• La féline, Cat people, Jacques Tourneur, 1942

     La féline, Cat people, Jacques Tourneur, 1942

    Ce film est la première collaboration de Jacques Tourneur avec Val Newton, il y en aura trois en tout. C’est une œuvre capitale dans tous les sens du terme, entre autres choses parce que son succès commercial a permis à la RKO de se sauver de la faillite. Il a coûté 135 000 $, et en aurait rapporté plus de deux millions ! Alors que nous sommes au tout début du cycle classique du film noir, il s’en distingue un peu par une forme d’hybridation entre film noir et film d’épouvante. Ce qui donne mieux à voir encore sans doute l’influence des films d’épouvante des années trente sur le développement du film noir des années quarante. C’est aussi le premier grand succès américain de Jacques Tourneur. Ce dernier est le fils de Maurice Tourneur, un autre réalisateur français qui fit une partie de sa carrière du temps du muet aux Etats-Unis, avant de revenir en France tourner des films excellents comme Justin de Marseille ou La main du Diable dont la tonalité noire est incontestable et marquée. Jacques Tourneur après avoir obtenu quelques succès en France, notamment avec Tout ça ne vaut pas l’amour avec Jean Gabin en 1931, se relança aux Etats-Unis en 1939. Ses premiers films américains n’ont rien de remarquable, mais la rencontre avec Val Newton qui a des idées précises va tout changer : il engage Tourneur pour la réalisation de trois films hybrides entre le noir et le fantastique. Le premier sera Cat People.

    La féline, Cat people, Jacques Tourneur, 1942  

    Tombé sous le charme d’Irena, Oliver est invité à boire le thé

    Oliver un jeune architecte va rencontrer au zoo une jeune femme, Irena, qui dessine une panthère. Rapidement il tombe sous son charme, et cela semble tout à fait réciproque. C’est elle qui prend l’initiative de l’inviter chez elle. Mais leur relation reste très chaste. Ils commencent cependant à faire des projets, mais certains signes sont inquiétants, par exemple Irena effraye les bêtes, les chats particulièrement, et puis elle s’inquiète d’être vouée au mal. Néanmoins et malgré les doutes d’Alice, une camarade de travail, qui aime Oliver en secret, les deux amoureux vont convoler. Les choses ne se passent pas très bien : Irena se refuse à Oliver comme si elle craignait quelque chose, peut-être de le tuer dans l’étreinte. Obsédée par les légendes de son pays natal, la Serbie, elle pense qu’elle est habitée par le mal à cause d’une vieille malédiction qui avait fait ranger les habitants de son village parmi les adorateurs de Satan. Oliver qui rêve d’une vie normale, va l’inciter à voir un psychiatre, le docteur Judd, celui-ci la traite avec l’hypnose. Mais Irena se rendant compte qu’Oliver a parlé de son cas avec Alice, rentre dans une sourdre colère qui dénote évidemment une forte jalousie de sa part. A partir de ce moment là Alice va se sentir terrorisée. Mais sans doute ce qui va déclencher le drame est qu’Oliver va se tourner vers Alice et commencer à dire qu’au fond il n’aime pas Irena. Il prend l’avis du docteur Judd pour savoir s’il doit divorcer d’Irena ou la faire enfermer dans un asile. Il annonce donc à Irena qu’il va se séparer d’elle, il le fait le soir même où Irena a préparé un bon repas et où elle a enfin décider de se donner à son mari. Evidemment celle-ci prend la décision de son mari qu’elle aime très mal. Elle se fait menaçante sans rien faire de particulier lorsqu’elle rejoint Alice à la piscine, mais également quand Alice et Oliver se retrouvent le soir après le travail dans un bistrot. Elle se sent trahie. Les choses se compliquent parce que le docteur Judd est tombé amoureux d’Irena. Alors qu’Oliver et Alice sont à la recherche d’Irena, il se débrouille pour l’attendre chez elle. Lorsque celle-ci revient enfin, Judd tente de l’embrasser, Irena le tue, mais elle est gravement blessée. Elle s’enfuit vers le zoo, c’est là qu’elle mourra devant la cage de la panthère. Oliver et Alice pourront enfin vivre leur passion sans que personne ne les ennuie.

    La féline, Cat people, Jacques Tourneur, 1942 

    Alice pense que quelqu’un la suit 

    C’est un scénario original de Dewitt Bodeen qui travaillait pour la RKO et qui entre autres écrira The curse of the cat people et The seventh victim, autres films noirs importants produits par Val Newton. Il s’en ira ensuite travailler principalement pour la télévision. C’est un scénario bien plus subtil qu’on ne pourrait croire au premier abord. L’histoire, très sombre, met en scène l’enfermement mental d’Irena, sa jalousie et sa passion. Si elle est attirée par Oliver, un homme pourtant bien mollasson, elle n’arrive pas à franchir le pas des relations sexuelles. Cette forme de frigidité est analysée comme le support de ses fantasmes où se mêlent les légendes de son pays, mais aussi comme une forme de pureté. Cette conduite hors norme peut être vue comme une révolte contre les convenances d’une société où les femmes doivent se résigner à tenir une place inférieure, notamment dans les relations sexuelles. Du reste si Oliver s’éloigne d’Irena c’est essentiellement parce que de ce point de vue il n’a pas son content, ou plutôt il n’a pas le rôle dominant. Le fait de ne pas pouvoir posséder physiquement sa femme va le rendre méchant. Le personnage sympathique est ainsi celui d’Irena, Oliver apparaît soit comme un lâche, soit comme un égoïste. Le portrait des hommes n’est d’ailleurs pas très réjouissant : le docteur Judd semble vouloir abuser de la faiblesse de sa patiente, il le paiera de sa vie – ce qui est somme toutes plus réaliste que la vision hitchcockienne de la psychanalyse qui fut un thème important des débuts du cycle classique du film noir. Alice complote dans son coin parce qu’elle convoite Oliver, et elle va le manipuler de façon à ce qu’il se sépare de sa femme. Seule Irena parait intègre. On voit donc que le film se déplace du fantastique vers une analyse de la place de la femme dans la société. C’est d’ailleurs typique du film noir dans ses débuts de mettre en scène des femmes indépendantes. Irena travaille à des créations de mode, elle a du succès et vit seule. Elle s’est prise en charge, mais c’est en se soumettant à la norme sociétale qu’elle va aller à sa perte. L’autre aspect du film est le rapport que l’humain entretient avec les animaux : ceux-ci sont objet de fantasmes et de rêves érotiques, comme si leur compagnonnage nous laissait entrevoir ce que nous avons perdu en nous éloignant de la nature. Cet aspect sera encore plus clair dans la version de Cat people que mettra en scène Paul Schrader en 1982.

