• Jacques de Saint-Victor, Mafias, l’industrie de la peur, Editions du Rocher, 2008

     Jacques de Saint-Victor, Mafias, l’industrie de la peur, Editions du Rocher, 2008 

    Il existe de nombreux ouvrages sur les mafias, moins en français qu’en italien ou en anglais bien entendu car le phénomène mafieux n’est pas perçu de la même manière chez nous. On y trouve des ouvrages d’historiens, des ouvrages d’économistes et aussi des ouvrages de politologues. On a pris depuis quelques années, notamment depuis la publication de Gomorra de Roberto Saviano[1] d’analyser les phénomènes mafieux, au-delà de sa représentation glamour hollywoodienne, comme une forme particulière du capitalisme sauvage. C’est évidemment juste[2], mais cela n’épuise pas forcément le sujet. Jacques de Saint-Victor s’y est intéressé d’un point de vue historique. Il a produit plusieurs ouvrages qui tournent plus ou moins autour de cette question, dont le récent Un pouvoir invisible : les mafias et le pouvoir démocratique, XIXème-XXIème siècle[3]. En relisant les travaux des historiens sur cette question épineuse, il développe une thèse très intéressante. Il soutient que les mafias ont émergé dans les pays où la transition capitaliste s’est faite avec brutalité, et dans les manquements de l’Etat vis-à-vis de ses missions régaliennes. Par exemple, la mafia sicilienne prend son essor à partir du développement des premières formes de mondialisation au XIXème siècle, le trafic des citrons, entre autres choses parce que l’Etat n’a pas les moyens de faire appliquer la loi. Dès lors la mafia s’acoquine avec les gros propriétaires fonciers qui exploitent le peuple et qui ont besoin de protection pour continuer à se faire. Au passage il fait litière de la thèse aussi romantique que stupide développée par Eric Hobsbawm selon laquelle la mafia serait une sorte d’association de pauvres qui luttent contre le capitalisme et qui finalement aurait ensuite dégénéré[4].   

    Jacques de Saint-Victor, Mafias, l’industrie de la peur, Editions du Rocher, 2008 

    Si on résume la thèse de Jacques de Saint-Victor, on peut dire que les facteurs qui ont fait la puissance des mafias sont :

    - la démission de l’Etat, non seulement en ce qui concerne ses missions régaliennes, mais aussi en ce qui concerne la protection qu’il doit accorder aux plus faibles. Il n’est donc pas étonnant que depuis une trentaine d’années les mafias retrouvent un regain de vigueur avec la déréglementation accélérée de l’Etat un peu partout dans le monde ;

    - ensuite évidemment une grande capacité à engendrer des réseaux par-delà les frontières. Par exemple Jacques de Saint-Victor va montrer que la mafia sicilienne profite des allers-retours entre les Etats-Unis et la Sicile des mafieux pour se développer, tout comme les yakusas japonais vont profiter eux aussi de l’ouverture du Japon vers l’Amérique ;

    - enfin l’opportunisme qui les pousse à se mettre tout le temps et systématique du côté du plus fort, que ce soit les propriétaires, que ce soit les Américains quand ceux-ci débarquent en Sicile, ou que ce soit la Démocratie chrétienne à la sortie de la Seconde Guerre mondiale.

    La mafia est sans état d’âme anti-communiste et contre les plus pauvres qu’elle exploite sans vergogne. Que ce soit en Sicile, ou en Amérique, ou encore au Japon, les mafieux sont les hommes de main du grand capital pour briser les grèves, assassiner des syndicalistes et faire régner la terreur. Elle est donc aussi un outil pour le capital ou les grands propriétaires fonciers.  

    Jacques de Saint-Victor, Mafias, l’industrie de la peur, Editions du Rocher, 2008 

    Le problème qui se pose, c’est que si la mafia aide le grand capital à s’installer, elle devient aussi un pouvoir qui menace de ruiner l’économie et de bloquer le développement. On considère que le Sud de l’Italie et la Sicile aurait dû se développer plus facilement si les mafias – la mafia sicilienne et la Camorra – n’avaient pas détourner sans vergogne les aides de l’Etat et aujourd’hui celles de l’Union européenne dans les grandes largeurs. Par exemple on murmure que 15% de la PAC tombe directement dans les poches de la mafia sicilienne[5] !

    Les mafias ont aussi une grande capacité à contrôler les axes stratégiques de communication, particulièrement les ports dont elles tirent des profits juteux.

    La mafia s’affaiblit quand l’Etat reprend le dessus et qu’il met en place une politique officiellement orientée vers la réduction des inégalités. Sans doute que si le sujet a autant d’importance que ça au niveau mondial c’est parce que nous sommes aujourd’hui dans une nouvelle phase de la mondialisation. La déréglementation des marchés, notamment du marché financier a été une aubaine pour les mafias.

