forces qui lui soit favorable. On va trouver des très belles scènes puissamment aidées par l’excellente photographie de Philippe Agostini qui démontrera ailleurs chez Bresson ou chez Autant-Lara qu’il est à l’aise dans ce clair-obscur des âmes. Les scènes à l’orphelinat sont très soignées, avec une belle compréhension de l’espace, saisit avec de longs travellings mais aussi avec de la profondeur de champ. La scène à la gare avec Ernest est aussi excellente avec cette dimension de l’attente. Mais il y a des scènes plus naturalistes si je puis dire, comme celles où Marceau doit affronter le courroux de son patron. Il semble d’ailleurs que celles-ci aient été à l’origine d’une partie de l’ouvrage d’Albert Simonin, De mouron pour les petits oiseaux qui sera porté à l’écran par Marcel Carné en 1962. Il y a peut-être un peu trop de dialogues sensés expliquer au spectateur, et ça alourdit l’ensemble. 

    Gibier de Potence, Roger Richebé, 1951 

    Ernest propose à Marceau de faire le maquereau 

    Contrairement à ce qu’on pourrait prévoir, ce ne sont pas les scènes entre Marceau et Dominique qui sont les plus émouvantes, mais d’abord celle entre Ginette et Marceau, lorsque celui-ci l’amène trinquer à leurs retrouvailles et lorsqu’il lui donne de l’argent. Et puis quelques moments d’intimité vraie que Marceau va partager avec Alice, notamment lorsqu’elle parle de son viol, on comprend qu’en effet elle est une femme frigide. Même si certaines scènes comme la dispute entre Marceau et Henriette la femme qui l’entretient et qui croit avoir des droits sur lui, tourne un peu à la pantalonnade, c’est bien d’un film noir dont il s’agit dans la démonstration visuelle de la fatalité. La dernière scène c’est Marceau qui franchit la porte de la maison du frère Quentin et qui se livre à la gendarmerie. L’arcade au-dessus de sa tête est comme la promesse de la rédemption en ce qu’elle représente la voute céleste. Les scènes tournées dans le château lui-même semblent plus convenues sous prétexte de montrer comment l’opulence écrase ce pauvre Marceau. On considérera que les scènes de la baignade nue dans la piscine est le moment très érotique du film puisque les deux jeunes gens se sont promis de ne pas se toucher lors de ce bain de minuit ! La perversité de la jeune Dominique est à son comble dans cette exigence ! Certes on peut toujours dire aux censeurs qu’il ne faut pas y voir du mal, qu’au contraire, elle cherche une forme de pureté et d’innocence dans sa nudité exhibée ainsi, mais nous qui sommes avertis de la duplicité des jeunes femmes, nous ne sommes pas dupes !! En tous les cas ça donne un moment de tension très bienvenu, et on verra Nicole Courcel dans son plus simple appareil ! Sans doute que Richebé visait un petit scandale pour booster un peu son film, le titre lui-même était là pour ça. 

    Gibier de Potence, Roger Richebé, 1951 

    Il retrouve Ginette avec qui il a posé 

    Bien que ce soit le nom d’Arletty qui se trouve en haut de l’affiche, c’est bien Georges Marchal qui est la vedette de ce film.  A l’époque on le présentait comme le rival, en un peu plus viril toutefois, de Jean Marais qui était la grande vedette adulée de la gent féminine ! Georges Marchal ne fera pas une carrière déshonorante, il tournera notamment plusieurs fois avec Buñuel. Il tournera dans un bon film noir, La soupe à la grimace de Jean Sacha d’après le roman de Terry Stewart. Il sera aussi un pilier des péplums, faisant carrière en Italie. Il est pourtant ici très crédible en jeune homme en colère qui va devenir un homme torturé par les remords, marqué par la guerre. Arletty qu’on ne présente plus, vient loin derrière, elle est forcément moins présente que lui à l’écran. Mais elle tient son rang, surtout dans les scènes où elle révèle ses blessures. Elle est parfois un peu hésitante, comme absente. Nicole Courcel tient le rôle de Dominique. Lancée par Jacques Becker dans Rendez-vous de juillet, elle est complètement oubliée aujourd’hui. Ici elle a un rôle difficile si elle veut éviter la niaiserie, et elle ne l’évite pas toujours, se réfugiant dans des mines un peu boudeuses. D’autres acteurs solides qui connaîtront une reconnaissance bien méritée complète la distribution. Robert Dalban l’inévitable acariâtre boucher est comme toujours excellent. Si Pierre Dux est assez peu convaincant dans le rôle du père Quentin, André Carnège est remarquable dans le rôle de Frère Bénédict. Richebé tente de prendre un tournant moderne en intégrant ç des acteurs très chevronnés la nouvelle vague si je peux dire avec Georges Marchal et Nicole Courcel qui seront très largement boudés pas les critiques et les réalisateurs de la Nouvelle Vague avec des majuscules. 

    Gibier de Potence, Roger Richebé, 1951 

    Alice menace Marceau de faire des révélations à Dominique 

    Le film vaut un peu plus que le détour, surtout pour la première partie, et prouve une fois de plus que le film noir à la française a existé. Il est très audacieux aussi pour l’époque par cette idée de traiter de la prostitution masculine et la pornographie, donc dans cette volonté de dévoiler les turpitudes des uns et des autres – des bourgeoises mûres et riches – derrière les masques d’une convenance sociale de circonstance. 

    Gibier de Potence, Roger Richebé, 1951

    Alice est morte 

    Gibier de Potence, Roger Richebé, 1951

    Les gendarmes viennent arrêter Marceau

    « Les rats, Die ratten, Robert Siodmak, 1955Cran d’arrêt, Yves Boisset, 1970 »
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