• Les routes du Sud, Joseph Losey, 1978

     Les routes du Sud, Joseph Losey, 1978

    Dans la filmographie de Losey, Les routes du Sud est rarement commenté. C’est un film compliqué, non pas dans son principe mais dans son montage. Le scénario est de Jaime Semprun, un habitué des scénarios pour Costa-Gavras. Auteur à succès, authentique résistant, il est passé en quelques années du parti communiste espagnol à la social-démocratie et à la bourgeoisie germanopratine qui se regarde penser dans ses engagements politiques. Il était très lié avec Yves Montand avec qui il avait fait, avec un certain succès un bon film, La guerre est finie, réaliser par Alain Resnais. C’est lui qui fera encore le scénario de Netchaïev est de retour, signé Jacques Deray, sur un thème encore assez proche, celui de la réflexion sur les échecs répétés des mouvements révolutionnaires. Le tournage s’est très mal passé, notamment à cause de l’animosité entre Losey et Semprun. « Je pense à Joseph Losey, écrit Semprun d’une plume acrimonieuse, dans Montand, la vie continue[1], pour qui j'ai écrit en 1977 Les routes du sud, où il était question de l'Espagne, des passages de frontière. Où Montand avait encore joué le rôle principal. ». Avant de s'envoler pour Rio de Janeiro, en août 1982, il croise par hasard Joseph Losey à Paris, boulevard Saint-Germain : « Il portait son habituel regard bleu, un foulard de vive couleur négligemment noué autour du cou, sur son habituelle vareuse de toile de pêcheur anglais. Mais il était pathétiquement accablé par la vieillesse, la fatigue de vivre, malgré tous ces efforts pour les conjurer. ». En vérité avant de parler de l’échec de Losey il faut dire que le scénario était médiocre, non seulement on avait déjà vu cet affrontement entre générations sur la Guerre d’Espagne dans La guerre est finie. Mais les mauvais rapports entre un père et son fils semblent être inspirés par Semprun lui-même qui ne s’entendait pas avec son fils Jaime Semprun qui avait pris d’autres voix pour la critique sociale que celle du renoncement social-démocrate choisi par son père. Le fait que l’on mette en scène d’une manière indécente ce genre de rapports intimes ne pouvait que plomber le film qui plonge dans la caricature. A cette époque Montand était une grosse vedette et les films qu’il tournait avec Alain Corneau ou Claude Berri par exemple étaient de bons succès commerciaux. C’est ce qui explique qu’il lui fut assez facile de trouver de l’argent pour produire cette histoire bancale.  

    Les routes du Sud, Joseph Losey, 1978

    Jean imagine le scénario du soldat Korpik 

    Jean Larréa est un écrivain qui produit aussi des scénarios qui lui rapportent pas mal d’argent. Alors qu’il est dans sa villégiature avec sa femme sur la côte normande où il compte aussi travailler, son fils Laurent vient passer une sorte de week-end de réconciliation. S’ils essaient de se rapprocher, notamment en allant faire du tir, leurs rapports restent assez froids. La femme de Jean, la mère de Laurent donc, doit partir en voyage pour remplacer Jean. Le père et le fils l’accompagne à la gare. Jean et Laurent se disputent sans trop de raison, sur le mode, « je n,’ai rien à te dire ». Puis Jean revoit son producteur et le remet le scénario du soldat Korpik, une histoire d’un soldat allemand communiste qui se rend aux Russes, mais qui sera tout de même fusillé, les Russes pensant qu’il est peut-être un agent provocateur. a Paris Jean est abordé par une très jeune fille, Julia, qui semble le connaitre. Elle le suit jusque chez lui. S’immisçant dans sa vie, elle tente de lui faire la morale dans ses rapports avec son fils. Jean la fait finalement partir de chez lui. Quelques temps après, à Paris, il reçoit un coup de fil lui faisant par d’un accident de voiture de sa femme du côté de Gérone. Elle est morte. Avec Laurent ils font le voyage en Espagne. Là ils récupèrent les objets personnels d’Eve, puis rencontre le médecin qui explique l’accident par la fatigue, ou une faute d’attention. Puis il rencontre Miguel, un ancien compagnon de lutte qui lui donne à comprendre qu’Eve avait une relation avec le chef de leur petit groupe de militants. 

    Les routes du Sud, Joseph Losey, 1978

    Jean et Laurent s’exercent au tir. 

