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Le prêteur sur gages, The pawnbroker, Sidney Lumet, 1964
The pawnbroker est un film assez inclassable qu’il est difficile de rattacher à un genre particulier. C’est à la fois un film noir, un film sur la mémoire et le racisme, mais aussi un film sur New York, du moins le New York qui pouvait exister au début des années soixante. La source du scénario est un roman d’Edward Lewis Wallant, un écrivain juif newyorkais, qui mourut très jeune en 1962, et dont l’œuvre très particulière a un peu aujourd’hui le statut de celle de John D. Sallinger. Cependant il n’a pas beaucoup écrit, seulement quatre romans, et seuls deux ont été traduits en français. Ses livres sont à nouveau très apprécié aux Etats-Unis. C’est pourquoi une réédition du Prêteur sur gages a été faite au début de l’année 2017, et que les éditions du sous-sol se sont décidées à traduire en français Moonbloom. On pourrait dire que le statut du film de Lumet s’est lui aussi amélioré avec le temps, bien que The pawnbroker ait été un grand succès international critique et commercial au moment de sa sortie. Lorsqu’il tourne ce film, Sidney Lumet n’est pas un inconnu, c’est son septième film, et il a connu de gros succès avec 12 angry men, ou encore A view from the bridges. Mais The pawnbroker va lui donner une nouvelle dimension.
Sol Nazerman, un survivant de l’holocauste, est prêteur sur gages à Harlem. Il vit en banlieue avec une autre rescapée de la Shoah qui, elle, y a perdu son mari. C’est un homme très dur en affaire qui sait que les malheureux qui viennent à lui doivent accepter ses conditions. Il travaille avec un jeune portoricain, Jesus Ortiz, mais il recycle aussi de l’argent sale pour le compte d’un caïd local, Rodriguez. Sol a une vie monotone et sans joie, parfois troublée par les souvenirs de tous ceux qu’il aimait et qu’il a perdu. Sa dureté va faire que le jeune Jesus va s’acoquiner avec une petite bande de malfrats pour le dépouiller. Mais ce n’est pas tout, les souvenirs se faisant de plus en plus douloureux, il va refuser de blanchir l’argent de Rodriguez, celui-ci le menace. Il va alors retrouver Madame Birchfield, une autre âme solitaire qui aimerait se rapprocher de lui. Mais incapable d’émotion, Sol va s’enfuir. Troublé par des souvenirs qui reviennent en rafales, il n’arrive plus à travailler correctement, il achète et vend à n’importe quel prix. Rodriguez vient pour le menacer s’il ne continue pas à blanchir de l’argent, il va cependant commencer à comprendre que Sol est au-delà des menaces maintenant, et il le laisse en paix. Mais ce sont les complices de Jesus qui viennent pour le voler. Ils le menacent encore, mais ils n’arrivent à rien. Jesus intervient malencontreusement et sera tué. C’est dans ce moment que Sol va retrouver des émotions et son humanité perdue.
Sol Nazerman arrive à sa boutique
C’est très typique des années soixante, avec un absence de cynisme, Lumet va mettre en scène une sorte de parallèle entre les Juifs de la Shoah et les noirs d’Harlen, encore que dans le film cela soit bien moins marqué que dans le livre. Militant pour les droits civiques, on est surpris de ce mélange en plein Harlem de blancs et de noirs, de Portoricains et de Juifs. C’est donc autour de cette idée que s’articulent les autres thèmes. Notamment celui de l’impossibilité d’oublier, comme de impossibilité de se souvenir et d’assumer le passé. La Shoah a posé cette marque aussi sur les survivants, elle leur a ôté toute la bonté qu’ils pouvaient avoir en eux. Les personnages s’enferment dans leur solitude, dans une ville qui ressemble à une prison. La solitude n’est pas seulement celle de Madame Birchfield ou celle de Sol, elle est tout autant celle des clients qui viennent réclamer un peu d’argent ou même un peu de conversation à Sol, que celle de Tessie que Sol abandonne pratiquement lorsque son père vient à décéder. Même si l’histoire est très noire, il y a une forme d’optimisme qui transparaît parce que Sol Nazerman va retrouver la parole et des émotions, il n’est donc pas perdu. Il y a aussi de l'audace dans l'homosexualité suggérée de Rodriguez.
