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La femme aux cigarettes, Road house, Jean Négulesco, 1948
Jean Négulesco n’a pas une très bonne presse. Il est vrai que sa carrière part un peu dans tous les sens, malgré une bonne maîtrise technique. Mais il a fait quelques incursions dans le noir qui sont assez intéressantes. Under my skin par exemple qui date de 1950 avec John Garfield[1], ou encore le très bon et un peu oublié Nobody lives for ever toujours avec le grand John Garfield en 1946[2], et on peut aussi ajouter le très curieux Three strangers tourné encore en 1946 et dans lequel il avait reconstitué le couple Peter Lorre Sydney Greenstreet, une variation sur le thème du Faucon maltais. Road house est sans doute une de ses meilleures réalisations, en tous les cas c’est dans ce film qu’il va utiliser au mieux les codes du film noir.
Pete veut que Lilly reparte pour Chicago
Pete Morgan gère un relais qui fait aussi bowling, pour le compte de Jefty Robbins qui a hérité une fortune de son père. Jefty a engagé une nouvelle chanteuse et il pense que celle-ci relancera ses affaires. Au départ Pete n’est pas trop d’accord et il tente même de la renvoyer chez elle. Mais elle s’accroche, elle chante et obtient un bon succès. Peu à peu elle va séduire Pete qui lui apprend à jouer au bowling. De son côté Jefty s’est mis en tête de séduire Lilly qui pourtant ne répond pas à ses avances. Tandis que Jefty est parti à la chasse pour une semaine, une romance va se nouer entre Pete et Lilly, sous les yeux de Susie qui est secrètement amoureuse de Pete, donc un peu jalouse aussi. Pete est devenu très précieux aux yeux de Lilly, surtout quand il prend sa défense avec virilité lorsqu’elle se fait agresser par un colosse complètement ivre qu’il finit par assommer. Quand Jefty revient de la chasse, il annonce fièrement à Pete qu’il va épouser Lilly et qu’il vient de faire publier les bans, bien que celle-ci n’ait jamais pensé une minute à faire sa vie avec lui. Bientôt Pete lui avoue qu’il va épouser Lilly et que celle-ci est consentante. De rage, Jefty le chasse. Pete décide de partir avec Lilly, mais à la gare la police l’arrête, Jefty a porté plainte contre Pete qu’il accuse de lui avoir volé 2000 $. Le procès a lieu, mais la défense maladroite de Pete fait qu’il est condamné. Cependant avant que la peine soit prononcée par le juge, Jefty va voir celui-ci et lui propose de dispenser Pete de peine et qu’on le mette sous son contrôle. Il laisse entendre qu’il veut encore le protéger malgré tout. Le juge accède à ses demandes. Pete se retrouve sous le contrôle de Jefty et il est obligé de le suivre de partout. Pete et Lilly comprennent que Jefty va tenter de se venger de ses déconvenues sentimentales. La menace va se préciser quand ce dernier va réunir tout le monde, y compris Susie la caissière, dans sa cabane de chasse. Jefty joue avec son fusil et se fait de plus en plus menaçant et provocateur. Il gifle Lilly, Pete se jette sur lui et le rosse. Après avoir détruit les fusils, Lilly et Pete prennent le bateau en espérant pouvoir aller au Canada. Susie entre temps découvre que Jefty a conservé la preuve de son forfait, et donc que Pete est bien innocent. Elle s’enfuit à son tour avec cette preuve, mais Jefty qui est arrivé à retrouver un révolver, la poursuit à travers les bois dans un épais brouillard. Il va réussir à blesser Susie avec son révolver, mais dans la bagarre qui s’ensuite avec Pete, il est désarmé, et c’est Lilly qui va finalement le tuer.
