-
Le grand jeu, Robert Siodmak, 1954
Au début des années cinquante, Siodmak voit sa carrière tourner un peu en rond. Il commence à tourner en Europe avec la volonté d’échapper à la tutelle des studios. Les résultats sont en demi-teinte. Le très sous-estimé Deported n’est pas un grand succès. Mais il s’est lancé avec plus de réussite dans un projet qui lui a été amené par Burt Lancaster, The crimsom pirate, film d’aventure léger et drôle, mais à mille lieues de la thématique habituelle de Siodmak. Le projet est amené par le producteur Michel Safra qui a produit déjà René Clément avec succès, et qui produira par la suite Luis Buñuel et son fameux Journal d’une femme de chambre. Il s’agit de faire un remake en couleurs d’un film qui a eu un grand succès, Le grand jeu de Jacques Feyder. C’est un film de légionnaires avec tout ce que cela peut sous-entendre de « romantique ». Les noms ont été changés et le sujet a été dépaysé en Algérie.
Pierre Martel et sa maîtresse vivent sur un grand pied
Pierre Martel et sa maîtresse vivent sur un grand pied dans un hôtel particulier parisien. Il est avocat et trempe dans des combines louches qui lui rapportent de l’argent qu’il dépense sans compter. Mais il va connaître des revers de fortune rapides, et il va être obligé de fuir. Il demande à Sylvia de le rejoindre à Alger. Le temps passe, celle-ci ne vient pas, et bientôt il va avoir épuisé ses fonds. Ne sachant plus quoi faire, et sur l’instigation de Mario, un copain de rencontre, il s’engage dans la légion étrangère et se trouve affecté à une garnison dans le sud de l’Algérie. Rapidement il grimpe les échelons et devient sergent. Il se lie d’amitié avec Fred, un légionnaire allemand qui traîne un lourd passé. Avec Mario, ils forment un trio qui aime boire et s’amuser ensemble. Ils sont souvent à la dernière étape, une sorte de taverne tenue par une femme vieillissante, Madame Blanche. Mario et Fred se retrouvent dans un bordel où travaille une jeune femme, Héléna. D’origine italienne, elle semble avoir perdu la mémoire à la suite d’un accident. Pendant ce temps Monsieur Blanche fait le Grand Jeu avec ses cartes pour Pierre. Elle lui annonce qu’il va retrouver le grand amour, mais que celui-ci ne durera pas. Peu après Pierre voit Héléna, il la persuade qu’elle est Sylvia. Une relation amoureuse se construit entre les deux jeunes gens. Mais Pierre exaspéré par le fait qu’Héléna se souvient de rien la quitte brutalement et retourne vers le bled. C’est là qu’Héléna va le rejoindre grâce à Fred qui ne dira pas à Pierre qu’il a couché avec elle.
A Alger, Pierre espère que Sylvia le rejoindra
Pierre et Héléna s’installe chez Blanche pour une vie commune, simple mais amoureuse. Plus tard, alors qu’Héléna est seule à l’auberge, Mario va tenter de violer Héléna. Pierre intervient à temps, une bagarre s’ensuit, et Mario est tué. Blanche témoignera devant le commandement de Pierre que la mort de Mario est un simple accident. Dans une opération militaire qui se veut humanitaire, Fred sera tué. Bientôt Pierre songe à quitter la Légion et à rentrer en France avec Héléna. Il est démobilisé, Héléna prépare leurs valises, mais Pierre croise Sylvia ! Elle s’est mariée avec un homme très riche. Il lui propose de partir avec elle, mais elle lui rit au nez, arguant qu’elle préfère la sécurité matérielle à la passion amoureuse. Complètement déboussolé, Pierre abandonne aussi la malheureuse Héléna et se réengage dans la Légion.
Pierre désespère qu’Héléna retrouvera la mémoire
Comme on le voit, l’histoire est surannée, elle appartient à une époque du cinéma français – l’entre-deux-guerres – où la figure du légionnaire servait non seulement à flatter les sentiments patriotiques, mais aussi à ouvrir l’imaginaire vers des espaces lointains et exotiques. Cette histoire est très peu réaliste et n’a pas une grande signification. Néanmoins elle recèle quelques éléments thématiques du film noir mais aussi des formes visuelles qui appartiennent au genre. Il y a d’abord les questions d’identité. Pierre doit en effet abandonner son identité parce qu’il sait que la police le cherche. Mais Héléna possède une identité incertaine, troublée par ses pertes de mémoires. Et puis Pierre ne sait plus si Héléna et Sylvia sont une même personne, jusqu’à ce qu’il découvre que celle qu’il a aimée à Paris n’était pas celle qu’il croyait ! Cette fausseté des identités est redoublée par le fait que seule Héléna, malgré un passé tumultueux, est capable de l’aimer. Cette situation paradoxale est révélée par l’engagement dans la Légion. En effet les hommes y abandonnent leur détermination. Faibles ils se contentent d’obéir et de ne décider de rien. Pierre n’aura pas le courage d’affronter Héléna qui est issue du bas peuple et qui ne peut rivaliser dans son élégance et sa mise avec Sylvia. C’est de voir celle-ci qui le fait renoncer. Il y a donc également une analyse des comportements de classes en filigrane. Pierre a pris des habitudes de luxe propre à sa classe. Il peut très bien les surmonter en entrant dans la Légion, mais elles exercent une pression mentale qui l’empêchent d’aimer Héléna qui ne sait pas très bien s’habiller et se coiffer, qui n’est pas à l’aise avec l’argent.
