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L’homme au bras d’or, The man with golden arm, Otto Preminger, 1955
Ce film est d’abord l’adaptation d’un roman de Nelson Algren. C’est un intellectuel américain, d’origine juive et ouvrière, membre du parti communiste américain. Très engagé, il sera l’objet de poursuites de la part du FBI et de l’HUAC. A Paris il fréquenta les milieux existentialistes. Il était devenu aussi l’amant de Simone de Beauvoir pendant une quinzaine d’années à travers une liaison flamboyante[1]. Il a écrit de nombreux romans très critiques sur l’Amérique, et aussi A walk on the wild side qui sera porté à l’écran en 1962 par Edward Dmytryk, un autre ancien communiste qui passera ensuite de l’autre côté. En 1942, il avait écrit une nouvelle, He swung and he missed, qui inspira l’excellent The set up de Robert Wise[2]. Nelson Algren était considéré comme un grand écrivain américain, nombreux de ses romans ont été d’ailleurs publiés chez Gallimard dans la fameuse collection Du monde entier. Tout cela est assez connu, mais ce qu’on sait moins c’est que les droits de The man with the golden arm avaient été achetés par John Garfield qui voulait produire un film à partir de cette histoire qui devait lui rappeler l’excellent Body and soul[3]. Mais la censure s’y opposait. Il faut donc d’abord comprendre que ce film est une bataille contre la censure, ce qui convient très bien, on le comprend, à l’état d’esprit d’Otto Preminger. Cette manière d’aborder les problèmes de société est très typique de la gauche radicale Hollywoodienne. Nelson Algren devait participer à l’écriture du scénario, mais cette expérience fut plus que décevante pour lui, et il se retira de l’entreprise, considérant que ce film n’avait rien à voir avec son récit. L’importance de ce film est que pour la première fois la question de la drogue et de son usage est envisagée du point de vue des usagers eux-mêmes, et non comme un simple dysfonctionnement des institutions de la société, dysfonctionnement contre lequel il faut lutter.
Frank Machine rentre chez lui après avoir subi une cure de désintoxication à Lexington. Dans cet hôpital, il a appris à jouer de la batterie et espère bien pouvoir en faire son métier, abandonner le jeu et la drogue. Il retrouve Zosh, sa femme qui simule la paralysie consécutivement à une accident que Frankie avait provoqué en état d’ébriété. C’est une femme tyranique qui encourage Frank à retourner vivre du poker de façon à gagner encore plus d’argent. Mais Frank s’accroche à son rève et espère gagner un peu d’argent pour payer les soins de Zosh. Il rencontre cependant ses anciens amis, Louis, le dealer, mais aussi Schiewfka qui veut le réemployer pour le jeu clandestin. Il veut s’éloigner d’eux, comme sa voisine Molly, avec qui il a eu une brève liaison dans le passé, l’encourage. Comme il doit passer une audition, son copain Sparrow va lui procurer un costume et une chemise qu’il va voler. Ce vol attire l’attention de la police sur Frank qui se fait coffrer. Schiewfka propose de payer sa caution, à condition qu’il revienne s’asseoir à la table de poker. Face à ses angoisses et à ses peurs, Frank va replonger, et dans la drogue, et dans le jeu. Il va rater son audition, se disputer avec Molly qui s’enfuit et le laisse sur place. Frank qui a perdu gros au jeu, s’enfuit, il va se réfugier chez Molly. Celle-ci va l’aider à se désintoxiquer. Mais tout le monde cherche Frank. Louie se rend chez Zosh, et surprend celle-ci en train de marcher. Pour qu’il ne révèle pas son astuce, elle le pousse dans les escaliers et le tue. La police va à son tour chercher Frank car elle le soupçonne du meurtre. Mais Frank va se rendre chez Zosh, il est sevré, il veut maintenant quitter sa femme et refaire sa vie avec Molly. Zosh refuse qu’il la quitte, sur un coup de colère elle se lève et montre qu’elle marche, juste au moment où la police survient. Pour ne pas affronter les conséquences de ses actes, elle se suicidera. Frank et Molly vont partir ensemble.
