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Les intouchables, Gli intoccabili, Giuliano Montaldo, 1969
Le grand succès de Ad ogni costo va permettre à Montaldo de monter un projet plus ambitieux, avec un budget plus conséquent. Il va se baser sur un roman d’Ovid Demaris, un auteur américain, traduit dans la Série noire, dont un de ses ouvrages, The hoods taker over, avait été adapté en 1958 à l’écran par Gene Fowlde, ce qui avait permis de donner à Charles Bronson un de ses premiers grands rôles[1]. La plupart des ouvrages de Demaris traitent de la puissance de la mafia qui n’est jamais nommée en tant que telle, à l’époque on est encore pudique. Mais les Italiens à la fin des années soixante sont plus avertis que les Américains qui n’ont pas vu encore The godfather et qui naïvement sous-estiment l’importance du crime organisé dans leur pays. Montaldo qui a fait presque toute sa carrière dans le cinéma de genre, ne va pas donner un aspect glamour au crime organisé. C’est un film un peu hybride, qui tient du poliziottesco, mais qui ressemble un peu à un film américain, par exemple, Point blanck, cette histoire d’un homme qui rançonne l’organisation[2]. C’est aussi l’histoire d’un casse organisé par une fraction de l’organisation contre une autre fraction. Si bien évidemment John Cassavetes n’est pas Lee Marvin, il semble que les scénaristes se soient assez inspirés du film de John Boorman qui a marqué son époque. Et sans doute le fait que le film se passe en Californie plutôt qu’en Italie change aussi forcément le caractère de celui-ci. Cette fois, Montaldo ne va pas s’amuser à tester ses capacités à filmer une partie sous forme de comédie, et l'autre sous l’angle du film noir. Le ton est sombre, désespéré, et le drame lui convient mieux. Si on fait abstraction du fait qu’il s’agit de gangsters, la tonalité générale du film est de mettre en scène un individu seul contre la société – ici représentée par la mafia.
L’organisation a un problème avec Charlie Adamo, un petit caïd local qui combien dans son dos et veut mettre la main sur une parti des casinos de las Vegas. Don Francesco décide d’y mettre de l’ordre. Hank McCain lui sort de prison justement grâce à l’intervention de Charles Adamo qui en a besoin pour conduire le casse d’un casino pour déstabiliser l’organisation. Hank est accueilli par son fils qui est un petit voyou travaillant pour Charlie. Il lui propose justement un coup fumant qu’Hank trouve très bon, mais il se méfie des acolytes de son fils. Il s’en éloigne un peu et en errant dans San Francisco, il va rencontrer la belle Irène avec qui il entame une liaison amoureuse. Celle-ci est fascinée par sa personnalité et décide de tout partager avec lui. Pendant ce temps Don Francesco vient à la rencontre de Charlie et le menace à mots couverts. Charlie va finir par laisser tomber le pillage du casino, et va envoyer deux tueurs pour piéger Hank et l’éliminer. Mais Hank est plus malin, tandis que son fils se fait descendre, il abat les deux tueurs. Il va à Reno se marier avec Irene et décide de faire le coup pour son propre compte. Pour le réaliser, il va placer des petites bombes dans tous les coins, les unes pour tenir les pompiers éloignés du casino, et les autres pour semer la panique dans le casino. Cela va lui permettre d’empocher près de deux millions de dollars avec l’aide d’Irene ravie de participer. Mais Don Francesco va réagir, d’abord il va éliminer Charlie et son comparse Duke, puis il va lancer les recherches pour mettre la main sur Hank et Irene. Ceux-ci doivent fuir et se planquer pour échapper à un réseau très serré. Hank finit par atterir chez son ex-épouse Rosemary qui accepte de l’aider. Elle lui propose de partir en bateau pour le Mexique. Tandis qu’Hank et Irene s’en vont, les tueurs de Don Francesco vont tenter de faire parler Rosemary, elle se suicide avant qu’ils ne la torture. Mais les deux fuyards sont repérés et les tueurs capturent Irene. Hank ne voulant pas partir tout seul, il mourra après qu’Irene ait été abattue.