    De retour en France, Jean va retrouver Laurent et Julia dans sa maison de campagne. Puis comme son fils s’en va et que Julia reste, il a une relation avec la jeune femme. Mais Julia ramène deux jeunes marginales dans sa maison, cela mène à une dispute et les deux jeunes femmes sont virées. Quand Jean revient dans sa maison, il constate que Julia a disparu en lui piquant du pognon, et en lui laissant un petit mot assez injurieux, ratiocinant sur la liberté et l’argent. A Paris, Jean a une nouvelle altercation avec son fils à la fois à cause de Julia, mais aussi du carnet rouge que Julia avait trouvé dans le sac d’Eve et qu’elle lui avait remis. La rupture semble assez définitive. Le soir dans le parking où il gare sa Land Rover, il retrouve Julia, il l’envoie promener, mais celle-ci insiste pour qu’il l’amène à Barcelone. Lorsqu’ils arrivent enfin, le peuple espagnol apprend le décès de Franco. Ils vont retrouver Miguel et sa femme. Mais le repas se passe assez mal parce que Julia fait encore des siennes et commence à dire qu’elle en a marre de les voir ressasser des souvenirs. Elle s’en va à nouveau. A Paris son fils revient le voir pour lui rendre la clé de l’appartement, mais il ne semble manifester aucune intention de se réconcilier avec son père, et Jean ne semble plus capable de faire quelque effort en ce sens. 

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    Laurent vient voir son père travailler 

    C’est sans doute le scénario le plus médiocre que Losey ait tourné. C’est bien sûr la faute de Losey en ce sens qu’il a accepté de le faire. Mais la responsabilité de l’écriture de ce tissu de lieux communs en incombe à Jorge Semprun. Il semble s’y être attelé pour justifier ce qu’il était devenu, tout en donnant la leçon à tout le monde sur le plan politique. Ça convenait à Yves Montand qui du même coup tournait le dos à son compagnonnage avec les communistes et pouvait se sentir plus libre de se tourner vers une social-démocratie tournée vers le marché sur le plan économique et portée par l’atlantisme sur le plan extérieur. En ce sens le film reflète bien ce qui s’est passé dans la gauche à cette époque. Revenue de ses illusions plus ou moins révolutionnaires, la gauche allait prendre bientôt le pouvoir et faire les réformes qui allaient transformer la France en un pays vassal des Etats-Unis, notamment par le biais de son adhésion à l’Europe. Semprun se moque du monde quand il dit que Losey n’a pas compris l’importance de la critique du stalinisme et qu’au fond il est resté avec ses illusions ! C’est bouffon, Semprun cachant ses propres reniements derrière ce genre de diatribe. En vérité le temps a peut-être bien passé, mais l’analyse qu’on peut faire de la Guerre d’Espagne reste la même. Du coup la question plus importante n’est pas abordée : qu’était devenue l’Espagne juste avant la mort de Franco ? Certes c’était encore une dictature, mais les mœurs avaient déjà évolué et l’Église cédé le pas face à la modernisation accélérée des structures économiques.  

    Les routes du Sud, Joseph Losey, 1978

    Le producteur refuse de prendre le scénario de Jean 

    Franco mort, les révolutionnaires espagnols sont privés de combat. C’est un sujet intéressant, en effet parce que comme le soutenait le fils de Jorge Semprun la critique de la marchandise et de l’aliénation ne peut pas s’arrêter après la mort d’un dictateur. Le principal défaut du film ne réside pourtant pas là, mais plutôt dans le fait qu’il est atrocement bavard. Ça parle comme dans les livres, les mauvais livres bien entendu. Sur la table basse du bureau de Jean on verra d’ailleurs des exemplaires d’un journal gauchiste, trotskiste pour tout dire, Rouge. Si Jean apparaît en effet comme un retraité de la révolution, rongé par ses propres échecs, Julia apparait comme une insupportable bavarde qui ne sait rien, mais qui fait la leçon à tout le monde. Laurent est tout aussi simplet dans son approche de la vie. Ces bavardages insipides font de ces deux jeunes gens des têtes à claques prétentieuses. Ce sont des caricatures qui servent Semprun à vendre sa soupe, pour lui la démocratie bourgeoise est préférable à la dictature, ce qui est une philosophie franchement petit bras quand on voit dans quel état son aujourd’hui les « démocraties » dites avancées. Au fond Losey était bien plus fin politiquement que Semprun ou Montand. 

