• Le carrefour de la mort, Kiss of death, Henry Hathaway, 1947

    Le carrefour de la mort, Kiss of death, Henry Hathaway, 1947  

    Henry Hathaway malgré la dispersion de son œuvre doit être considéré comme un des maîtres du film noir, bien qu’il ait aussi excellé dans le western, avec Garden of evil, le film d’aventure avec Legend of the lost, ou encore le film de guerre, The Desert Fox: The Story of Rommel. A cause de cette dispersion, il n’ a pas tout à fait le statut de grand réalisateur, c’est un peu cela qu’il partage avec des metteurs en scène comme Richard Fleischer, Robert Wise, ou même John Sturges, et c’est ce qui nous fait dire que certains cinéastes comme Hitchcock par exemple ont très surestimés. J’avais déjà parlé du superbe Dark corner[1], et aussi de Niagara ce film noir en couleurs d’une grande beauté qui offrit un de ses meilleurs rôles à Marylin Monroe[2]. Le scénario est basé sur le livre d’Eleazar Lipsky. C’était un procureur qui se reconvertit dans le roman et le cinéma. Kiss of death a été un gros succès en tant qu’ouvrage et fera l’objet d’au moins trois adaptations. Il écrira aussi The people against O’hara qui sera porté à l’écran par John Sturges. Esprit libéral, il s’interrogeait à travers ses ouvrages sur les méthodes de la police et de la justice. C’est un peu masqué ici, sans doute que les producteurs n’ont pas voulu trop charger la barque du côté de la critique des institutions, mais ça se verra tout de même à l’intérieur d’un film qu’au premier abord on pourrait prendre pour une apologie de la délation, au moment où l’HUAC commençait d’ailleurs à mettre en place cette lourde machine de guerre contre Hollywood et contre le film noir. Kiss of death est considéré aujourd’hui comme un chef d’œuvre du film noir, et c’est justifié, non seulement à cause de la rigueur de l’histoire, mais aussi par celle de la mise en scène.  

    Le carrefour de la mort, Kiss of death, Henry Hathaway, 1947 

    Nick Bianco est un gangster malchanceux. Le soir de Noël alors que tout le monde se rue sur les derniers achats pour le réveillon, il organise avec deux de ses copains un hold-up dans une bijouterie située dans un étage élevé d’un gratte-ciel. Le coup se passe à peu près bien. Mais le temps de redescendre par l’ascenseur, le bijoutier déclenche l’alarme, la police est là. Nick tente de s’échapper, mais il est rattrapé dans la rue et blessé à la jambe. Le procureur D’Angelo tente d’inciter Nick à devenir un délateur et à livrer le reste de sa bande en échange d’une peine allégée. Mais celui-ci refuse à la fois par principe et parce qu’il pense que son avocat lui obtiendra la conditionnelle. D’Angelo tente de l’attendrir en lui parlant de sa femme et de ses enfants. Il ne fléchit pas. Il part en prison, et fait la connaissance d’un tueur psychopathe, Udo. Le temps passe, au bout de trois ans il s’alarme de ne plus avoir des nouvelles de sa femme et de ses enfants. C’est la jeune Nettie qui avait gardé dans le temps les fillettes qui va lui apprendre que sa femme est morte et que les enfants sont placés à l’orphelinat. Il semble que Maria s’était mise en ménage avec Rizzo un homme de la bande de Nick. La

    nouvelle du décès de sa femme et Nettie va entraîner un revirement de la part de Nick. Il va accepter de devenir un mouchard à son corps défendant, avec beaucoup de remords, mais il espère ainsi retrouver ses gosses. L’idée de D’Angelo est de faire croire que c’est l’avocat de Nick qui a obtenu la conditionnelle, mais aussi de laisser entendre que c’est Rizzo qui a trahi. Quand la nouvelle se répand de la trahison de Rizzo , c’est Udo qui est lancé à ses trousses pour le tuer. Mais il s’est enfui, et Udo pour se venger et lui faire peur assassine sa mère qui est clouée dans un fauteuil à roulette. Nick sort de prison retrouve Nettie, se marie avec elle et prend un emploi dans le bâtiment pour faire bouillir la marmite. Tout se passe bien, mais D’Angelo veut mettre Udo en taule et va s’appuyer sur Nick pour le coincer. Nick devra témoigner. Malgré ça, Udo n’est pas condamné. Nick comprend qu’Udo va vouloir se venger. Il va envoyer Nettie et les enfants à la campagne et contre les consigne de D’Angelo, il va attirer Udo dans un piège, l’obligeant à lui tirer dessus pour qu’il soit arrêté en flagrant délit. Son plan réussira, et Udo sera abattu dans la rue par la police qui a été prévenue. 