Zosh semble heureuse de retrouver Frank
Evidemment, si on compare le livre et le roman, on se rend compte qu’il s’agit de deux œuvres très différentes, dans l’esprit comme dans la lettre. Le roman est beaucoup plus sombre, sans espoir, puisque ce n’est pas Zosh qui se suicidera, mais Frank, et puisque c’est aussi Frank qui tuera Louie dans la bagarre. Preminger laissera à la fin une ouverture qui permet de penser que Molly et Frank s’en tireront. Il reste que Frank Machine est un homme faible, manipulé par son épouse tyrannique, travaillé par ses démons, sa condition matérielle misérable ne lui permet pas de sortir la tête de l’eau. C’est un homme entre deux femmes, mais ce n’est pas un trio adultérin. Frank se détache de sa femme parce qu’il cherche une femme forte qui le soutienne et l’encourage. Zosh travaille sa culpabilité et l’entretient. Elle vit à ses crochets. Molly c’est l’inverse, au contraire elle entretient son amant, Drunkie John, et rêve de prendre en charge l’infantile Frank. Elle se comporte un peu comme une pute au grand cœur, comme une maman protectrice ! A la fin, si Frank échappe à la tutelle de Louie et de Schiewfka, c’est uniquement pour passer sous les fourches caudines de Molly. La morale de cette sinistre histoire est donc très ambiguë. L’homme au bras d’or renvoie évidemment aux capacités de Frank à donner les cartes, voire à tricher, mais aussi au fait que son bras nourrit aussi son dealer puisqu’il se pique.
Schiewfka veut que Frank retourne travailler pour lui
Bien que le film ait été un gros succès à sa sortie, il souffre d’un manque de notoriété évident, même si les cinéphiles lui tressent des louanges. Cela vient me semble-t-il à la fois de la manière dont c’est tourné, mais aussi de la crainte que le sujet indique pour le spectateur. La drogue, ou plutôt le drogué, n’est pas un produit spectaculaire. Si les films sur le trafic de drogue donnent lieu à des grands films salués et admiré, par exemple French connection, il est beaucoup plus difficile de s’attaquer et d’expliquer la personnalité d’un drogué. En 1971 Jerry Schatzberf dans The Panic in Needle Park s’attaquera à un sujet similaire. Et si ce film a connu un grand succès d’estime – c’est du reste le premier rôle d’Al Pacino au cinéma – il est lui aussi un peu oublié. Il est vrai que ce type de films met en scène des personnages peu sympathiques et encore moins optimistes, et que le plus souvent ces histoires se trament dans des quartiers pourris. Le second point est que c’est un film tourné entièrement en studio, et que cela donne un côté un peu théâtral à l’ensemble, mais aussi claustrophobique, on ne verra jamais le ciel dans un décor triste et crasseux. Malgré cet inconvénient, le film recèle des scènes extrêmement puissantes, non seulement parce que les dialogues sont brillants et enlevés, non seulement par leur caractère dramatique, mais aussi par les capacités de Preminger à utiliser la grue dans des espaces étriqués pour saisir le mouvement et éviter de donner à l’ensemble un aspect statique.
Louis permet à Frank de replonger
Pour cela Preminger s’appuie sur l’excellente photo de Samuel Leavitt avec qui il avait déjà travaillé sur Carmen Jones l’année précédente, mais qui surtout s’était fait remarquer en photographiant l’excellent The thief, un film noir complètement muet tourné en 1952[4]. Il retravaillera avec Preminger sur Anatomy of murder en 1959, puis sur Exodus en 1960. Mais il sera aussi chef opérateur sur The crimson kimono de Samuel Fuller en 1959[5]. Preminger et lui retrouveront donc quelques tics particuliers au film noir, comme ces ombres dans les escaliers, ou le plan général quand on saisit les mouvements de Zosh qui se déplace vivement sur son fauteuil à roulette. La manière dont sont filmées les scènes de poker fera école et se retrouvera un peu plus tard ans The hustler de Robert Rossen[6], les fumées de cigarettes renforcent l’aspect claustrophobique du film. Ces scènes vont au-delà de ce qui est convenu dans le film noir et qui capte une atmosphère de réunion sous la lampe comme dans Asphalt jungle de John Huston, 1950, ou sa copie The killing de Stanley Kubrick, 1956. Les séquences très tendues où les personnages s’affrontent, ne doivent pas leur efficacité seulement à la solidité dans la direction des acteurs, mais également à un montage serré qui fait se succéder les plans moyens et les plans rapprochés, comme par exemple quand Frank revient chez lui, et que Zosh se manifeste en le serrant contre elle, en l’attirant au-dessus d’elle comme pour s’en emparer. On a noté que Preminger utilise beaucoup la grue, c’est une habitude chez lui, cela lui permet d’opposer dans un vaste mouvement l’arrivée débonnaire de Frank, et la réalité sordide du quartier dans lequel il va plonger. Les scènes qui représentent la souffrance d’un drogué en manque, apparaissent un peu plus convenues.