L’organisation se réunit parce qu’il y a des problèmes sur la Côte Ouest
En vérité Hank n’est pas un homme tout à fait seul, il va trouver Irène et celle-ci, fascinée par sa réputation de voyou, va entreprendre une cavale sans issue avec lui. On retombe ainsi sur le segement particulier du film noir, le thème de la cavale. Face à leur détermination, la mafia a un avantage énorme, c’est un réseau qui a la communication facile – du moins est-ce comme ça que le scénario la présente. On comprend alors pourquoi cette contre-société est faite d’intouchables. Elle tisse sa toile à la manière d’une araignée et tôt ou tard sa proie vient s’y jeter. Pour Montaldo, cinéaste très à gauche, la mafia est l’image renversée du capitalisme, la cupidité est alliée à la cruauté. Dans ce contexte Hank est l’homme qu’on ne peut pas acheter, même par le biais de son fils pour lequel il éprouve tout de suite et instinctivement de la méfiance. La famille ne compte pas vraiment, c’est même une farce, c’est ce qu’il explique à Frank en lui disant que vu le temps qu’il a passé en prison, ils ne se connaissent pas. Mais Frank est lâche et cupide, il mange dans la main du grossier Charlie dont les manœuvres le vouent à se faire éliminer rapidement. Seuls surnagent avec notre sympathie ceux qui ont un peu d’amour à donner. Hank, Irene bien sûr, mais aussi Rosemary. Cependant leur démarche apparaît suicidaire, comme d’ailleurs sera celle de Sacco e Vanzetti. Autrement dit, la révolte individuelle est vouée à la défaite à plus ou moins long terme. On notera cependant que ce comportement met en péril l’organisation. Non seulement quand l’action de Hank s’attaque aux casinos, mais aussi quand Rosemary se suicide plutôt que de subir la torture et courir le risque de parler.
Sorti de prison, Hank McCain erre dans San Francisco
Il faut noter que si la plupart des hommes sont lâches, s’abritant derrière leur argent et leurs relations pour faire leurs affaires, les femmes se tiennent tout de même mieux. On l’a dit pour Irene et pour Rosemary qui font preuve d’abnégation, mais on peut aussi le dire de Joni la femme de Charlie qui est dégoutée de voir son mari se vautrer dans la peur et la lâcheté. Elle préfère encore le trahir ! Don Francesco n’est pas un voyou, mais le responsable d’un consortium qui fait des affaires et accumule du capital. Ces gens-là sont des bourgeois qui ont juste investi sur des terrains au premier abord frappés d’illégalité, la prostitution, le jeu et le blanchiment d’argent. ils n’ont pas de sentiments et encore moins de grandeur d’âme.
Charlie comprend qu’il est sur la sellette
La réalisation comporte beaucoup d’aspects intéressants. D’abord c’est film en cinémascope. Ce qui permet de balayer les décors de San Francisco de la gauche vers la droite, et vice versa, donc de donner une importance à la ville comme sujet. San Francisco est, avec New York, mais derrière Los Angeles la ville la plus mise en scène dans le film noir. Montaldo en fait bon usage. Curieusement le Golden Gate ou les rues pentues ne donnent pas l’idée d’une ville touristique, mais plutôt d’une ville taillée pour la mafia, avec ses avenues qui la nuit venue se bordent de lumières clinquantes, rouges, vertes ou jaunes. Le monde des cabarets et des casinos s’oppose visuellement à la crasse et à l’abandon des zones où Hank se cache pour échapper à ses poursuivants. Et puis il y a le port, une zone qui semble offrir un avenir en évoquant la possibilité d’une fuite en bateau, mais qui se révèle être un piège où les forces ennemies peuvent se déployer et occuper le terrain. San Francisco a bien une âme, même si cette âme est noire. Les refuges de Hank sont représentés par l’espèce de garage où il range une voiture faussement de pompiers qui l’aidera à réaliser son mauvais coup, et puis la maison isolée et un rien délabrée de Rosemary. Comme si en s’éloignant volontairement des lumières de la ville c’était encore la meilleure manière d’exister pour soi. Dans cette présentation déglinguée de l’Amérique urbaine, il y a une forme de poésie tout à fait étonnante.
