• Les rats, Die ratten, Robert Siodmak, 1955

     Les rats, Die ratten, Robert Siodmak, 1955 

    Die ratten signe le retour de Robert Siodmak dans son pays natal. Il y a en gros trois périodes dans sa filmographie, d’abord avant-guerre, une carrière brillante et innovante qui le rendra célèbre en Allemagne – Les hommes du dimanche – et en France - Mollenard, ensuite une carrière aux Etats-Unis où il deviendra un maître dans le développement du film noir. En 1954, pour des tas de raisons, il ne veut plus tourner aux Etats-Unis où pourtant il a rencontré de très gros succès et où il a trouvé une vraie reconnaissance critique.  Mais le système hollywoodien l’a rendu peut-être riche, mais amer, et il s’est mal adapté, comme de nombreux exilés judéo-allemands, au mode de vie américain. Sa culture d’origine lui manque, l’Europe lui manque. Mais il faut bien l’avouer, même si certains ont exagéré la moindre qualité de cette troisième étape de son œuvre, nous ne sommes plus dans une période de très grande créativité. Die ratten est en vérité un film étrange qui tient tout autant du film social que du film noir. Un film plein de larmes et de sang. Il est basé sur une pièce célèbre de Gerhard Hauptmann qui date d’avant la Première Guerre mondiale, et qui est toujours régulièrement jouée en Allemagne. Souvent négligé par les exégèses de l’œuvre de Robert Siodmak, il présente pourtant un intérêt certain. A La même époque, l’Allemagne nouvelle tente de faire revenir les exilés, elle y arrivera avec Fritz Lang, avec Robert Siodmak, mais ce sera un simple feu de paille, le cinéma allemand avait passé son heure de gloire, et c’est avec leur auréole gagné chèrement à Hollywood que ces grands réalisateurs reviennent dans leur pays. C’est d’ailleurs le producteur de Die ratten, Artur Brauner, qui fera revenir aussi en Allemagne Fritz Lang et William Dieterle. Ce producteur est très ambitieux, et s’il est certain que Die ratten est pleinement un film de Siodmak, il est tout autant celui de Brauner. C’est lui qui avait acheté les droits d’adaptation de la pièce, bien avant que Siodmak intervienne sur ce projet. Cependant, le réalisateur connaissait la pièce, et avait été séduit, au-delà de ses possibilités mélodramatiques, par l’aspect « lutte des classes »[1]. Même si la transposition tente d’éviter le misérabilisme de la pièce, cette dimension est tout à fait visible. Mais comme on va le voir, et contrairement à ce que dit Hervé Dumont, cette œuvre ne peut pas être considérée comme « naturaliste », elle tire sa force du symbolisme qu’elle met en jeu, et des formes allégoriques de sa réalisation, quelles qu’aient été les intentions de Hauptmann ou de Siodmak. 

    Les rats, Die ratten, Robert Siodmak, 1955 

    Pauline Karka vient de la Pologne passé sous le contrôle des Soviétiques. Ce n’est pas une réfugiée politique, mais elle vient à Berlin, pensant qu’elle y retrouvera l’homme qui l’a mise enceinte et qui lui a promis le mariage. Elle doit accoucher dans pas très longtemps. Mais elle ne le trouve pas. Désespérée, elle songe à la fois à se venger ou à se suicider. Presque par hasard elle va tomber sur Anna John, dont le mari transporteur semble très bien gagner sa vie. Anna va donc rassurer un peu Pauline, lui donner du travail et l’héberger. Les John règnent sur une étrange maisonnée où cohabite tout un peuple de personnes un peu larguées par la vie, Bruno, le frère d’Anna, menteur et voleur, Madame Knobbe qui a une fille adolescente et qui vient de mettre au monde toute seule un nouveau-né. Et puis Hassenreuther, un acteur de théâtre en chômage, complètement inadapté au monde nouveau. Pendant que Karl John effectue des livraisons au loin de Berlin, sa femme va tenter de « voler » l’enfant de Pauline qui va naître. En effet, elle vient de perdre l’enfant qu’elle portait, et elle ne l’a pas dit à son mari. Elle pense que celui-ci risque de la quitter si elle ne peut lui donner de descendance. Pauline va donc accoucher dans cette étrange maison le soir de Noël, Anna déclarera que l’enfant est à elle. Mais Pauline est rongée par le remord. Anna va charger son frère Bruno de la faire quitter Berlin. Celui-ci doit lui fournir des papiers pour qu’elle continue à aller vers l’Ouest et qu’elle les oublie. Pauline va voler l’enfant de Madame Knobbe, croyant que c’est le sien. Mais celui-ci va mourir. Pauline revient pour tenter de récupérer son fils, Bruno s’y oppose. La nuit du réveillon du Jour de l’An, Bruno entraîne Pauline dans une fête endiablée où tous les deux se saoulent. Pour garder l’argent qu’Anna a donné pour le départ de Pauline, Bruno va tenter de la tuer. Mais dans la furieuse bataille qui s’ensuit, c’est lui qui est tué. Pauline, hagarde, va tenter de passer à l’Ouest, mais les policiers la retiennent à cause de ses propos incohérents et convoquent Anna et son mari. C’est Anna qui va raconter l’histoire et les misères que la jeune Pauline a subies, elle fait par de ses remords, et on comprend que la jeune mère va retrouver son enfant et continuer à vivre.  