C’est un homme dur en affaire
La réalisation présente des points très forts et des points faibles. Lumet a toujours eu une grande capacité pour filmer New York comme un être vivant. Il y aura d’ailleurs de nombreuses séquences qui sont filmées à même la rue, par exemple quand Sol va chez Madame Birchfield, et qu’il traverse des quartiers très modernes, filmés le plus souvent en contre plongée pour mieux en faire ressentir l'oppression. Ou encore la course de Jesus dans les rues d’Harlem quand il part à la recherche de la petite bande de Tangee. Lumet sait se servir d’une grue, d’un travelling. Les scènes à l’intérieur de la boutique de prêts sur gages sont plus bavardes et redondantes, et si Lumet en saisit parfaitement la lumière glauque, cela reste un peu trop théâtral. La difficulté vient aussi quand il s’agit de ramener les souvenirs de Sol à la surface. Lumet s’en tire plutôt bien, mais ce n’est pas éclatant. De même la scène d’ouverture qui représente un peu une vie familiale réussie et idyllique par opposition au drame qui s’ensuivra, est un petit peu poussive. Pourtant ces scènes sont nécessaires, comme celle mieux amenée qui se passe dans un wagon plombé et qui voit la mort de David, et qui procède directement des visions que Sol a dans le métro. L’ensemble s’appuie sur une excellente photo de Boris Kaufman qui a travaillé aussi bien avec Lumet qu’avec Elia Kazan. Il y a beaucoup de plans très rapprochés des visages, mais ils sont là pour souligner la souffrance et les incertitudes de la vie.
Jesus demande à Sol qu’il lui apprenne le métier
Je l’ai déjà dit à plusieurs reprises, les acteurs sont rarement mauvais chez Sidney Lumet. A propos de ce film, on a beaucoup parlé de l’interprétation de Rod Steiger. Elle lui a en effet rapporté plusieurs récompenses, notamment l’ours d’argent au Festival de Berlin, à une époque où celui-ci avait encore une importance. Rod Steiger était à ce moment-là déjà connu pour la force de ses interprétations, notamment dans The harder they fall de Mark Robson, Run of the arrow de Samuel Fuller ou Le mani sulla citta de Francesco Rossi. C’est un acteur un peu atypique, très changeant, capable du pire comme du meilleur. Ici il est très bon dans le rôle de Sol, en dépit d’un grimage qui lui nuit plutôt. Mais une fois qu’on a admis cet effet un peu artificiel de vieillissement cela passe. La révélation du film est pourtant Jaime Sanchez, le fameux acteur de The wild bunch qui y incarnait Angel. Il est ici Jesus Ortiz, le petit assistant de Sol, à la fois admiratif de son patron qu’il croit doué d’une intelligence supérieure, et jaloux. Il est aussi très bon dans ses relations avec la prostituée noire dont il est amoureux et qui travaille aussi pour Rodriguez. Geraldine Fitzgerald incarne Madame Birchfield, personnage lunaire, égaré dans une grande ville qu’elle ne comprend pas. Brock Peters incarne assez brièvement le caïd Rodriguez avec beaucoup d’intensité et de malice. J’aime bien aussi Eusebia Cosmes qui est la mère de Jesus.
Les souvenirs de la déportation lui reviennent
Il n’est évidemment plus possible de faire aujourd’hui des films de ce type, sans doute parce que nous manquons de simplicité et de compassion, d’optimisme et de volonté à faire de nos société des réalités plus harmonieuses et vivables, rongés que nous sommes par l’idéologie libérale du chacun pour soi. Et quand on ne parle pas d’apocalypse imminente, on ne traite de l’amitié et de l’amour que dans des sphères des plus restreintes. Ce qui est assez curieux dans The pawnbroker, c’est cette manièree de voir évoluer l’histoire, en effet, on s’attend en permanence à ce que les petits voyous qui copinent avec Jesus viennent faire la peau à Sol, ou que Rodriguez le mette en pièces. Et puis non, il passe en quelque sorte à travers l’orage, et sans doute est-ce cela qui le désespère, lui qui a tant vécu d’avanies. Car cette impossibilité de mourir est aussi une manière d’impossibilité de vivre.
Rodriguez exige que Sol lui obéisse
Le film a connu un peu partout dans le monde un grand succès, et la critique a été très bonne. C’est peut être en France qu’il a été le moins bien accueilli. En tous les cas, c’est un film intéressant qui, malgré quelques lourdeurs, se voit sans ennui. Il confirme que Sidney Lumet est un grand réalisateur dont les films doivent être vus comme une œuvre cohérente. Après ce film, il évoluera peu à peu vers le film noir, lui apportant une touche très personnelle dans cette manière unique de se servir des décors urbains, notamment ceux de la ville de New York qui l’ont longtemps fascinés et dont il a du mal à s’éloigner durablement. Peu à peu on réhabilite Lumet, surtout en France où il a été traité comme un simple cinéaste commercial, c’est selon moi un cinéaste bien plus original qu’Hitchcock par exemple ou que d’autres gloires du cinéma américain qui sont sensés nous apprendre la grammaire cinématographique. The pawnbroker en est la preuve.
Sol va trouver Madame Birchfield
La mort de Jesus a profondément touché Sol
Tags : Sidney Lumet, Rod Steiger, New York, Shoah, Harlem
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