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Pour toi j’ai tué, Criss cross, Robert Siodmak, 1949
C’est selon moi le chef d’œuvre de Robert Siodmak, et donc par suite un des plus grands films noirs. C’est également l’avis d’Hervé Dumont[1]. Manifestement les producteurs et Siodmak ont voulu faire un peu le même coup que The Killers qui avait été un énorme succès. Mais le temps a passé entre les deux films. Burt Lancaster est devenu une grande vedette et Robert Siodmak un réalisateur réputé. Ils vont donc pouvoir obtenir des moyens confortables pour tourner. L’histoire va rappeler sur plusieurs points celles de The killers, un amour maladif et sombre qui mène le héros à sa perte morale autant que physique, un hold-up qui tourne mal, mais aussi un trio infernal dont le pivot est une femme maléfique si ce n’est pas conviction, c’est par nécessité. Le scénario est signé Daniel Fuchs, mais Siodmak y a participé de très près, et s’appuie sur un excellent roman de Don Tracy qui avait été publié en 1934. C’est un très grand auteur de romans noirs qui s’est malheureusement un peu dispersé sous des pseudonymes divers et variés. Mais une grande partie de son œuvre permet de le ranger parmi les maîtres du roman noir. Plus moderne qu’Hammett et que Chandler, il a manifestement fait franchir un palier au roman noir, ce sont des histoires très violentes dans lesquelles les scènes d’action sont nombreuses, souvent centrées autour d’un hold-up ou d’un casse. Son écriture est sèche et dénuée de fioritures. Ce film est en quelque sorte l’héritage de Mark Hellinger, le grand producteur de films noirs décédé en 1947[2]. C’est en effet lui qui avait acheté les droits d’adaptation du roman et engagé Burt Lancaster pour le rôle principal. Ce contrat revint à Universal International qui ne sachant pas quoi en faire le donnèrent à Siodmak, en lui disant d’en faire ce qu’il voulait mais en utilisant le roman et en employant Burt Lancaster. Si le film est un peu plus qu’un film de hold-up, il faut le considérer comme la matrice d’un sous-genre nouveau qui proliférera au fil des années, le film de hold-up minutieusement préparé… et qui échoue. De ce point de vue il anticipe sur Asphalt jungle, le superbe film de John Huston, qui sera tourné en 1950, et sur The killing le film de Stanley Kubrick qui, malgré ses qualités, n’apparait que comme une pâle copie des deux précédents.
Steve Thompson a été marié avec Anna Dundee, mais du fait de leurs disputes incessantes, il s’est éloigné après avoir divorcé. Après avoir travaillé de ci de là, il va revenir à Los Angeles. Il va retrouver une place de chauffer dans une compagnie de transport de fonds. Tandis qu’il revient vers sa famille, insensiblement, il va revenir vers Anna. Ils reprennent des relations plus ou moins suivies, mais ils se disputent toujours autant, et de dépit, Anna se marie avec Slim, un chef de bande dangereux. Steve est plutôt dégoûté. Mais le hasard fait qu’il retrouve Anna et qu’il comprend que son mariage est un désastre. Slim la surveille, la roue de coups. Elle se rapproche de Steve. Celui-ci lui propose de fuir ensemble, mais elle ne supporte pas l’idée de manquer d’argent. Alors que Slim soupçonne fortement Anna de le tromper avec Steve, celui-ci à l’idée de proposer à sa bande un coup qui leur rapporterait beaucoup d’argent. Ils prévoient donc d’attaquer le fourgon blindé que conduira Steve. Le butin sera confié à Anna. Ils montent le coup très minutieusement, mais contrairement à la promesse de Slim, une fusillade éclate. Le vieux compagnon de Steve est tué, lui-même est blessé après avoir descendu un membre de la bande, mis de côté la moitié du magot, et après avoir blessé Slim. Steve se retrouve à l’hôpital, un bras plâtré. Les journaux le considèrent comme un héros. Ramirez qui vient le voir, le soupçonne d’être complice de l’attaque, il lui annonce que Slim va sûrement le faire tuer. Steve a peur, mais malgré les précautions, il va se faire enlever. Steve soudoie son kidnappeur, et rejoint Anna. Il donne 10 000 $ à l’homme de Slim. Mais celui-ci va le dénoncer à Slim qui vient régler son compte aux deux amants.