    Les rats, Die ratten, Robert Siodmak, 1955 

    Pauline tente de passer dans le secteur britannique 

    Comme on l’a dit, c’est une pièce de théâtre qui est à l’origine de ce film, et ça se voit, d’abord par ce décor quasiment unique où se débattent des échantillons d’humanité qui se veulent exemplaires d’une vie sociale en phase de recomposition douloureuse. Ensuite par cette unité de temps qui fait que l’entièreté de l’histoire se déroule entre deux réveillons. Les symboles vont être abondants, la mère seule et abandonnée, l’enfant qui devrait être le renouveau mais qui entraîne le malheur. Et puis il y a ce couple John qui est l’avenir de la nouvelle Allemagne, âpre au gain, presque cupide, s’arrangeant avec sa conscience. On pourrait presque dire qu’à travers ces personnages, seule l’Allemagne pouvait faire un tel film. Le sujet est celui-ci : si tous les Allemands sont coupables, ils ne le sont pas au même degré. Spontanément, ils ne peuvent pas se débarrasser de cette culpabilité, ils doivent y travailler. Ils sont tous menteurs. Anna ment à son mari, mais celui-ci s’est éloigné de la maison pour piéger son beau-frère dont il veut se débarrasser. Il ment donc à sa femme. Bruno ment à sa sœur et vole l’argent destiné à Pauline. Hassenreuther se ment à lui-même en feignant de croire qu’il est un grand acteur malchanceux. Madame Knobbe qui travaille la nuit comme entraîneuse, fait semblant de croire qu’elle possède quelque talent. Pauline représente l’innocence. C’est elle qui va dénoncer indirectement tous les mensonges que porte en elle-même la société. Naïve, elle est l’éternelle victime de la fourberie masculine et au-delà l’ensemble d’un système social. Elle n’a guère de défense. Elle finit par provoquer des désastres, notamment la mort de l’enfant de Madame Knobbe. La forme allégorique du film est représentée par le contrepoint entre l’acteur déchu et au chômage qui se voudrait le récitant, et la démonstration du drame qui se déroule à ses côtés. Dans un premier temps, on peut se demander à quoi sert le personnage d’Hassenreuther puisqu’il n’apporte rien à l’histoire, et ensuite en revoyant le film, on se dit qu’il est un commentaire qui met une distance quasi-brechtienne entre le spectateur et le drame proprement dit. Il introduit en quelque sorte à l’ambiguïté criminelle des personnages, et là il rejoint un des propos du film noir.

