• Antoine de Baecque, Jean-Pierre Melville, une vie, Le seuil, 2017

     Antoine de Baecque, Jean-Pierre Melville, une vie, Le seuil, 2017

    Pressentant l’ouvrage hagiographique, je m’étais abstenu de l’acheter lors de sa parution qui coïncidait avec le centenaire de la naissance de Jean-Pierre Melville. Mon intuition était bonne, et le livre est mauvais. Antoine de Bacque est un admirateur à retardement de la Nouvelle Vague. Ce qui est son droit bien entendu, mais ce qui ne le prédispose pas à l’étude sérieuse de l’œuvre de Melville, ni même d’ailleurs à une approche critique. On ne peut pas aimer en même temps Godard, Truffaut, Chabrol et Melville. C’est devenu une tarte à la crème que d’effectuer bêtement un rapprochement entre la Nouvelle Vague et Melville, au prétexte que ce dernier a tourné dans A bout de souffle. Il est vrai qu’aujourd’hui encore on enseigne dans l’Université française l’histoire du cinéma comme si la pseudo-rupture initiée par la Nouvelle Vague était aussi importante que celle qu’il y a eu entre le muet et le parlant ou entre le noir et blanc et la couleur. Cette vision était déjà fausse dans les années soixante-dix, elle l’est encore bien plus aujourd’hui. Pourquoi vouloir à tout prix mettre en scène un rapport, pourtant dénoncé par Melville lui-même, entre son cinéma et celui de la Nouvelle Vague, si n’est par paresse intellectuelle ? En vérité la Nouvelle Vague n’a jamais vraiment existé d’un point de vue artistique ou stylistique. Quel rapport peut-il bien y avoir entre Truffaut, Chabrol et Godard ? Les trois réalisateurs ont fait des choix différents, non seulement sur le plan stylistique, mais aussi sur les manières de produire et de tourner. Bien sûr on peut parler à la fin des années cinquante et au début des années soixante d’une nouvelle génération de cinéastes. Mais celle-ci ne se caractérise pas facilement. Dire qu’il s’agissait là de films fauchés, tournés dans des décors naturels et avec un peu d’improvisations, ce n’est guère original, on a connu ça bien avant Godard et Truffaut, y compris dans le cinéma américain de série B. Si c’est pour dire que ces cinéastes « nouveaux » étaient des amateurs sans formation, on a déjà vu ça régulièrement, et notamment à la Libération. C’est seulement ensuite que les gens comme de Baecque ont enseigné à leurs malheureux étudiants les vertus d’une absence de formation pour faire du cinéma ! Mais les grands cinéastes français n’ont pas suivi pour la plupart des cours de cinéma, ils ont appris la technique sur le tas, soit en travaillant sur les films des autres, soit, comme Melville en bricolant à partir du matériel qu’ils possédaient et des films qu’ils avaient vus. Le plus étrange aujourd’hui est qu’on apprend à l’IDHEC[1] devenu la FEMIS à faire des films sans technique. Autrement dit on apprend à l’école du cinéma à désapprendre la technique ! Ça donne ce que ça donne, mais il est à peu près certain que ce dogmatisme a contribué à l’effondrement de la cinématographie française. En fuyant la qualité française comme disait avec aigreur Truffaut, on s’est débarrassé de la qualité tout court. On en arrive aujourd’hui soit à faire des films dits de comédie populaire avec Clavier, Rouve ou Omar Sy, qui ne sont que des sortes de téléfilms sans contenu ni forme, soit des films prétentieux, mais sans plus de contenu, à la Philippe Garrel qui font fuir les spectateurs mais qui arrivent à se monter grâce à l’avance sur recettes. Le terrorisme de la critique façon Cahiers du cinéma n’y est pas pour rien. D’un côté on admire le cinéma américain le plus réactionnaire à la Hitchcock ou à la Clint Eastwood, et de l’autre on dénigre Gilles Grangier, Henri Verneuil et on vénère les cinéastes confidentiels et bouffons du type Leos Carax.  