    Le carrefour de la mort, Kiss of death, Henry Hathaway, 1947

    Trois hommes vont commettre un hold-up

    L’histoire est assez linéaire. Le film comportait deux fins, l’une qui aurait été la mort de Nick et de Udo, et l’autre qui est celle qu’on connaît et qui se termine par le commentaire de Nettie qui raconte que Nick malgré ses blessures s’en est tiré. La première fin a été écartée à la fois parce qu’elle était trop dramatique, sans espoir, et parce qu’en établissant une symétrie entre Nick et Udo, elle aboutissait à la condamnation morale des manœuvres douteuses du procureur. En vérité, dès le début Nick est présenté comme une victime de la fatalité. Ayant une famille à nourrir, trouvant difficilement du travail, il est voleur. Mais c’est clairement un voleur de petite envergure. Coincé entre une justice qui veut l’utiliser pour faire avancer ses affaires sans trop se préoccuper des conséquences et des gangsters sans scrupules, Nick choisit de se vendre. Il pense que c’est le seul moyen de s’en sortir. Il va être déçu. C’est moins un choix cornélien sur le plan de la morale, qu’un choix entre deux camps qui s’affrontent au-dessus de sa tête. Ses années de prison l’ont usé, et il ne pense qu’à se ranger en se repliant sur sa famille. Mais la justice va le harceler, lui faisant payer cher sa nouvelle liberté, et en conséquence il va être la cible du tueur Udo. 

    Le carrefour de la mort, Kiss of death, Henry Hathaway, 1947

    Nick Bianco tente de fuir, mais la police tire

    Dès l’ouverture un texte nous signale que cette histoire a été filmé sur les lieux mêmes de l’action. Ce qui veut dire deux choses, d’abord qu’on va donner un accent de vérité à l’intrigue, mais ensuite que les lieux,  les décors naturels de la ville de New York vont déterminer les comportements humains. C’est récurrent chez Hathaway qui aime beaucoup filmer New York. Dans cette ville où Nick se trouve piégé, la justice s’applique à broyer et à faire chanter des individus en partant de leur faiblesse. D’Angelo, le sournois procureur, a compris que Nick était une proie facile parce qu’il avait des enfants et qu’il avait une certaine idée de la famille. Cet antipathique agit au nom d’une idée abstraite et préconçue du bien. Certes Udo est un vrai psychopathe, mais il est d’un certain point de vue moins antipathique que D’Angelo. Il a un côté poète nihiliste si on veut qui lui donne une personnalité. Et au fond il aime bien Nick, s’il lui veut du mal c’est seulement pour se protéger. Il est clairement amoureux de Nick dont il voudrait bien être l’ami. Il souffre d’être rejeté. 