    Les routes du Sud, Joseph Losey, 1978

    A Paris Jean est abordé par Julia 

    L’autre sujet est celui de l’affrontement entre un père et un fils. C’est un sujet qui intéressait Losey, au moins depuis The big Night en 1951 et il en avait tiré un excellent film noir[2]. Mais ici la lourdeur du traitement scénaristique rend l’entreprise dérisoire, parce que les dialogues sont très mauvais et répétitifs, sur le mode chicaneur. Semprun en a oublié la grandeur ou la dramaturgie, comme on veut, et tombe avec facilité dans l’aigreur mesquine d’une génération frustrée. Semprun lui-même avait viré social-démocrate, tandis que son fils s’était rapproché de l’ultra-gauche et de Guy Debord notamment. C’est cela qui l’inspire pour l’opposition non seulement entre Larréa et son fils, mais plus encore avec Julia. Or il fait passer l’ultra-gauche qui a été active en Espagne justement vers la fin du règne de Franco, comme un ramassis de gens incultes. Ce n’était pas le cas de son fils qui a écrit quelques livres très intéressants, notamment sur la question de la technique et de ses limites dans le processus de colonisation de la marchandise. Mais Jorge Semprun était devenu très mondain, honoré par la gauche européenne et en France par la gauche mitterrandienne, il vivait dans un cercle étroit, il deviendra aussi ministre de la culture du gouvernement espagnol. Est-ce là le sens de la visite de Larréa au musée Miro de Barcelone ? Comme on le comprend si un créateur de formes et d’histoires s’inspire plus ou moins de son vécu, il n’est jamais très bon que cela le conduise à un règlement de compte avec sa famille, d’autant qu’on sait que Semprun n’a pratiquement pas élevé son fils. 

    Les routes du Sud, Joseph Losey, 1978

    Julia fait la morale à Jean 

    Ces problèmes de construction et de mélange des genres stérilisent le propos. Que veut démontrer Semprun ? Que la guerre est finie ? On le savait depuis 1966 et le film de Resnais. Reste le débat sur la création littéraire. Le refus du scénario de Larréa par son producteur montre qu’il est dépassé et qu’il n’a d’avenir qu’à condition de se livrer à des besognes plus commerciales ou plus en phase avec les goûts du public. La question du stalinisme – obsession de Semprun – vue à travers le soldat Korpik, n’apparait plus comme un sujet vendeur. Et il est vrai que déjà en 1978 la Russie n’était déjà plus vraiment ni soviétique, ni stalinienne. Ce refus sonne comme la fin d’une illusion : celle qui consistait à croire que la culture pouvait avoir un impact politique positif. Mais alors quel est le rôle de la culture ? Cette question aurait pu être posée lors de la rencontre entre Jean et Miguel au musée Miro, mais Semprun qui a manifestement bâclé son sujet ne s’y est pas risqué et Losey à laisser couler le navire

    Les routes du Sud, Joseph Losey, 1978

    Jean est effondré d’apprendre l’accident de sa femme 

    Les défauts nombreux et divers de ce scénario font qu’il ne peut guère être inspirant pour la mise en scène de Losey. D’ailleurs dans ses entretiens avec Michel Ciment, même s’il fait semblant de s’y être un peu intéressé[3], il ne s’attarde pas trop, contrairement par exemple à Mr Klein. Il n’a presque rien à en dire. Le sujet même l’embarrasse. La réalisation est globalement médiocre. Certes on va y trouver le thème de l’eau qui emporte et purifie tout, mais ce n’est guère suffisant. Les plans destinés à nous montrer l’imagination de Jean Larréa à propos du scénario qu’il écrit sont plutôt bien filmés, mais s’ils tendent à prouver comment un scénariste imagine la mise en image de son œuvre, ça ne dépasse pas le stade des belles images. La photo de Gerry Fisher est bonne, mais sans plus, bien léchée, elle ne présente guère d’originalité. La visite du musée Miro est pratiquement la seule partie intéressante du film en ce sens que le modernisme des lieux s’oppose à l’Espagne conservatrice de Franco et en signale son agonie. 

