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Légitime violence, Rolling Thunder, John Flynn, 1977
A cette époque la tendance était au ressassement morbide sur la Guerre du Vietnam. Celle-ci permettait de revisiter un thème récurrent du cinéma américain, le retour du soldat d’une contrée lointaine où il a combattu pour défendre des idéaux un peu abstraits. Cette logique a été appliquée à presque tous les conflits depuis la Première Guerre mondiale. Avec le militaire qui se réadapte très difficilement soit parce qu’il est rejeté par une société qui continue d’évoluer sans l’avoir attendu, soit parce qu’il a été traumatisé par la guerre. Dans cette deuxième partie des années soixante-dix, ces réflexions amères sont d’autant plus virulentes que les Etats-Unis ont quitté le Vietnam sans avoir obtenu quelque résultat. Dans cette série on trouve beaucoup de très bons films, Taxi Driver de Martin Scorsese[1] Deer Hunter de Michael Cimino[2], ou encore Coming Home d’Hal Ashby. Le scénario est dû à Paul Schrader qui avait déjà signé celui de Taxi Driver. Bien qu’il ait été très remanié par Heywood Goul, on reconnaît bien ses thèmes moroses. Présentant les Américains comme un peuple totalement démoralisé et conscient de son déclin, il donne une sorte d’explication à la violence native dont il ne peut se départir.
Charley Rane est fêté à son retour
Charley Rane et son sergent Vohden retrouvent le sol américain après avoir été retenus prisonniers dans les geôles du Viêt-Cong pendant plusieurs longues années. A San Antonio ils sont accueillis en fanfare. Charley retrouve sa femme et son fils qu’il n’a pas connu, on lui offre une superbe Cadillac rouge et la jeune Linda lui remet un coffret contenant 2555 dollars en pièces d’argent, un petit trésor. Mais le retour n’est pas paisible. Sa femme lui annonce qu’elle va le quitter pour se remarier avec un adjoint du shérif. Il encaisse le choc, comme il a encaissé la torture quand il était prisonnier, avec calme et indifférence. Mais la jeune Linda va se rapprocher de lui d’une manière inattendue, le draguant ouvertement, bien qu’il ne semble guère motivé. Cependant des crapules qui ont eu vent de son trésor, investissent sa maison et tentent de le faire parler pour y mettre la main dessus. Mais il ne dit rien et endure la torture, y compris quand ils lui passent le bras dans le broyeur de l’évier. Malheureusement sa femme et son fils arrivent au beau milieu de cette pénible séance. Et le fils de Charley qui ne veut pas voir son père souffrir, va donner le coffre aux gangsters. Ceux-ci s’en vont, mais auparavant ils tuent sa femme et son fils. Charley est conduit à l’hôpital où il subit une amputation de sa main droite. Linda vient le voir, Vohden aussi. A sa sortie, Charley va s’entraîner à se servir de sa prothèse. Alors que la police n’arrive à rien, Charley va se lancer à la poursuite des malfaisants. Il embarque avec lui Linda et fonce en direction d’El Paso. La quête de renseignements est difficile et Charley doit user de la force pour obtenir des renseignements. De son côté Cliff, l’adjoint du shérif qui lui aussi veut punir les coupables, a compris que Charley va passer à l’action, il va faire pister la Cadillac rouge. Retrouvant la piste de Charley, il part lui aussi pour El Paso, puis pour Acuña. Il va affronter une première fois la bande, mais après avoir descendu plusieurs bandits, il va être tué à son tour. Charley a fini par repérer les gangsters, Linda lui propose de partir très loin et de changer de vie, d’oublier tout ce passé. Mais il ne le peut pas, il la quitte et va chercher son sergent Vohden, avec l’idée d’aller régler les comptes. C’est ce qu’ils vont faire en investissant un hôtel où ils descendront les bandits les uns après les autres. Blessés tous les deux, ils arriveront cependant à s’extraire.
La jeune Linda est chargée de remettre des pièces de dollar en argent
Malgré la simplicité de l’histoire, le film est extrêmement dense. Le scénario se veut une méditation sur la violence comme résultat de traumatismes plus ou moins anciens. Charley est tout à fait un autre Travis Bickles, le chauffeur mélancolique de Taxi driver. Il a changé un peu d’attitude, en ce sens qu’il ne se plaint pas. Mais il a cette même passion pour l’échec et le mal physique qui va avec. Sans doute Charles est un peu plus humain, il arrivera même à ébaucher une romance inachevée avec Linda. La violence que Charley a subie, et celle qu’il a donnée, est le produit d’une société malade. La douleur violente et muette de Charley est opposée à la facticité de l’Amérique qu’il retrouve : les majorettes, les défilés, les beaux discours, tout ce qui ne panse pas, mais qui enferme la douleur à l’intérieur de l’individu. Les édiles se servent de Charley comme d’une image, ils mettent en scène son retour et sa générosité. On voit d’ailleurs la femme de Charley et leur gosse venir l’accueillir comme s’ils représentaient la famille américaine normale. Et bien sûr cette image pour magazine sur papier glacée sera opposée rapidement à la demande de divorce de sa femme. C’est très violent, d’autant plus que Charley, habitué à la souffrance, ne dit rien. On a mis en scène aussi le magnifique cadeau qu’on lui a fait sous la forme de pièces d’argent d’un dollar. C’est pour la galerie, et d’ailleurs cela va amener une bande de cupides bandits à s’attaquer à lui, puis à tuer sa femme et son fils.