    Le carrefour de la mort, Kiss of death, Henry Hathaway, 1947

    Le procureur D’Angelo veut que Nick devienne un mouchard 

    L’ambiguïté des personnages est très forte. Nick pour retrouver le droit chemin attend que sa forme soit morte, et va s’appliquer à coller à l’image d’un bon père de famille, travailleur aimant sa femme et ses enfants. Que n’y a-t-il pas songé avant !! Nettie elle-même qui vient annoncer  à Nick le suicide de Maria le fait avec l’intention à peine masquée qu’il lui tombe dans les bras. Elle lui avouera qu’elle a toujours rêvé de vivre un grand amour avec lui, même quand il était marié et qu’elle gardait ses filles. En emmenant cette mauvaise nouvelle, c’est comme si Nettie tuait Maria une deuxième fois pour prendre sa place. Ceci dit, Nettie poursuit pratiquement le même objectif que D’Angelo, mettre Nick dans le droit chemin et sous contrôle. L’orphelinat qui est présenté comme très propre et très accueillant provoque pourtant un malaise. Les filles de Nick n’osent pas se jeter dans les bras de leur père, elles sont sous contrôle des sœurs. Là encore le contrôle social est représenté par l’institution. Mais Nick n’a pas le choix, il ira voir tout de même ses filles, surveillées de près par les sœurs, alors que lui est surveillé par la police, c’est bien une manière de montrer combien toute la famille est tenue en laisse. Dans le film on ne sait pas très bien quelles sont les raisons qui ont mené Maria à se suicider, Nettie parle de l’alcoolisme, et de l’influence mauvaise de Rizzo. Cela vient en réalité de la censure qui a poussé le studio à couper les scènes où on la voit se faire violer par un gangster ancien complice de Nick, puis ensuite ouvrir le gaz et mettre la tête dans le four[3]. Cette transformation fait que la responsabilité de la mort de sa femme retombe automatiquement sur les larges épaules de Nick. Mais dans ce cas on ne comprend plus trop le manque d’émotion de Nick face au décès de sa femme. 

    Le carrefour de la mort, Kiss of death, Henry Hathaway, 1947

    Nettie vient voir Nick au parloir

    Si cette histoire est devenue au fil des ans un film incontournable, c’est évidemment par la rigueur de la mise en scènes. Le ton est donné dans l’ouverture, la cohue des achats de Noël est présentée en contrepoint du hold-up qui va se dérouler dans les étages. Confinés dans un ascenceur qui n’en finit pas d’arriver au rez-de-chaussée, les gangsters se sont piéger tous seuls. Quand Nick arrive à sortir , il doit se mettre à courir frapper un policier pour rejoindre la rue où il va être abattu. Cette séquence splendidement photographiée par Norbert Brodine qui tournera plusieurs fois avec Henry Hathaway, mais qui se fit aussi remarquer sur Thieves’ highway de Jules Dassin[4] ou Somewhere in the night de Joseph L. Mankiewicz[5], possède un rythme interne propre, une attente pénible et angoissante, et une fuite rapide et éperdue dans la nuit. Hathaway a beaucoup travaillé sur les extérieurs, que ce soit dans la représentation des rues animées de New York, le quartier un peu à l’écart où se retrouve Nicke avec Nettie et les fillettes, ou encore sur les rues frappées de pauvreté de la ville. Il y a aussi une manière intéressante de filmer la prison. Certes on y trouve le poncif de l’enfermement et des barreaux, mais aussi une façon de saisir les ateliers où on travaille d’un point de vue large et plongeant qui rappelle que ceux qui sont en prison ce sont aussi des prolétaires, illustrant cette malchance dont le narrateur parlait en introduction du film. Et puis il y a une chorégraphie de la violence qui est saisissante. La scène bien connue quand Udo jette la malheureuse  mère de Rizzo dans les escaliers avec son fauteuil à roulettes, est très rapide, filmée en contre-plongée avec des angles saisissant les barreaux de la rampe auxquels la malheureuse ne peut plus se raccrocher. Il y a ces deux moments particuliers où Nick se débarrasse du premier policier pour sortir de l’immeuble où il a réalisé le hold-up, et la façon dont il frappe D’Angelo, il y a de la grâce dans le geste. Les scènes de parloir, illustrant la solitude de Nick et la manière dont Nettie va introduire une bouffée d’air frais, sont filmées avec une très belle profondeur de champ. 

    Le carrefour de la mort, Kiss of death, Henry Hathaway, 1947

    Udo jette la mère de Rizzo dans les escaliers 

    Signalons quelques éléments déterminants dans la manière de filmer d’Hathaway. D’abord cette manière de saisir en contreplongée les immeubles représentant l’autorité écrasante de la justice, c’est ainsi qu’est présenté le Criminal court de Center street. Il y a encore cet immense tableau sous lequel s’assoit Nick quand il va voir ses filles à l’orphelinat. Ce tableau représente le Christ trônant au milieu de ses fidèles. Nick avant de s’asseoir le regarde d’un œil glauque, semblant s’interroger sur sa propre existence de chrétien. La toile le domine clairement, elle est large et puissante, accrochée en hauteur. Tandis que Nick la contemple, D’Angelo regarde ailleurs comme s’il n’était pas concerné par cet élan de spiritualité, montrant par là combien la mécanique judiciaire s’oppose à la bonté et au pardon présenté par Jésus couronné d’une auréole, illustrant la parole divine Laissez les petits enfants, et ne les empêchez pas de venir à moi ; car le royaume des cieux est pour ceux qui leur ressemblent. La descente des escaliers lorsque Nick croit entendre des bruits est aussi remarquablement filmée avec des ombres qui semble aspiré l’ancien prisonnier vers les ténèbres. Il croira que les gangsters arrivent, mais ce sont D’Angelo et ses hommes, comme si au fond c’était un peu la même chose.   