     La féline, Cat people, Jacques Tourneur, 1942 

    Oliver et Alice ressentent une menace latente dans leurs propres bureaux

    Evidemment, plus encore que l’histoire elle-même, c’est sa réalisation qui est remarquable. Bien aidé par l’excellente photographie du grand Nicholas Musuraca, Jacques Tourneur va déployer toute la grammaire de l’esthétique du film noir qui est en train, à cette époque, de se codifier. Ce sont les ombres portées, les relations qui se mettent à jour dans les escaliers, ou encore ces poursuites dans la nuit : Tourneur suggère plus qu’il ne montre la peur, ça deviendra d’ailleurs sa marque de fabrique, éviter les scènes trop appuyées, laisser le spectateur s’interroger. Il lui suffit de travailler au montage les séquences des pas dans la nuit, alternant entre ceux d’Alice et d’Irena, ou de montrer l’isolement de la baigneuse dans la piscine pour qu’on ressente cette menace. L’image très fortement contrastée apporte une poésie surréelle à l’histoire. C’est clairement un film sur la nuit. Il y a une précision étonnante dans la façon dont Tourneur utilise ces points lumineux qui surplombent les scènes dramatiques comme pour indiquer le travail de la conscience qui se met à jour. D’ailleurs Irena le soulignera, elle aime la nuit et ses silences, quand elle a des insomnies, elle traverse la ville déserte pour se rendre au zoo pour voir la panthère à laquelle elle s’identifie. Le rythme est très soutenu, avec l’insertion de scènes étranges qui ne semblent n’avoir aucun rapport avec l’histoire, comme cette femme aux yeux de chat qui s’adresse à Irena au restaurant alors que celle-ci célèbre son mariage. Elle la désigne seulement comme sa sœur. On peut le prendre comme un avertissement de ce qui l’attend. Cette femme-là – à la ville Elizabeth Russell – est identifiée par son physique à un félin, aussi bien par ses yeux que par le grâce et l’élégance de sa démarche.

     La féline, Cat people, Jacques Tourneur, 1942 

    Le docteur Judd prétend avoir oublié sa canne chez Oliver 

    La distribution est judicieuse. Simone Simon est Irena. Née à Marseille, elle avait avant de partir aux Etats-Unis déjà une certaine renommée. On l’avait vue dans La bête humaine de Renoir par exemple. Mais évidemment c’est dans Cat people qu’elle trouvera son plus grand rôle. C’est une actrice qui était jugée capricieuse, également elle avait la réputation d’une femme dévergondée qui se payait tous les hommes dont elle avait envie. Ici elle joue parfaitement de son physique innocent, une femme frêle qui se révèle une criminelle par frustration. Elle domine le film et attire immédiatement la sympathie du spectateur. Surtout elle sort renforcée du contraste avec ses autres partenaires. Kent Smith est Oliver. Malgré sa carrure athlétique, il incarne parfaitement la faiblesse masculine, l’irrésolution. Sa mollesse le conduisant toujours à faire ce que les femmes lui demandent. Ce choix est donc judicieux parce que cette veulerie explique pourquoi finalement c’est lui qui a encore plus peur d’Irena que l’inverse. Jane Randolph est Alice, la femme de tête au physique un peu ingrat, qui combine pour attirer Oliver dans ses filets. Elle est excellente dans ce rôle. On retrouve le vétéran des films de série B Tom Conway dans le rôle du concupiscent docteur Judd qui ne rêve que de sauter sa cliente. Et puis il y a la panthère, Dynamite, qu’on retrouvera ensuite dans The leopard man.

    La féline, Cat people, Jacques Tourneur, 1942  

    Irena évite de croiser Oliver et Alice dans les escaliers

     Bien que j’aime beaucoup aussi la version de Paul Schrader tournée en 1982, Cat people de Jacques Tourneur reste un film incontournable, certainement un des chefs-d’œuvre de ce réalisateur. On peut le revoir autant qu’on veut, ce film n’a pas pris une ride. Il est un pont, non seulement entre le film noir et le film d’épouvante, mais encore entre une forme de naturalisme cinématographique et une approche plus surréaliste, cette vision de rêve émergeant indépendamment de l’histoire du jeu magnifique des ombres et des lumières. Pour ceux qui ne l’ont pas vu encore ils peuvent courir se le procurer. Quant à moi, où chaque fois que je le vois j’y découvre encore plus de raisons de l’admirer ! 

    La féline, Cat people, Jacques Tourneur, 1942 

    Irena, blessée, rejoint le zoo 

     

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