Le sergent Vohden est venu réconforter son supérieur
Charley et dans une moindre mesure Vohden sont des hommes diminués, à moitié châtrés, d’où évidemment les substituts qu’ils trouvent à leur sexe. Ce sera aussi bien les armes que cette espèce de griffe qui remplace la main de Charley. Cette lutte pour retrouver sa sexualité perdue se transforme au cours du film dans une véritable guerre contre le gang mexicain qui ici à remplacer les Vietnamiens et avec qui ils peuvent donc continuer la guerre. Ayant été prisonniers pendant des années, ce sont des vaincus qui ont besoin de prendre une revanche. Charley dira qu’il est une sorte de mort-vivant, sa détermination vengeresse est donc aussi une manière de retrouver la vie et de lui donner un sens. Cette entreprise n’a rien de joyeux, même si elle semble se terminer plutôt bien. Dans son commentaire, Philippe Garnier avançait qu’une autre fin avait été tournée, plus morbide, plus conforme à l’esprit du film, mais sans doute plus dérangeante pour le spectateur. Au lieu de voir les deux compagnons d’armes partir ensemble, Charley se retrouvait seul dans sa voiture à attendre la mort, après avoir décimé tout le gang[3]. Leurs rapports avec les femmes sont très ambigus. Ils ne semblent pas les désirer vraiment. Malgré sa bonne volonté, Charley n’arrivera à rien avec Linda. Mais Cliff s’en voudra aussi de ne pas avoir su protéger celle qui aurait dû devenir sa femme.
Charley demande à Linda de partir avec lui pour El Paso
Ces thèmes sont dans l’air du temps depuis au moins Taxi Driver qui est le premier film auquel on pense en visionnant Rolling Thunder. Mais il y a beaucoup d’autres résonnances avec d’autres œuvres qui date de la même période. Le film d’Hal Ashby, Coming Home, reprendra aussi le thème du trio, l’épouse qui durant l’absence de son mari est tombée amoureuse d’un autre homme. Tous les films de cette époque qui traitent du Vietnam se ressemblent, ils parlent tous d’un traumatisme profond lié à la défaite américaine. Du moins les films les plus intéressants, il existe aussi des films plus optimistes, dépourvus de base critique et de réflexion sur la guerre, ils racontent plutôt des exploits personnels d’individus, comme par exemple Good Guys Wear Black, le film de Ted Post avec Chuck Norris qui sortira l’année suivante comme pour contrebalancer ce pessimisme affiché de l’Amérique face à la guerre. Le film est situé au Texas, un Etat un peu à part aux Etats-Unis, à cause de sa culture des armes – on verra Linda raconter comment son père lui a appris leur maniement. Ce choix n’est pas anodin, car il fait mieux ressortir la culture des Etats-Unis, et aussi son racisme endémique. Paul Schrader disait qu’on l’avait mal compris, et qu’en réalité ce film qui montre comment des Américains bien blancs massacrent finalement toute une bande de Mexicains. Connaissant la suite de la carrière de Paul Schrader, on le croit bien volontiers.
Linda va se renseigner sur la bande qui a agressé Charley
Dans la réalisation, on reconnaitra l’influence de Sam Peckinpah, The Getaway. Par exemple la cruauté du gang mexicain étalée devant le spectateur, mais aussi dans la manière d’attaquer l’hôtel où le gang se trouve, avec les inévitables coups de fusil à pompe. Et puis bien sûr dans la présentation du Mexique. Cependant le style cinématographique de Flynn ne ressemble pas à celui de Peckinpah, il est bien moins flamboyant, ce qui lui permet sans doute d’atteindre des zones plus intimes de ses personnages. La violence n’est pas vraiment photographiée, on reste dans une forme de naturalisme assez peu lyrique. C’est filmé comme ça se faisait dans les années soixante-dix. On recherche plus une vérité brute, les décors extérieurs sont déterminants, qu’une forme esthétique ou stylisée. La photo de Jordan Cronenweth qui a travaillé avec Coppola, sur Blade Runner ou encore sur Nickel Ride de Robert Mulligan, trouve parfois des formes gracieuses en donnant des tons pastellisés, légèrement troublés, un peu comme dans un rêve brumeux. Les couleurs sont très particulières aussi, avec des rouges et des verts qui caractérisent si bien le Mexique, ou du moins l’idée qu’on s’en fait. Le rythme reste volontairement lent, mais même dans les scènes d’action, il ne décompose jamais les mouvements.
