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La double énigme, The dark miror, Robert Siodmak, 1946
En 1946 Robert Siodmak est devenu un réalisateur très recherché et ses films ont du succès auprès du public comme de la critique. Il a des budgets importants qui lui permettent d’approfondir son exploration du film noir. Cette fois il va le faire par le biais de la psychanalyse, du moins de la psychanalyse telle qu’elle est perçue par le grand public. Hitchcock lui emboitera le pas deux ans plus tard avec Spellbound. Il est vrai que malgré ses simplifications cette approche de la psychanalyse se marie bien avec l’esprit du film noir puisque ces deux modes d’approches de l’âme humaine visent plus à comprendre et expliquer qu’à condamner, mais également considèrent que l’ambiguité et autant déterminante que les conditions qui ont formé le caractère. Le scénario est écrit par Nunnally Johnson sur la base d’une nouvelle de Vladimir Pozner, écrivain français d’origine russe, disciple de Gorki et auteur très engagé à gauche. Le film va être produit par Universal international dont ce sera la première réalisation.
Un témoin affirme connaitre la jeune femme qui accompagnait le docteur Peralta
Le docteur Peralta a été sauvagement assassiné. La police enquête et se rend compte qu’il a été vu aux alentours de l’heure du crime avec une jeune femme que tout le monde connait car elle vend des journaux et des cigarettes dans le hall d’un grand immeuble. Tout de suite cela devient compliqué parce que non seulement Ruth Collins a un solide alibi, plusieurs personnes l’ont vue à un concert qui se tenait à plusieurs kilomètres du lieu du crime, mais en outre, elle a une sœur jumelle qui est son portrait craché. Rien ne les distingue, elles se coiffent et s’habillent de la même manière. Elles sont jumelles, habitent ensemble et se remplacent au stand de vente des journaux. En outre lorsque la police les interroge tous les deux ensembles, elles se couvrent l’une, l’autre et refusent de dire qui était au concert. Le juge renonce à les poursuivre car la police ne peut pas prouver laquelle des deux est la criminelle. Mais le lieutenant de police Stevenson ne veut pas laisser tomber l’affaire, et au cours d’une conversation, il va décider le docteur Elliot qui est par ailleurs amoureux d’une des deux sœurs, mais il ne sait plus trop laquelle, de s’intéresser au cas des deux jumelles puisqu’il est psychanalyste et spécialisé dans les jumeaux ! Elliot va donc faire passer des tests aux deux jeunes femmes, il leur montre des tâches, les fait passer au détecteur de mensonge. Mais tandis qu’une romance se développe entre Ruth et le docteur Elliot, les deux sœurs commencent à entrer en conflit. Terry est jalouse de Ruth, elle lui fait prendre des somnifères, la déstabilise. Cependant les analyses d’Elliot ont avancé et vont montrer que c’est bien Terry la criminelle et qu’en outre elle est folle. Celle-ci se substitue à Ruth et fait du charme au docteur Elliot, mais elle sera démasquée quand on lui fait croire que sa sœur est décédée. On comprendra que toute sa vie elle a été jalouse de sa sœur, et que le docteur Peralta ayant compris qu’elle était folle voulait la pousser à se soigner.
Les témoins doivent reconnaitre la femme qu’ils ont vu au bras du docteur Peralta
Il ne faudrait pas trop chercher du réalisme dans cette histoire, et même les soubassements psychologiques ne sont pas très solides. Il est en effet curieux qu’à aucun moment Ruth ne se pose des questions sur la culpabilité de Terry. De même le rôle du docteur Elliot n’est pas très convaincant. Mais après tout Spellbound d’Hitchcock n’est pas moins irréaliste. Il faut donc pour analyser ce film se pencher sur les thèmes qu’il va véhiculer. Il y a une réflexion sur la gémellité non pas en tant que telle, mais comme les deux faces d’une même réalité, le bien et le mal. Rien ne les distingue à priori. Le deuxième thème est celui de la perte d’identité. Le spectateur ne sait pas qui est qui, mais les deux sœurs non plus. Cette fragmentation de la personnalité va être révélée par les jeux de miroirs. L’autre aspect qui est un peu moins évident c’est justement le rôle du docteur Elliot. C’est en réalité celui qui sépare les deux jumelles et qui quelque part les tue pour s’en approprier une. Manifestement il est du côté de la police et du consensus social. C’est un homme d’ordre qui vise d’abord à briser les passions. De tous les personnages, c’est encore lui le plus manipulateur. En effet, il ne clarifie jamais ses intentions véritables. Après tout si l’inspecteur Stevenson piège Terry, c’est parce que c’est son boulot et qu’il représente l’ordre. Si Terry assassine le docteur Peralta, c’est parce qu’il lui refuse la passion amoureuse et qu’il se tourne après lui avoir laisser quelques espoirs vers sa sœur. Rien du tel chez l’ambigu docteur Elliot.