    Les rats, Die ratten, Robert Siodmak, 1955 

    Anna et Karl John sont convoqués par la police 

    La deuxième lecture dépasse donc la part de naturalisme que l’histoire contient par force. La jeune Pauline n’est pas seulement victime, elle est aussi déterminée par une soif de vengeance qui va la pousser au meurtre de Bruno dont elle fracasse le crâne avec une joie non-dissimulée. Anna est fourbe, voleuse et menteuse, mais on ne peut pas se défaire de l’idée qu’elle a aussi de la pitié pour Pauline, du reste c’est elle qui racontera toute l’histoire à la police pour la disculper du meurtre de Bruno. Même ce dernier qui se propose pourtant d’étrangler la misérable Pauline, semble touché par sa naïveté, il tentera d’égailler sa vie en l’amenant faire la fête, en la sortant de sa solitude. C’est jusqu’à la jeune Selma de manifester ce caractère double, cette presqu’enfant, qui s’occupe de sa petite sœur en lieu et place de sa mère, manifeste aussi pourtant le désir de corrompre sexuellement Bruno, mais celui-ci refusera, non pas par honnêteté, mais par crainte d’avoir des ennuis avec la justice. Tous les caractères sont doubles, ce qui les rend difficiles à condamner sur le plan moral, mais ce qui prouve en quelque sorte qu’ils sont manipulés par le destin, c’est-à-dire par leur condition sociale. Plus que naturaliste, le principe est « matérialiste ». Et c’est donc tout naturellement que la lutte entre les deux femmes, Anna et Pauline, va devenir l’argument principal. C’est-à-dire la mécanique du drame. 

    Les rats, Die ratten, Robert Siodmak, 1955 

    Selma tente d’approcher Bruno 

    Evidemment, ce scénario mélodramatique verserait dans le larmoyant si c’était un autre que Siodmak qui en assure la réalisation. Il a bénéficié d’un gros budget pour ce film, et ça se voit. La magnifique photo de Göran Strindberg va dans le sens du film noir, avec des effets de cadre et d’éclairages latéraux. Mais comme ces effets ressemblent fortement à ceux qu’on trouve dans The Killers ou dans Criss-Cross, on est bien obligé de les attribuer au savoir-faire de Siodmak. La fluidité de la mise en scène est renforcée d’abord par les longs travelings latéraux, mais aussi par les angles de prise de vue très travaillés qui utilisent fort bien l’aspect baroque des décors. Il s’agit d’une sorte de caserne désaffectée, à moitié en ruines, non seulement elle est située dans un quartier un peu misérable, mais elle porte encore des traces de balles, conséquence de la féroce bataille qui s’est livrée dans Berlin avec les troupes soviétiques. Le découpage de cet espace curieux permet de présenter le décor comme un labyrinthe dans les souvenirs, la mémoire des objets, des costumes de théâtre ou des miroirs cassés. Cela suscite un jeu particulièrement intéressant avec des mouvements de caméra très fluides, glissant d’un point à un autre. L’ensemble du film est sombre, volontairement, peu de scènes sont éclairées pour suggérer la lumière du jour. Le ton est donné par la scène d’ouverture : c’est un long travelling latéral qui suit la voie de chemin de fer, avec le dessin d’une diagonale où on voit marcher Pauline à contresens d’un train de voyageurs. Elle semble sortir de la nuit. 

    Les rats, Die ratten, Robert Siodmak, 1955 

    Hassenreuther déclame du Shakespeare 

    Le film est une discussion si on peut dire sur la notion de culpabilité et sur la conscience. C’est tout naturellement que Siodmak privilégiera les points lumineux au-dessus des têtes, mais également ces arcades qui apparaitront de loin en loin, notamment quand Anna reviendra de faire enregistrer à son nom l’enfant de pauline. La puissance matérielle des décors va évidemment renforcer la fragilité des humains qui s’agitent. L’efficacité de Siodmak c’est aussi tout naturellement ces scènes de foules, que ce soit les promenades dans les rues, ou les fêtes du réveillon, tout va se trouver dans le mouvement de la caméra qui travaille souvent en surplomb. Mais Siodmak sait aussi filmer les visages en gros plan, ce qui lui permet d’introduire l’intimité des personnages et d’approfondir leur psychologie. Néanmoins, force est de convenir que le scénario péchant souvent dans le bavardage et la démonstration, la mise semble parfois ronronner. Plus qu’à adhérer à un projet, on se prend à en admirer le savoir-faire. 