Jefty fait du charme à Lilly
L’histoire a au moins le mérite de la linéarité et de la simplicité. Cependant elle contient des variantes intéressantes sur le thème du trio. Au début de l’histoire le trio est un fantasme inventé par Jefty, puisqu’en effet il ne s’est rien passé entre lui et Lilly… sauf dans son imagination. Elle l’a toujours tenu à distance. Mais il se comportera cependant comme si Pete avait profité de son départ pour lui soulever sa promise. Il y a un autre trio en gestation, c’est celui potentiel entre Susie et Pete d’un côté et l’intrusion de Lilly. Mais Susie a le courage de surmonter son dépit, elle sera même très courageuse et aidera Lilly et Pete à échapper aux griffes de Jefty. Il y a donc de la jalousie à la base de ce drame, une jalousie raisonnable du côté féminin – car Lilly est aussi au début jalouse de Susie quand elles vont pique-niquer avec Pete – et une jalousie mortelle du côté masculin. Le cœur de cette affaire est bien sûr représenté par le psychopathe Jefty qui par intermittence se rend compte qu’il ne vaut pas grand-chose. Et d’ailleurs s’il veut se marier avec Lilly c’est aussi pour se sortir de cette situation d’inutilité latente qui l’accompagne. Il voudrait être un homme solide et respecté, un peu à l’image de Pete, et il voudrait pouvoir protéger Lilly. Mais celle-ci est une femme forte qui a appris à faire sa vie toute seule et qui recherche autre chose. Le fait qu’elle refuse à Jefty ce rôle de mâle protecteur va le rendre complètement enragé. Le loyal Pete est plus solide, et tant qu’il pense que Lilly est promise à Jefty, il ne bouge pas d’un iota. Il ne manifeste que des sentiments simples et ne s’engage pas à contre-temps. C’est le prolétaire de cette équipe. Il travaille pour Jefty, et celui-ci lui fait bien comprendre qu’il n’est qu’un employé. Mais Pete pense qu’il est assez bon pour le protéger contre lui-même – ils sont amis d’enfance tout de même. Le dernier aspect de cet affrontement autour d’une femme est l’aveuglement des institutions. Que ce soit la police ou le juge, personne n’est capable de démasquer les intentions criminelles de Jefty. Pete va donc se trouver opposé de fait à la société par des institutions qui la représente bien mal.
Pete apprend à Lilly à jouer au bowling
Le récit est proprement conduit sur le plan cinématographique, quoiqu’on puisse le trouver un peu déséquilibré. En effet cela ne s’anime qu’à partir du dernier tiers, lorsque Jefty refuse de s’avouer battu. La mise en place est assez longue, c’est seulement vers le milieu du récit qu’on a droit à un baiser entre Pete et Lilly. Dans le dernier tiers par contre l’accusation de Pete par Jefty, conduit rapidement au procès, à la mise sous tutelle de Peter, et puis la fuite et la lutte à mort avec Jefty. Ce déséquilibre ne rend pas vraiment compte des raisons qui vont pousser Lilly à rester elle aussi sous la domination de Jefty. On aurait pu en effet imaginer qu’elle parte et qu’elle défende Pete de loin. Il manque également une analyse des raisons qui font que Pete est très mal défendu par son avocat. En effet, la police n’ayant pas retrouvé les 2000 $, on ne voit pas très bien sur quelle base on peut condamner Pete autrement que sur les accusations fantaisistes de Jefty. Négulesco est plus intéressé semble-t-il par le développement des rapports conflictuels de Pete avec Lilly, puis leur nécessaire débouché amoureux, que par les rapports ambigus entre Pete et Jefty, or ce sont pourtant ceux-là qui posent problème et nouent le drame.
Jefty prend très mal le fait que Pete ait l’intention de se marier avec Lilly
Cette faiblesse scénaristique est compensée par une mise en scène très solide. Cela repose d’abord sur une bonne utilisation du décor. Ils vivent tous dans une petite ville, encore peu colonisée par la marchandise. Le road house représente cette arrivée de la civilisation marchande et du modernisme. On va jouer sur les décors en opposant, fort bien d’ailleurs, le cadre de la boîte de nuit et de sa vedette qui fume beaucoup de cigarettes – ce qui montre qu’elle est très émancipée – et la cabane dans les bois, le lac où on se baigne, les ballades en bateau. Le décor de la petite ville ressemble assez à celui d’Oust of the past, tourné l’année précédente. On ne peut pas éviter de faire le rapprochement. Dans une figure inversée, c’est Lilly qui représente la fuite. Comme Jef Bailey, elle fuit la grande ville et préfère se ressourcer dans une petite ville simple, comme si c’était déjà le constat de l’échec sur le plan moral du développement des grandes métropoles. Le décor du road house est particulièrement soigné, et introduit comme une forme de modernisme architectural discret qui permet de tirer des angles de prise de vue étranges. L’excellente photo est signée Joseph LaShelle qui avait déjà photographié Laura de Preminger. Il y aura surtout dans la dernière partie du film de très beaux plans, comme le faux départ à la gare, ou encore la confrontation entre la Jefty et Pete, avec une très grande science des points lumineux et des angles de prise de vue.