Les jumelles tentent de se soutenir
On retrouve évidemment la patte de Siodmak dans le jeu des ombres. Pour des raisons complexes, il n’a pas pu travailler avec son photographe habituel Elwood Bredell. Mais il n’a pas perdu au change avec Milton Krasner qui a beaucoup aussi travaillé dans le film noir, notamment pour Lang, Mankiewicz ou Richard Brooks. Certes la photo est moins flamboyante qu’à l’ordinaire, mais il semble que les difficultés techniques à surmonter pour faire jouer à Olivia de Havilland deux personnes en même temps, et encore en les prenant aussi dans le miroir, soient pour beaucoup dans cet aspect moins léché. On retrouvera bien sûr cette manière de centrer la photo sur un petit point blanc, pour renforcer ce côté sombre de l’histoire. Siodmak joue avec les lampes et les sources indirectes de lumières, comme par exemple quand le docteur Elliot propose des figures à Terry qui doit les analyser. Les mouvements d’appareil sont moins nombreux que d’ordinaire, sans doute pour les mêmes raisons que nous avons évoquées plus haut.
L’inspecteur Stevenson ne veut pas abandonner l’enquête
Le clou du film est sans doute l’interprétation impressionnante d’Olivia de Havilland. En effet en tenant les deux rôles en même temps elle occupe tout l’espace tout en arrivant à faire surgir des différences de ton entre Terry et Ruth qui nous permettent de les reconnaître malgré des costumes et des coiffures identiques. Olivia de Havilland qui vient de fêter en juillet dernier ses 101 ans, était la sœur de Joan Fontaine avec qui elle ne s’entendait pas du tout[1]. Elle ne s’est pas non plus très bien entendu avec Robert Siodmak, la rumeur dit qu’elle était accompagnée sur le plateau par son psychanalyste ! Peut-être est-ce tout cela qui donne un fond de vérité à son interprétation. Le docteur Elliot est incarné par l’insipide Lew Ayres. Trop vieux, trop raide, il n’est guère crédible. Plus intéressant est Thomas Mitchell dans le rôle du policier. La plupart des scènes sont des confrontations à deux : Terry et Ruth, Terry et Elliot, Ruth et Elliot, Elliot et Stevenson. Cee qui fait que le film apparait très bavard voire théâtral à cause du très petit nombre de décors.
Elliot commence les tests
Le film fut un grand succès commercial à sa sortie et bien sûr tout le monde a mis l’accent sur la performance d’Olivia de Havilland et celle de Siodmak. Mais il n’a pas très bien vieilli. Ce n’est pas la réalisation qui est en cause, plutôt la façon de traiter ce sujet à partir d’un scénario qui s’efforce sans y réussir de fondre une analyse psychanalytique avec une intrigue policière. C’est le même écueil qu’ont rencontré de nombreux films d’Hitchcock à commencer par Spellbound. Sauf évidemment que Siodmak ne s’amuse pas à faire des petites blagues comme Hitchcock et qu’il ne se permet pas de fanfaronner en se donnant un petit rôle qui le fait remarquer.
Terry veut déstabiliser Ruth
Terry a été démasquée
[1] Elle aurait rédigé un testament à l’âge de 9 ans dans les termes suivants : « Je lègue toute ma beauté à ma sœur cadette Joan puisqu'elle n'en a aucune ».
« Vacances de Noël, Christmas holiday, Robert Siodmak, 1944.Pour toi j’ai tué, Criss cross, Robert Siodmak, 1949 »
Tags : Robert Siodmak, Olivia de Havilland, Lew Hayres, film noir
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