    Antoine de Baecque, Jean-Pierre Melville, une vie, Le seuil, 2017

    Le silence de la mer 

    Mais revenons au livre de De Baecque. Glissons sur les fautes d’orthographe nombreuses qui laissent entendre que Le seuil n’est pas une maison assez sérieuse pour se payer les services de relecteurs compétents. La première chose qu’on remarque ce sont les erreurs factuelles de cet ouvrage qui pourtant se voulait soigné. Par exemple, page 56, il nous annonce que conforté par le succès du Cercle rouge, Melville va se lancer dans la production de L’armée des ombres ! Sachant que le premier film sort en 1970, et que le second est sorti en 1969, c’est un peu curieux. Il présente d’ailleurs le film comme un semi-échec. Ce qui est faux, le film a très bien marché en dehors de la France et a rapporté de l’argent sur notre territoire. De même il considère que L’aîné des Ferchaux a été un fiasco artistique et commercial, c’est faux dans les deux cas. Ce film a mieux marché que Léon Morin prêtre, aussi bien en France qu’en Italie. De même Un flic n’a pas été un fiasco financier en France, et a été même un succès en Italie avec 2,7 millions d’entrées. Il est assez facile de se renseigner pourtant. De Baecque fait comme si Melville avait été oublié, c’est faux, il est considéré déjà au moins depuis trente ans comme un des derniers cinéastes majeurs en France. De Baecque ne se relit pas, il nous dit que Melville détestait Asphalt jungle au début de son ouvrage, mais ensuite il nous explique qu’il adorait ce film, ce que tout le monde sait bien entendu. Ça tourne à la farce. 

    Antoine de Baecque, Jean-Pierre Melville, une vie, Le seuil, 2017

    Quand tu liras cette lettre 

    De Baecque aime répéter des lieux communs, s’en nourrir et les compiler, croyant que cela suffira à faire un livre intéressant. Le voilà qu’il juge Quand tu liras cette lettre impossible à regarder. Or ce film possède des qualités qui en font une œuvre très personnelle de Melville, c’est en outre son premier film noir[2]. Il faut savoir regarder un peu au-delà des outrances de Melville lui-même. Mais de Baecque ne semble pas comprendre la différence entre polar et film noir.  Cinéphile hâtif et très peu documenté, il passe aussi complétement à côté de L’ainé des Ferchaux qui est un film avec beaucoup de qualités et qui doit être réévalué comme une œuvre très personnelle, même si elle est adaptée de Simenon[3]. Denitza Bantcheva qui a sans doute produit le meilleur livre sur la cinématographie de Melville, a montré par exemple tout l’intérêt qu’il y avait dans ce premier travail du cinéaste sur la couleur[4]. 

    Antoine de Baecque, Jean-Pierre Melville, une vie, Le seuil, 2017 

    Bob le flambeur

    De Baecque a la coquetterie douteuse de nous présenter la filmographie de Melville non pas d’une manière chronologique, mais par thème. Donc il mettra L’armée des ombres avec Le silence de la mer et un peu avec Léon Morin prêtre parce que les trois films parlent des temps de l’occupation. L’autre thème serait ce qu’il appelle improprement le polar avec Le doulos, Le deuxième souffle, Le samouraï, Le cercle rouge et un flic. Mais en vérité L’armée des ombres appartient à la seconde partie de l’œuvre de Melville, celle qu’on pourrait appeler le sommet, constitué avec Le deuxième souffle, Le Samouraï et L’armée des ombres donc. Les images que nous avons accolées ci-dessous attestent de la proximité stylistique des deux films tournés avec Lino Ventura. 

    Antoine de Baecque, Jean-Pierre Melville, une vie, Le seuil, 2017

    En haut Le deuxième souffle, en bas L’armée des ombres 

    Il y a bien d’autres séquences qui rapprochent évidemment L’armée des ombres du film noir. Je donne un autre exemple ci-dessous à propos du maniement des armes. Melville avait fait lui-même le rapprochement entre les deux films, les présentant comme les deux faces de la même pièce. Il faut le prendre au sérieux. De Baecque qui ne lit pas beaucoup n’a pas lu non plus Le deuxième souffle de José Giovanni, sinon il se serait rendu compte de l’importance du roman dans la mise en œuvre du film, les dialogues, mais aussi la mise en scène propre à Melville. Ce film doit beaucoup à José Giovanni, ce qui ne minimise en rien les talents de Melville pour sa réalisation[5]. D’ailleurs un œil un peu averti fait facilement le rapprochement entre Classe tous risques de Claude Sautet et Le deuxième souffle de Melville. Ce sont deux films jumeaux, même si le style de la mise en scène est plus direct chez Sautet, et plus stylisé chez Melville. Ce dernier était du reste un adaptateur très scrupuleux des romans qu’il portait à l’écran. Y compris pour L’armée des ombres. Le doulos est très fidèle au livre de Pierre Lesou. Sans doute le film le plus éloigné du roman reste L’aîné des Ferchaux. Selon moi De Baecque ne prend pas assez en compte les préceptes filmographiques de Melville, un bon film c’est une bonne histoire, une bonne mise en scène et de bons acteurs. Dès lors qu’un de ces éléments est défaillant, le film est raté. S’attardant trop sur Le cercle rouge il ne voit pas justement en quoi le film est raté, or les deux derniers films de Melville malgré leurs qualités formelles marquent un net déclin. Inutile cependant de discuter de ce qu’aurait été la suite de sa carrière s’il n’avait pas été emporté par une attaque cardiaque. Il était encore assez jeune, et avait suffisamment d’imagination et d’intelligence pour rebondir. Tout ça pour dire que l’analyse de la filmographie de Melville doit forcément être chronologique parce qu’elle accompagne l’évolution de l’homme confronté à ses échecs comme à ses succès et le remet dans son temps. Il aurait fallu être un peu plus ferme sur le fait que pour Melville, le film noir n’était une simple question de formalisme. Le travail sur la forme était adéquat aux intentions du cinéaste. Et c’est bien dans cette adéquate que se révèle l’importance de son œuvre. Le film noir n’était pas un prétexte pour autre chose. C’est une erreur que de le croire. 