Pete et Lilly ont décidé de partir pour Chicago
La grande réussite du film dépend énormément de la distribution. Les trois acteurs principaux sont excellents. Ida Lupino à cette époque était une vedette réputée, elle n’avait pas encore touché à la mise en scène. Ici elle est la chanteuse Lilly. Aujourd’hui on la connait surtout pour ses réalisations et un peu moins comme actrice. Or elle a été un pilier du film noir. Entre autres choses, elle a tourné dans High sierra, la version de 1941 avec Bogart. Si elle n’a pas un physique très glamour, petite, très mince, peu de poitrine, elle a un charme indéniable. Elle est très bonne actrice, et sait jouer parfaitement de sa voix grave. Elle n’est pas tout à fait une femme fatale, elle n’en a pas la fourberie. C’est plutôt comme à son habitude une femme émancipée. Notez que c’est elle-même qui chante, elle a refusé d’être doublée. C’est sans doute une performance que malheureusement elle ne renouvellera pas. Ici elle est donc parfaitement à sa place dans ce mélange de détermination et de tendresse pour l’homme qu’elle aime. Elle manifeste un mépris souverain du faible Jefty. Pete est incarné par l’athlétique Cornel Wilde, acteur aujourd’hui oublié, mais une grande vedette dans les années quarante et cinquante. Il a tout fait, du western au film noir en passant par les films d’aventures. Il avait déjà tourné avec Ida Lupino dans High sierra et aussi dans le sulfureux Leave her to heaven de John Dahl aux côtés de Gene Tierney. Son plus grand rôle dans le film noir sera celui du policier tourmenté dans The big combo en 1955, le chef d’œuvre de Joseph H. Lewis, avec Gun crazy bien sûr. Il se révèle ici très solide dans le rôle d’un homme droit et honnête victime de la fatalité. Le clou du film est sans doute Richard Widmark dans le rôle du psychopathe Jefty. Il porte très bien le costume de tweed comme marque de richesse quand Pete reste engoncé dans des habits de pauvre facture. C’était son troisième film et il était déjà connu pour son rire grinçant qu’il réutilise ici de façon très ostentatoire. Il mettra d’ailleurs très longtemps à s’émanciper de ces rôles de mauvais garçon un peu dérangé. Il passe très facilement du ricanement à une attitude humble et discrète face aux autorités qu’il veut convaincre de sa bonté. Le quatrième personnage est celui de la loyale et dévouée Susie, incarné par Celeste Holm. Celle-ci avait été oscarisée l’année précédente pour sa performance dans Gentleman’s agreement d’Elia Kazan. Mais sans doute gênée par un physique un peu quelconque, elle retournera rapidement vers le théâtre. Il n’y a pas grand-chose à dire de sa très bonne prestation, elle est tout à la fois une femme jalouse et une amie dévouée et sincère qui ne craint pas de s’opposer au fantasque Jefty.
Jefty porte plainte contre Pete qu’il accuse de l’avoir volé
Le film, malgré les déséquilibres qu’, est toujours très agréable à revoir et solide. On passe sur les invraisemblances scénaristiques assez facilement parce que l’interprétation est excellente. On peut tout de même reprocher trop de scènes tournées en studio, notamment ces scènes sensées se passer dans le brouillard et dans les bois. Sans être un chef d’œuvre du genre, il y ajoute quelque chose d’original. Il fait partie de cette série de films noirs tournés par la Fox qui ne voulait pas perdre du terrain par rapport aux autres studios et qui donc avait mis le paquet pour attirer des talents. Son succès ne s’étant jamais démenti, on le trouve facilement dans des très bonnes copies en DVD ou maintenant en Blu ray.
Jefty a obligé tout le monde à se retrouver dans sa cabane de chasse
Pete va rosser Jefty
« Le grand jeu, Robert Siodmak, 1954Le Caire confidentiel, The Nile Hilton Incident, Tarik Saleh, 2017 »
Tags : Jean Negulesco, Ida Lupino, Richard Widmark, Cornell Wilde, Film noir
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