    Le carrefour de la mort, Kiss of death, Henry Hathaway, 1947

    Nick est sorti de prison et vient voir Nettie 

    L’interprétation est dominée par Victor Mature dans le rôle de Nick. Il est très bon, c’est sans doute un de ses meilleurs rôles. Trop souvent habitués à trimballer sans grande carcasse dans des rôles ampoulés dans des péplums ou des films bibliques qui lui ont assuré une gloire méritée, il introduit ici une belle subtilité en montrant comment cette fort et solide finit par être miné par les pressions qu’il subit, d’abord des policiers, puis des gangsters. Le film passe en effet d’une opposition entre D’Angelo et Nick à une opposition entre Nick et Udo. D’Angelo est incarné mollement par Brian Donlevy, toujours aussi raide, et cette raideur empêche le personnage d’être intéressant. C’est peut-être la seule faute dans la distribution des rôles. Il n’en est pas de même pour Udo incarné par Richard Widmark. On sait l’importance que ce rôle eut dans sa carrière, bien qu’il n’ait tourné que treize jours. Il est remarquable, même si au générique il n’arrive que loin derrière Brian Donlevy et Coleen Grey, c’est lui qu’on retient comme partenaire important de  Victor Mature. C’était son premier film et sa performance va le cantonner longtemps à ces rôles de méchants à la bouche tordue et au ricanement nerveux. Coleen Grey est très bien, quoiqu’un peu fade, dans le rôle de Nettie. On aurait aimé peut-être une femme plus sexuée à la Linda Darnell ce qui en aurait fait ressortir un peu mieux la perversité. Il y a quelques seconds rôles des plus intéressants, Robert Adler dans le rôle du policier qui se plait à bousculer Nick. Ou encore Karl Malden dans un tout petit rôle de policier, Taylor Holmes dans le rôle de l’avocat véreux est pas mal du tout passant de l’avocat gémisseur qui fait tout pour tirer Nick du mauvais pas où il se trouve au chef de bande cynique et dur qui manipule tout le monde y compris le psychopathe Udo. 

    Le carrefour de la mort, Kiss of death, Henry Hathaway, 1947

    Nick craint qu’on s’en prenne à sa famille 

    Ce film doit être considéré parmi ce qui a été fait de meilleur dans le film noir. A sa sortie, le film n’eut pas un grand succès, mais au fil du temps il est devenu incontournable dans le genre et a fait beaucoup pour donner un statut de grand réalisateur à Hathaway. On trouve ce film maintenant chez ESC Editions dans une très belle réédition en Blu ray dont le grain accentue les contrastes et donne de l’épaisseur au noir et blanc.  On peut le voir et le revoir autant qu’on veut, on y découvre toujours quelque chose de nouveau. 

    Le carrefour de la mort, Kiss of death, Henry Hathaway, 1947

    Nick se débarrasse du procureur 

    Le carrefour de la mort, Kiss of death, Henry Hathaway, 1947

    Udo est blessé à mort 



    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/l-impasse-tragique-the-dark-corner-henry-hathaway-1946-a119711390

    [2] http://alexandreclement.eklablog.com/niagara-henry-hathaway-1953-a114844748

    [3] Gregory William Mak, Women In Horror Films, 1930s, McFarland & Co Inc, 2005   

    [4] http://alexandreclement.eklablog.com/les-bas-fonds-de-san-francisco-thieves-highway-jules-dassin-1949-a203535506

    [5] http://alexandreclement.eklablog.com/quelque-part-dans-la-nuit-somewhere-in-the-nigh-joseph-l-markiewicz-19-a191321586

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