Steve revient à Los Angeles
Si le film contient une forte dose de masochisme qui explique pour partie l’entêtement de Steve à vouloir aimer et se faire aimer, les caractères sont pourtant bien plus complexes. Au fond Anna est une fille fragile qui a besoin d’être rassurée en permanence, et si possible par l’argent, sans doute vient-elle d’un milieu défavorisé où elle a connu la misère. Elle est donc plus irrésolue que mauvaise. Elle resterait volontiers avec Steve qu’elle aime sans doute à sa façon, mais elle ne se fait pas à l’idée d’une petite vie mesquine et étriquée. Steve sait ce qu’il veut, il est droit et pense que sa mission sur cette terre est de sauver Anna. Le gangster Slim aux costumes voyants est une brute épaisse qui ne supporte pas que ses désirs ne s’exécutent pas. Mais il a un point faible, c’est Anna. Et même s’il la bat, il l’aime désespérément. Tout compte fait, le personnage le plus louche est encore l’inspecteur Ramirez. Sans doute est-il jaloux de Steve dont il se dit pourtant l’ami. En tous les cas c’est lui qui pousse finalement Anna à s’éloigner de Steve en la menaçant de la prison. C’est pour cela qu’elle s’est mariée avec Slim. Jusqu’au bout Ramirez provoque des catastrophes autour de lui et pousse Steve à la faute. Il est tellement borné qu’il ne comprend pas le sens de la fausse bagarre que Slim et Steve ont montée dans l’arrière salle. Mais par contre il est prompt à accuser directement Steve de complicité, sans même avoir le début d’une preuve.
Naturellement ses pas le portent vers le bar qu’il fréquentait avec Anna
La thématique ne se résume donc pas à un simple trio adultérin. Encore que ce trio puisse se décliner avec Anna, Steve et Slim ou encore en mineur avec Anna, Steve et Ramirez qui apparait comme l’oiseau de mauvais augure chaque fois pour annoncer des calamités. Elle débouche directement sur la passion amoureuse qui ronge les protagonistes. Steve n’est pas un délinquant, et s’il en vient à fomenter un hold-up, c’est parce qu’il n’a aucune autre solution de rechange. Ramirez ne supporte pas les personnages qui ne sont pas comme lui taraudé par la volonté de se conformer à une petite vie de soumission et d’ordre. Il est l’agent de la propagande de l’American way of life.
Anna a peur que Slim les surprenne
La réalisation est impeccable, mais plus que dans ses autres films noirs, Siodmak va utiliser les décors naturels de la ville de Los Angeles, et surtout la lumière du jour. Ce nouvel équilibre va orienter son film vers une forme plus moderne du film noir, et en ce sens il annonce bien Asphalt jungle de John Huston. Cette ouverture sur la ville réelle et concrète ne donne pas seulement un surplus de réalisme, elle lui donne aussi un côté un peu prolétaire. Steve travaille pour une payez qu’on comprend médiocre, ses collègues discutent d’ailleurs de la meilleure manière de faire des économies. Mais on traversera aussi des zones de dur labeur notamment sur le port. Cela n’empêche pas évidemment Siodmak de réutiliser les codes du film noir qu’il a contribué lui-même à mettre au point. Ce sont les escaliers pris en contre plongée et qui expriment le trouble et la peur d’Anna. Ce sont aussi les lumières distribuées parcimonieusement dans l’ombre, dans le bar, ou au-dessus de la table où les truands étudient l’attaque du fourgon blindé. Plus inédit est sans doute la performance de la mise en scène du hold-up, pas dans le timing, mais plutôt parce qu’il se passe dans la fumée des grenades lacrymogènes. Egalement Siodmak met, à la fin du film, en scène Steve, handicapé, plâtré, impuissant à faire face au danger. Le personnage abimé, recouvert de bandes deviendra par la suite un véhicule récurrent du film noir. Notez que dans ce film Siodmak évitez les mouvements d’appareil compliqués dont il avait l’habitude.