Cliff va lancer un appel de recherche pour la Cadillac de Charley
L’autre caractéristique est de donner aux bâtiments, à la ville toute leur spécificité. Sans aller mettre en scène les formes crasseuses et pauvres du Mexique, l’approche de l’espace est radicalement différente entre les Etats-Unis, San Antonio, et le Mexique, El Paso et Acuña. Lorsque Cliff poursuit une partie du gang dans une maison abandonnée, celle-ci apparaît comme délabrée, mais aussi comme ayant un caractère, vestige d’un passé qu’on suppose glorieux. Naturellement Flynn va s’attarder sur les objets fétiches, les armes, la pince qui remplace la main de Charley, et bien sûr la Cadillac rouge, qui avec les lunettes Ray Ban apparaît comme un objet marquant la distinction. Flynn n’hésite pas à filmer en plan général, mais s’attarde aussi assez longuement sur les visages comme pour y chercher une vérité fuyante.
Charley et Linda s’entraînent au tir
La distribution n’est pas un premier choix. Mais les acteurs sont plutôt bons. William Devane qui incarne Charley est toujours juste, il est suffisamment mutique pour habiter son rôle. Il a été critiqué arguant qu’il manquait un peu de charisme. Mais ce fut le destin de Flynn de ne faire des films qu’avec des acteurs représentant des personnes ordinaires. Steve McQueen par exemple aurait semblé se parodier lui-même dans The Getaway. Il est présent du début à la fin du film. Il y a ensuite Linda Haynes, dans le rôle de la jeune barmaid, à la fois délurée et un brin mélancolique. Elle est très bien. C’est encore une de ces actrices qui a préféré renoncer au métier plutôt que de continuer ce cirque dans des rôles qui ne la satisfaisaient pas. Mais elle aussi a une allure trop ordinaire et manque de glamour. Elle avait pourtant joué dans des films assez cotés. Mais ici elle trouve sans doute son plus grand rôle. Elle donne de l’étrangeté à son comportement puisqu’en effet elle dit être tombée amoureuse de Charley sans le connaître vraiment, seulement sur sa réputation, comme une groupie pour une star de rock. Et puis il y a Tommy Lee Jones qui percera tardivement, il est le fidèle sergent Vohden qui est toujours prêt pour repartir « nettoyer » la racaille. Son rôle est plutôt bref, on est surpris de le voir si jeune, avec les traits lisse et beaucoup de cheveux. Il est encore un peu raide. Les « mauvais » sont très bien typés, James Best dans le rôle du chef de bande, ou encore Luke Askew qui joue Automatic Slim, il a une figure tellement étrange que sa présence suffit à le faire remarquer.
Cliff a poursuivi une partie de la bande
Le film n’a pas très bien marché à sa sortie, bien que les critiques n’aient pas été mauvaises. C’est encore un de ces films des années soixante-dix qui a pris de la valeur au fil du temps comme une nostalgie d’une époque et d’un cinéma qu’on ne sait plus faire. Le producteur du film avançait que la distribution avait laissé à désirer parce que les distributeurs n’y croyaient pas. C’est bien possible, et c’est ce qui expliquerait que par la suite on l’ait mieux apprécié. Mais les previews avaient été désastreuses, et le public d’origine mexicaine avait protesté contre un film qu’il considérait comme raciste. Il y avait des scènes qui ne passaient pas comme celle où on voit Charley se faire détruire la main dans le broyeur de l’évier. Il y a deux défauts, d’abord des déséquilibres dans l’écriture du scénario, les passages lents et l’action ne me semble pas bien dosés, le rythme n’est pas très bon, hésitant. Ensuite il y a une histoire linéaire où on trouvera bien peu de surprises et de rebondissements.
Charley a repéré le reste de la bande à Acuña
La fusillade éclate dans l’hôtel
Vohden arrive à la rescousse avec son fusil à pompe
L’édition Combo chez Wild Side comporte plusieurs bonus, d’abord un livre passionnant de Philippe Garnier, puis une interview Lawrence Gordon, le producteur, et enfin une intervention de Linda Haynes. Même si ce n’est pas un chef d’œuvre, c’est un très bon film, et il est toujours intéressant de comprendre ce qui se passe autour, ou ce qui l’a amené, par quelles étapes est il passé pour arriver jusqu’à nous.
« Echec à l’organisation, The Outfit, John Flynn, 1973Jean Contrucci, N’oublie pas de te souvenir, Hervé Chopin, 2019 »
Tags : John Flynn, William Devane, Tommy Lee Jones, Linda Haynes, Film noir, retour de la guerre
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