Molly encourage Frank à abandonner la drogue
La distribution est amenée par un trio éclatant. Frank Sinatra dans le rôle de ce loser de Frank Machine. Il est très bon, d’ailleurs il est toujours bon quand il joue dans des films dramatiques et tourmentés comme dans So came running de Vincente Minelli qu’il tourne en 1958, ou dans The manchourian candidate de John Frankenheimer qui date de 1962. Il arrive très bien à passer des phases de désespoir et de laisser-aller (quand il suit comme un petit chien son dealer) et les phases d’espoir dès qu’il se retrouve au contact de Molly. Molly c’est la flamboyante Kim Novak. On n’a jamais su si elle était vraiment une grande actrice, en tous les cas sa forte présence suffit à dessiner le portrait d’une femme énergique et déterminée, bonne par choix de vie. 1955 c’était l’année de ses vrais débuts, si en 1954 elle avait fait le très bon Pushover[7] sous la direction de Richard Quine qui était son amant, en 1955, elle tournera coup sur coup Five against the house de Phil Karlson[8] et Picnic de Joshua Logan, puis The man with golden arm. Zosh est interprétée brillamment par Eleanor Parker, grande actrice aujourd’hui injustement oubliée mais qui a fait une carrière exceptionnelle. Forte tête d’Hollywood, elle eut de nombreuses démêlées avec les studios, la Warner l’a mise à pied, elle a été éclatante ans Caged[9]. Même si son rôle est un peu moins important que les deux premières cités, il n’en est pas moins décisif, elle arrive à donner de l’humanité à un personnage mesquin et mauvais, menteur et calculateur. Les seconds rôles sont aussi très bien dessinés à commencer par Darren McGavin qui joue le dealer ambigu, car s’il est lui aussi néfaste à Frank, il a également ses moments d’humanité et dans un sens, il comprend même la volonté de Frank de tout plaquer, mais il doit aussi préserver ses intérêts.
Molly s’éloigne de ce milieu interlope
Deux éléments essentiels marquent la production de ce film, d’abord le générique particulier de Saül Bass. C’est son premier travail pour le cinéma, Otto Preminger affirme que c’est lui qui l’a incité à travailler sur les générique[10]. Il le réutilisera par la suite, et Hitchcock s’inspirera justement de Preminger en la matière puisqu’il le lui empruntera. Mais à l’époque c’était très novateur d’utiliser ce type de graphisme pour le générique. Ensuite, il y a la musique d’Elmer Bernstein. C’est du bon jazz, musique que Preminger aimait et qu’il utilisera encore dans Anatomy of murder. Ce type de musique allait très bien avec la personnalité de Sinatra. On verra dans le film d’ailleurs de nombreux musiciens de jazz. Shorty Rogers en chef d’orchestre, Shelly Manne bien sûr qui doublera également Sinatra pour le jeu de batterie et la caméra s’attardera longuement sur le saxophoniste Jack Montrose.
Molly veut aider Frank à se désintoxiquer
Sans être le meilleur film de Preminger, on peut le tenir pour un excellent film, entre deux genres, le drame social et le film noir. Je trouve qu’il a fort bien passé les années. Il n’existe pas de copie de ce film en Blu ray, du moins en France, c’est dommage, bien qu’on trouve encore sur le marché de bonnes copies en DVD, mais souvent avec une image recadrée en 16/9. Le film a pris au fil du temps une allure de classique, et c’est justifié.
Louie s’aperçoit que Zosh marche
Preminger dirigeant Sinatra et Kim Novak
[1] Irène Frain a romancé cette liaison dans Beauvoir in love, publié en 2012 chez Michel Lafont. Gallimard avait publié Lettres à Nelson Algren en 1997. Simone de Beauvoir avait parlé de cette relation qui la changeait du très peu physique Sartre dans La force de l’âge, mais sans donner de détails.
[2] Cette nouvelle a été traduite en français sous le titre Du miel pour Rocco, Mystère magazine no 133, février 1959
[3] http://alexandreclement.eklablog.com/sang-et-or-body-and-soul-robert-rossen-1949-a114844804
[4] http://alexandreclement.eklablog.com/l-espion-the-thief-1952-russell-rouse-a114844924
[5] http://alexandreclement.eklablog.com/le-kimono-pourpre-the-crimson-kimono-samuel-fuller-1959-a130376798
[6] http://alexandreclement.eklablog.com/l-arnaqueur-the-hustler-1961-a114844798
[7] http://alexandreclement.eklablog.com/du-plomb-pour-l-inspecteur-pushover-richard-quine-1954-a132467178
[8] http://alexandreclement.eklablog.com/on-ne-joue-pas-avec-le-crime-five-against-the-house-phil-karlson-1955-a119674556
[9] http://alexandreclement.eklablog.com/caged-femmes-en-cage-john-cromwell-1950-a114844926
[10] Autobiographie, Lattes, 1981.
« Un si doux visage, Angel Face, Otto Preminger, 1952Autopsie d’un meurtre, Anatomy of murder, Otto Preminger, 1959 »
Tags : Otto Preminger, Frank Sinatra, Kim Novak, Nelson Algren, Film noir, drogue, jazz, Eleanor Parker
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