Hank abat les deux tueurs qui tentaient de le piéger
Sur le plan technique, Montaldo est en net progrès par rapport à Ad ogni costo. Il y a de beaux déplacements de caméra à l’intérieur du casino, de longs travellings arrière assez compliqués qui donnent une impression de densité de la population. Les scènes d’action sont très bonnes également, même si la course entre les voitures quand Hank tente d’échapper aux troupes de Tony Kendall, aurait pu gagner en intensité. Montaldo en bon réalisateur italien du cinéma de genre utilise souvent la profondeur de champ dans ces moments où l’action dépend de l’environnement matériel. Ce sera très spécifique par la suite de la manière dont le poliziottesco filmera les ports par exemple. On remarque aussi la fluidité de la mise en scène dans la façon de filmer les dialogues tout en déplaçant les angles de prise de vue. Enfin le rythme est excellent, le découpage rigoureux. L’ensemble est bien soutenu par la photo de Franco Fraticelli.
Hank a fait exploser des petites bombes dans le casino
La distribution est plus problématique. Certes c’était la mode à cette époque d’appuyer le cinéma de genre en Italie en mélangeant des acteurs italiens et des acteurs américains pas trop chers, mais suffisamment connus pour faire une affiche. John Cassavetes est Hank McCain. Il avait changé de statut à partir du succès inattendu de The Killers de Don Siegel en 1964, puis The diry dozen d’Aldrich et Rosemary’s baby, l’avaient fait connaître. En vérité à cette époque il était plutôt intéressé par la mise en scène de ses propres films[3]. Et malheureusement ça se voit assez ici. Il est comme absent de lui-même. Il n’est pas bon. C’est un peu la même chose avec Peter Falk, son ami, qui incarne Charlie Adamo, et qui n’exprime pas grand-chose, même quand il est sur le point de se faire tuer par ses anciens amis. Peut-être voulait-il développer un personnage différent de l’inspecteur Colombo ? Si ces deux là ont un peu du mal à s’animer, les femmes sont nettement mieux. Britt Ekland dans le rôle d’Irene est la bonne surprise. Et puis il y a Gena Rowlands, l’épouse dans la vie de John Cassavetes, elle est ici Rosemary la femme pleine de générosité, jusqu’à la mort.
Ayant la mafia à ses trousses, Hank et Irene doivent fuir
Gabriele Ferzetti était un peu l’homme à tout faire du cinéma italien, il a abordé aussi bien le western que giallo ou que le poliziottesco. Il n’arrêtait jamais de tourner. En 1968 il travailla sur 8 films et puis 4 encore en 1969. Malgré tout cette frénésie, il était le plus souvent très bon. Et ici il l’est encore dans le rôle de Don Francesco. Parmi les truands on trouve l’inoxydable Luigi Pistilli. Abonné lui aussi au cinéma de genre on connaît parfaitement sa silhouette. Ici il est le comparse de Charlie Adamo, celui qui aide à trahir la mafia. Sa seule présence suffit. Pierluigi Apra qu’on a déjà vu dans Sequestro di personna[4], est ici Frank le fils de Hank. Il a un physique difficile et ne brille pas par son jeu. Et puis il y a Florinda Bolkan dans le rôle trop bref selon moi de la femme de Charlie Adamo. Cette actrice puissante d’origine brésilienne, dotée d’un physique imposant est toujours très juste. Ajoutons aussi Pete Zaccari dans le rôle de Tony Kendall, le tueur en chasse de McCain. Il est assez insipide, mais c’est un peu son habitude et puis le rôle ne lui demande pas beaucoup de subtilité.
Hank trouve de l’aide chez son ex-femme
Malgré les réserves qu’on vient de dire sur l’interprétation, le film est très bon et se revoit avec plaisir. L’excellente musique d’Ennio Morricone apporte beaucoup à l’ensemble. C’est un vrai film noir et un très bon polizottesco, très vivace autant que désespéré.
Hank sera abattu après Irène
[1] http://alexandreclement.eklablog.com/syndicat-du-crime-gang-war-gene-fowler-jr-1958-a165090842
[2] http://alexandreclement.eklablog.com/le-point-de-non-retour-point-blank-john-boorman-1967-a150996198
[3] Thierry Jousse, John Cassavetes, Lindau, 1997
[4] http://alexandreclement.eklablog.com/le-sequestre-sequestro-di-persona-gianfranco-mingozzi-1968-a202486804
« Le carnaval des truands, Ad ogni costo, Giuliano Montaldo, 1967Antoine de Baecque, Jean-Pierre Melville, une vie, Le seuil, 2017 »
Tags : Giuliano Montaldo, John Cassavetes, Britt Ekland, Peter Falk, Gabriele Ferzetti, mafia, Las Vegas
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