Fred retrouve Héléna et l’amène à Pierre
L’autre aspect à retenir est que tous les personnages ont quelque chose à cacher ou à oublier, et c’est pour ça qu’ils se retrouvent au fin fond du désert à transpirer. Blanche reste mystérieuse, s’abritant derrière ses cartes poisseuses, et Fred enferme son passé nazi dans une grande malle en fer. Curieusement le film n’aborde pas les questions d’amitié virile qui très souvent accompagnent les films de légionnaires, même si on comprend que Pierre avait de l’amitié pour Fred le soldat perdu. Seul Mario évoque celle-ci mais c’est pour justifier son inconduite face à Pierre. De bons légionnaires doivent tout partager, y compris leurs femmes !
Pierre va retrouver Héléna
Le film est souvent considéré comme plutôt creux et sans intérêt du point de vue cinématographique. Ce n’est pas tout à fait vrai. Certes ce n’est pas le film sur lequel Siodmak s’est le plus investi et a fait des prouesses, mais il y a quelques scènes de très bonne qualité. D’abord l’utilisation des couleurs du désert et la profondeur du champ qui va avec, encore que parfois certaines scènes mêlent intempestivement des décors peints assez calamiteux. Il y a ensuite une manière de filmer le luxe de la demeure de Pierre à travers le grand escalier qui mène aux étages qui rappelle évidemment Hollywood. C’est une manière de créer une opposition avec l’austérité de l’auberge de Madame Blanche qui est vide, mal éclairée et crasseuse. Quelques scènes sont directement issues du film noir par exemple quand Pierre rejoint Héléna et passe devant des volets à jalousie qui distribuent une lumière brisée dont les rayures se marquent sur l’uniforme comme une marque du destin. Où l’avancée de Mario vers la chambre d’Héléna, à travers cette succession de portes qui font comme des arcades et renforcent la tension dramatique. On retrouvera cette utilisation de la perspective dans la rencontre finale entre Sylvia et Pierre au milieu de l’hôtel, avec un beau mouvement de caméra. Il y a donc bien la patte du grand Robert Siodmak sur ce film.
Mario profiter de l’absence de Pierre pour violer Héléna
Le film a été construit autour de Gina Lollobrigida qui était devenue une grande vedette internationale. Elle joue les deux rôles, celui de la sophistiquée Sylvia, et celui de la malheureuse Héléna. Elle est toujours très bien, particulièrement dans la scène finale où, dans la peau de Sylvia, elle explique pourquoi elle ne suivra pas Pierre, c’est un peu comme un assassinat. Ce n’est pourtant pas elle qui a le rôle principal. Le film, construit d’une manière linéaire, est l’histoire de Pierre et donc présente sa subjectivité. Jean-Claude Pascal qui incarne le jeune avocat, était encore à cette époque une grande vedette. Grand et mince, il avait un physique de jeune premier, mais son jeu était assez statique, et au fur et à mesure que le temps passera il aura de plus en plus de mal à trouver des premiers rôles. Son charme un peu glacé nuit au personnage et à la manifestation des émotions. Madame Blanche est incarnée par Arletty qui reprend le rôle tenu vingt ans plus tôt par Françoise Rosay. Elle se traîne un peu, elle paraît usée, comme si les épreuves qu’elle avait endurées à la Libération pour des faits de « collaboration horizontale » la poursuivaient toujours dix ans après. Elle avait l’air de dire dans ses mémoires que ce film n’était ni fait, ni à faire, et donc qu’elle ne l’aurait tourner que pour alimenter son compte en banque. Les deux compagnons d’armes sont incarnés par Raymond Pellegrin dans le rôle de Mario et de Peter Van Eyck dans celui de Fred. Le premier est un peu cabotin, curieusement coiffé, il en rajoute beaucoup. Le second, habitué aux rôles de mauvais allemand (bien qu’il n’ait jamais participé lui-même à un conflit militaire, il était en effet aux USA durant toute la durée des hostilités) incarne Fred avec allure. C’est un très bon acteur qui a fait une vraie carrière internationale. Ici il est encore impeccable. Oscillant entre amitié et dépit amoureux.
A l’Hôtel Pierre est interpellé par Sylvia
Le film fut présenté à Cannes au nom de la France. Cette sélection fut beaucoup critiquée. On s’est moins posé de questions quand on a sélectionné le calamiteux Fort Saganne en 1984. Mais il est vrai que ce n’est pas un très grand film. S’il a reçu un très bon accueil international de la part du public, la critique a été plutôt sévère avec lui, n’y voyant qu’un simple film de légionnaires. En le revoyant des années après, il conserve cependant un charme assez nostalgique, un peu kitch, et suffisamment de qualités cinématographiques pour qu’il se voit avec un intérêt soutenu.
Pierre ne veut plus partir avec Héléna
« Le déporté, Deported, Robert Siodmak, 1950La femme aux cigarettes, Road house, Jean Négulesco, 1948 »
Tags : Robert Siodmak, Film d'aventures, légionnaire, Jean-Claude Pascal, Gina Lolobridgida
-
Commentaires