    Jacques de Saint-Victor, Mafias, l’industrie de la peur, Editions du Rocher, 2008

    Les mafias sont aussi des sociétés secrètes dont les rites initiatiques s’apparentent à ceux de la franc-maçonnerie. Et d’ailleurs la Loge P2 de sinistre mémoire est là pour montrer le lien entre les deux formes de solidarité. Organisations criminelles à la recherche du pouvoir, elles sont des entités opportunistes capables de faire flèche de tout bois. Elles passent du marché noir, au racket, à la spéculation immobilière, au trafic de drogue, puis au détournement des fonds étatiques ou européens. Usant aussi bien de la corruption que du meurtre, et parfois simultanément des deux. La peur comme les avantages qu’on peut en retirer explique que les hommes politiques sont toujours très prompts à nier le phénomène mafieux.

    Les mafias commencent à perdre pied quand les Etats manifestent enfin la volonté de les combattre. Longtemps aux Etats-Unis, la mafia italo-américaine a été protégée comme on le sait par J. Edgar Hoover, en Sicile c’est grâce à la Démocratie Chrétienne puis à Forza Italia que la mafia a longtemps échappé à la justice. C’est donc par la volonté politique que cela passe. Les Américains, que ce soit en Sicile ou au Japon ont joué un jeu trouble en aidant la mafia à se développer au motif de la lutte contre le communisme.  

    Jacques de Saint-Victor, Mafias, l’industrie de la peur, Editions du Rocher, 2008

    L’ouvrage de Jacques de Saint-Victor, apporte une réflexion nouvelle sur des phénomènes qui sont déjà bien connus des amateurs de faits divers. Très bien écrit, il fourmille d’anecdotes nombreuses qui pourraient donner la matière à une cinquantaine de films très intéressants. Il démonte au passage, en s’appuyant sur des travaux d’historiens, les mythes selon lesquels la mafia sicilienne aurait été d’une grande utilité pour les Américains dans le débarquement en Sicile. Cette légende qui fait de Lucky Luciano une sorte de héros patriotique, n’a pas de fondements sérieux. Elle montre, outre la compromission de la hiérarchie militaire, une grande naïveté de la part des Américains qui croyaient se servir de la mafia, alors que c’est bien la mafia qui s’est servie d’eux. Ils répéteront la même erreur au Japon.

    Au passage on retrouvera quelques éléments véridiques qui ont nourris l’ouvrage de Mario Puzzo, Le parrain, puis le film qui en a été tiré. Un tel phénomène mondial et sociétal a naturellement nourri le cinéma. Hollywood l’a regardé comme un phénomène folklorique, une sur-délinquance, soit avec le très glamour film de Coppola, Le parrain qui est le film préféré des mafieux siciliens, soit avec le film hystérique de Brian de Palma, Scarface qui est le film préféré des gangsters de la Camorra. Les Italiens ont été plus sévères, je pense ici surtout aux films de Francesco Rosi, Salvatore Guiliano, Le mani sulla citta ou même Lucky Luciano qui ont un aspect d’analyse clinique, et donc démystificateur. Pietro Germi, lui, sera plus circonspect. Dans ses débuts, en 1947, In nomme de la legge, qui est sans doute le premier film sur la mafia en Italie, il épouse l’idée courante à l’époque d’une mafia un peu marginale, mais globalement bonne pour les plus pauvres. Il évoluera par la suite. Des réalisateurs comme Damiano Damiani ont cherché un chemin entre les formes développées par Francesco Rosi et celles d’un cinéma plus fictionnel avec par exemple Nous sommes tous en liberté provisoire[6] ou Il giorno della civetta d’après Leonardo Sciascia. Il y a aussi le premier film de Tornatore sur Rafaelle Cuttelo[7] qui date de 1986, mais à cette époque la mafia commence à être regardée pour ce qu’elle est, une entreprise criminelle cruelle.  

    Jacques de Saint-Victor, Mafias, l’industrie de la peur, Editions du Rocher, 2008

    Il existe à Las Vegas un musée de la pègre (Mob museum) qui a ouvert ses portes en 2012[8] ! On se pose des questions sur les intentions de ses promoteurs, sachant que Las Vegas a été créée par la mafia italo-américaine. Est-ce une manière de narguer les autorités en affichant la bonne santé de la mafia ? Est-ce au contraire une façon de dire que la mafia à Las Vegas c’est du passé ? C’est comme si en France on ouvrait un musée à Bastia à la gloire des gangsters corses, ou si à Marseille on ouvrait un musée sur Francis le Belge et Tany Zampa!

     

     


    [1] Gallimard, 2007 pour l’édition en français.

    [2] http://alexandreclement.eklablog.com/la-mafia-toujours-la-mafia-a114845204

    [3] Gallimard 2012.

    [4] Bandits, François Maspéro, 1968.

    [5] http://www.lemonde.fr/economie/article/2012/11/23/des-mafieux-italiens-ont-recu-des-aides-europeennes-destinees-a-l-agriculture_1795377_3234.html

    [6] http://alexandreclement.eklablog.com/nous-sommes-tous-en-liberte-provisoire-l-istruttoria-e-chiusa-dimentic-a114844586

    [8] https://generationvoyage.fr/the-mob-museum-musee-mafia-las-vegas/

    « Jean-Paul Belmondo, Mille vies valent mieux qu’une, Fayard, 2016Serguei Dounovetz, Les loups de Belleville, French pulp, 2018 »
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