Steve leur a vendu l’attaque du camion blindé
S’il y a quelque chose de complexe dans ce film, c’est plutôt au niveau de la narration, encore que ce soit assez fréquent dans le film noir. Ça commence par un couple, Steve et Anna, sur un parking. Ils complotent manifestement quelque chose, puis Steve revient vers le bar où il va provoquer une fausse bagarre destinée à abuser Ramirez, mais cette fausse bagarre pourrait bien en être une vraie. On passe ensuite à la société de transport de fonds, et Steve en conduisant le camion blindé, va introduire par une voix off un flash-back très long, pratiquement la moitié de la durée du film, et ensuite on reviendra pour clôturer l’ensemble au hold-up et à ses conséquences. L’ensemble est vu du point de vue de Steve, et parfois les souvenirs qu’il raconte sont troublés par une mémoire un peu elliptique. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’on ne sait pas avec une grande précision ce que pense vraiment Anna. On est tenté parfois de la croire, parfois de la trouver manipulatrice. On est donc bien dans la position inconfortable de Steve.
L’inspecteur Ramirez veut dissuader Steve de s’affronter avec Slim
Le film est nerveux. Et cela est conforté par les interprètes qui sont au sommet. Burt Lancaster est impeccable en Steve. Il est vrai qu’il a l’habitude à cette époque d’incarner des personnages faibles en apparence et dominé par les femmes. Tantôt abusé, tantôt désabusé, il passe du désespoir à la détermination farouche et peu conventionnelle, sauf évidemment à la fin quand il comprend que tout est perdu. Yvonne de Carlo trouve ici je crois son meilleur rôle. Bien sûr elle est très belle, mais elle incarne parfaitement cette indécision hargneuse qui l’a fait s’emporter contre Steve. Elle passe avec une facilité déconcertante d’un cynisme achevé à l’abandon, ou encore à la peur viscérale. Elle est magnifiquement filmée quand elle danse une rumba endiablée dans les bras d’un figurant qui n’est autre que Tony Curtis ! On se prend à regretter qu’elle n’ait pas eu plus souvent l’occasion d’accéder à des grands rôles dramatiques. Le mauvais sujet, c’est Dan Durya. Il est excellent dans le rôle de Slim, il devient même pathétique sur la fin quand il comprend que tout est perdu pour lui aussi. On a donné le rôle de l’ambigu Ramirez à un pilier du film noir de série B, Stephen McNally. Il est parfait dans ce rôle plutôt chafouin.
Contre toute attente la fusillade éclate
Slim est venu pour les tuer
Ce n’est pas un film dont on épuise toutes les subtilités en une seule vision. Il est bien trop riche. Développant des formes mélancoliques et poétiques à partir des éléments d’un sordide quotidien. C’est un authentique chef d’œuvre et un des plus grands films noirs. Il n’a pas vieilli, au contraire, même s’il porte la marque de son époque à cause des décors et des costumes. Lors de sa sortie, il fut un très bon succès commercial, mais la critique l’a boudé, lui reprochant son amoralisme affiché, de mettre en scène des personnages si peu conformes à l’utopie de l’idéal américain. Depuis la critique a révisé son jugement et peu de voix s’élèvent aujourd’hui pour le trouver médiocre ou niais. Siodmak aimait manifestement ses personnages et avouait qu’il avait une tendresse particulière pour les gangsters et leurs histoires ! Ça se voit !
[1] Hervé Dumont, Robert Siodmak, le maître du film noir, L’âge d’homme, 1981. Hervé Dumont est l’auteur de plusieurs biographies sur les grands réalisateurs, Frank Borzage ou William Dieterle, il fut aussi le directeur de la cinémathèque suisse de 1996 à 2008.
[2] Jim Bishop, The Mark Hellinger Story: A Biography of Broadway and Hollywood, Appleton-Century-Crofts, 1952. Mark Hellinger a non seulement produit The killers de Siodmak, mais aussi les deux premiers films noirs de Jules Dassin, The naked city et Brute force. Son apport à l’esthétique du genre a été décisif.
« La double énigme, The dark miror, Robert Siodmak, 1946Le déporté, Deported, Robert Siodmak, 1950 »
Tags : Robert Siodmak, Burt Lancaster, Yvonne de Carlo, Dan Durya, film noir, hold up, Los Angeles, Don Tracy
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