    Antoine de Baecque, Jean-Pierre Melville, une vie, Le seuil, 2017

    En haut Le deuxième souffle, en bas L’armée des ombres 

    De Baecque termine sur les influences de Melville dans le cinéma. Elles sont en effet très nombreuses, John Woo, Johnny To, Quentin Tarantino. Il en oublie pourtant de très importantes. Pour partie la cinématographie des frères Coen est inspirée de Melville, notamment pour le jeu sur les couleurs, mais également pour cette manie de citer et de détourner les œuvres d’autres cinéastes. En France il y a beaucoup de réalisateurs qui ont tenté de s’inscrire dans ses pas, Philippe Labro, mais aussi Daniel Vigne, Yves Boisset, José Giovanni et quelques autres. Il faudrait aussi citer l’influence que Melville dont le talent était reconnu au-delà de nos frontières, a eu sur un genre dont on comprend aujourd’hui un peu mieux l’importance, le poliziottesco. De Baecque ne semble s’intéresser qu’au cinéma qui a pignon sur rue, comme pour beaucoup de critiques français, il ne voit le cinéma italien qu’à travers les « grands auteurs », Fellini, Scola, Risi, De Sica. Or Melville cherchait à produire des films qui touchent un vaste public tout en conservant une valeur esthétique. C’est bien pour ça qu’il a admiré souvent des réalisateurs américains comme Rudolph Maté ou Frank Tuttle plutôt que le très surestimé Alfred Hitchcock. 

    Antoine de Baecque, Jean-Pierre Melville, une vie, Le seuil, 2017

    Le samouraï 

    Comme on l’a compris ce livre ne m’a pas plu, je le trouve finalement bien désinvolte envers Melville. Et si j’en parle pourtant, c’est une manière pour moi de réfléchir à ce qu’il faudrait dire de son œuvre. Reconnaissons cependant qu’il possède une très belle iconographie, surtout en qui concerne les années de jeunesse de Melville, ça ne justifie pas les 32€ qu’on nous demande. Je reste persuadé par contre qu’il y a encore beaucoup à dire sur son œuvre. Pour l’instant je ne vois que deux ouvrages incontournables à propos du cinéma de Melville, celui de Bantcheva que j’ai cité plus haut et les entretiens de Melville lui-même avec Rui Nogueira qu’on vient de réédités et qui sont passionnants.



    [1] Je rappelle à ceux qui l’aurait oublié que l’IDHEC est une création de Vichy en 1943.

    [2] http://alexandreclement.eklablog.com/quand-tu-liras-cette-lettre-jean-pierre-melville-1953-a114844948

    [3] http://alexandreclement.eklablog.com/l-aine-des-ferchaux-jean-pierre-melville-1963-a187330618

    [4] Denitza Bantechva, Jean-Pierre Melville, Editions du Revif, 2004

    [5] José Giovanni, homme de caractère, s’était disputé avec Melville et lui vouait une rancune tenace, cependant il reconnaissait que la réalisation du Deuxième souffle était brillante et réussie. Il avait du reste travaillé avec lui sur l’adaptation et les dialogues, mais il regrettait que Melville tire un peu trop la couverture à lui.

    « Les intouchables, Gli intoccabili, Giuliano Montaldo, 1969Quai des blondes, Paul Cadeac, 1953 »
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  • Commentaires

    1
    Vendredi 7 Mai 2021 à 20:41

    Merci pour ce compte-rendu qui m'évite de perdre mon temps...

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