    Les rats, Die ratten, Robert Siodmak, 1955

     Pauline accouche avec l’aide d’Anna 

    Le film est cependant très soutenu par l’interprétation. En premier lieu, la vedette du film c’est Maria Schell, jusque-là habituée à des rôles un peu nunuches, elle est ici méconnaissable. Elle s’est volontairement enlaidie. Les cheveux en bataille, tordant son corps pour mimer à la fois le malheur et la femme alourdit par l’enfant qu’elle porte, elle change d’allure par un simple sourire, notamment quand elle fait la photo pour le passeport. Hervé Dumont dit qu’elle le doit à la sureté de la direction d’acteurs de Siodmak. C’est bien possible, mais cela n’enlève rien à la performance de Maria Schell. On la remarquera par la suite dans l’excellent film de René Clément, Gervaise qui sera un autre succès dans un rôle difficile d’abandon et de misère. Maria Schell était une immense vedette, on dit qu’elle s’est fait tirer l’oreille avant d’accepter ce rôle, mais elle ne le regretta pas car il lui ouvrit des perspectives sur une carrière internationale, René Clément on l’a dit, mais aussi Visconti, Delmer Daves. Elle sera aussi excellente dans Une vie d’Alexandre Astruc. C’est tout de même beaucoup plus d’un numéro d’acteur. Elle manifeste à la fois une passivité et une rage très ambivalente. Elle savait tout faire, éclairer une scène d’un sourire lumineux, on l’a dit, mais aussi marcher le long d’une voie de chemin de fer pour suggérer l’abandon et la solitude. Derrière il y a Curt Jürgens, il est excellent dans le rôle du lâche et désespérant Bruno. Plutôt habitué à des rôles de vieux beau, ou de roi « sans divertissement », il est là à contre-emploi. Méchant et cruel, il laisse parfois échapper des élans de tendresse qui humanise le personnage et le fait douter de lui-même. La scène de l’affrontement dans la pénombre avec Pauline, ou encore celle de son attirance rentrée pour la très jeune Selma, sont d’une grande finesse. Si Maria Schell s’était réfugiée avec sa famille en Suisse pour fuir le nazisme, on ne peut pas en dire autant d’Heidemarie Hatheyer. Au contraire, célèbre actrice de théâtre d’abord, elle fut un des piliers du cinéma nazi. Elle est Anna et d’excellente manière, toujours à la recherche d’une possibilité de se racheter, solide comme un roc, elle a des allures de maquignon, mais également beaucoup de pitié en elle-même. On peut également citer Gustav Knuth dans le rôle de Karl John, lui aussi, acteur de théâtre renommé, avait connu la gloire dans le cinéma nazi. Mais il est très bon. D’abord effacé, il s’anime soudain dans la volonté de se débarrasser de son beau-frère. Cette distribution, on le suppose, visait tout autant à réconcilier l’Allemagne avec elle-même. 

    Les rats, Die ratten, Robert Siodmak, 1955

    Bruno Pauline et Anna reviennent de l’Etat civil 

    Si on ne perd pas son temps à voir ou revoir ce film, il faut reconnaitre tout de même qu’il a bien vieilli et qu’il ne saurait être situé sur le même plan que les grands films noirs de son réalisateur. On retiendra cependant la talentueuse leçon de cinéma de Robert Siodmak, surtout si, plutôt que de le voir comme un mélodrame, on le replace dans la filiation avec le film noir. Le film eut un succès énorme à sa sortie, en Allemagne, bien sûr, mais aussi un peu de partout en Europe. En tous les cas, Die ratten assurera la nouvelle carrière prolifique de Siodmak. Au moins avec ce film on comprendra encore un peu mieux à ce qui manque le plus au cinéma contemporain : le style ! 

    Les rats, Die ratten, Robert Siodmak, 1955 

    Pauline veut s’enfuir et aller à la police 

    Les rats, Die ratten, Robert Siodmak, 1955

    Pauline tue Bruno 



    [1] Hervé Dumont, Robert Siodmak, le maître du film noir, L’Âge d’homme, 1981.

    « Le boss, il boss, Fernando di Leo, 1973Gibier de Potence, Roger Richebé, 1951 »
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    1
    Jeudi 26 Mai 2022 à 21:59
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