    Les routes du Sud, Joseph Losey, 1978

    Jean et Laurent récupèrent les objets personnels d’Eve 

    Bien entendu Losey avait encore du métier. Il a parfois de belles inspirations dans le mouvement de la caméra, je pense à cette scène où le père et le fils joue plus ou moins au football avec une orange sur une place de marché ensommeillée, là on retrouve le sens de l’espace propre à Losey. Mais le reste est assez statique, filmé de façon très académique. Les dialogues abondants sont filmés d’une manière assez figée, passant de l’un à l’autre, sans grâce particulière. 

    Les routes du Sud, Joseph Losey, 1978

    Jean retrouve Miguel au musée de Miró 

    L’interprétation c’est d’abord Yves Montand autour de qui le film a pu se monter. Dans le rôle de Larréa, il n’est pas très bon, mais c’est tout de même le seul qui, dans ce film, semble croire aux bêtises qu’il débite. Les deux jeunes gens qu’il affronte, Laurent Malet qui incarne son fils et Miou-Miou dans le rôle de Julia sont atrocement mauvais. Le pire est sans doute Miou-Miou, non seulement elle ne maitrise pas très bien sa voix qui est mal posée et devient agaçante, mais elle, manifestement d’une grande raideur, sourit à contretemps et n’a que le temps de se faire haïr par le spectateur. il faut la voir débiter niaisement : "Je m'appelle Julia, j'aime qu'on dise mon nom quand on me baise" ! Ils sont tous les deux très vides, sans consistance. France Lambiotte est mollement Eve la femme de Larréa. Elle aussi ne sait pas trop quoi faire dans ce rôle et ne manifeste rien, alors qu’avant de disparaitre assez rapidement elle est normalement plongée dans une situation dramatique puisqu’elle trompe son mari avec un de ses compagnons de lutte.  

    Les routes du Sud, Joseph Losey, 1978

    Jean et Laurent jouent au foot dans les rues de Barcelone 

    On retrouve également un autre acteur, José-Luis Gomez dans le rôle de Miguel. Il est un petit peu meilleur, il faut se souvenir que c’est cet acteur qui avait eu le prix d’interprétation à Cannes en 1976 pour l’obscur Pascual Duarte, lorsqu’on y avait présenté Mr Klein. Il a un petit rôle, et son prix ne lui permettra pas de faire une grande carrière. Et puis Jean Bouise fait une apparition un peu saugrenue, complètement décalée par rapport au film. Maurice Bénichou est Garcia, compagnon de lutte, il est bon, mais son rôle est assez maigre et il disparait rapidement du devant de la scène. 

    Les routes du Sud, Joseph Losey, 1978

    A Paris Laurent fait des reproches à son père pour son attitude avec Julia 

    Le film fut un fiasco critique et commercial, sans doute le pire de la carrière de Losey qui pourtant en avait vu quelques-uns d’assez mémorables. Personne ne s’y est intéressé, et on comprend assez bien pourquoi. Non seulement le sujet n’intéressait personne, mais la réalisation était terne et sans grâce. C’est clairement un des plus mauvais Losey et aussi un des plus mauvais Montand ! Pour ne rien arranger, la musique de Michel Legrand, pourtant un bon compositeur de musique de films, ne vaut pas un clou. Non seulement elle manque d’unité, passant de formes jazzy à l’introduction de l’électronique, mais en outre, elle sature l’image. Losey avait pourtant la réputation d’un réalisateur très attentif à l’ambiance sonore. Il est rai que le reste de la carrière de Losey après Mr Klein ne présente guère d’intérêt. Est-ce la conséquence de ses échecs répétés au box-office ? Est-ce au contraire une stérilisation de ses capacités créatrices à cause de son entrée dans le grand âge ? 

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    Julia veut que Jean l’amène à Barcelone 

    Longtemps on a vu Losey comme un réalisateur de premier plan. Cependant il faut bien reconnaitre que tout n’est pas sauvable dans sa filmographie. Parmi ses grands films je noterais, sans mettre un ordre particulier, M, Mr Klein, The Criminal, The Prowler, ensuite un peu en retrait, je mettrais Eva, Blind Date, Secret Ceremony et The assassination of Trotsky. Ce qui est déjà pas mal ! 

    Les routes du Sud, Joseph Losey, 1978

    Ils apprennent la mort de Franco

    Les routes du Sud, Joseph Losey, 1978

     

    [1] Denoël, 1983.

    [2] http://alexandreclement.eklablog.com/the-big-night-joseph-losey-la-grande-nuit-1951-a114844882

    [3] Michel Ciment, Elia Kazan, Joseph Losey, edition definitive,

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