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Lone star, John Sayles, 1996
John Sayles est un réalisateur assez discret. Mais ses films font leur petit chemin, et il ne tardera pas à être reconnu comme un grand cinéaste. J’avais dit ici tout le bien que je pensais de Matewan, un film à la fibre sociale, voire prolétarienne, ce qui finalement est bien plus fréquent qu’on ne croie[1]. Ici ce n’est pas tout à fait la question prolétaire qui va être au centre du récit, mais les migrants mexicains et la difficile cohabitations des différentes ethnies sur le sol étatsunien. Le fil rouge sera une interrogation sur l’histoire et la mémoire, à travers une histoire d’amour qui traverse les décennies. Lone star, le titre, est à la fois l’étoile du sheriff qu’on retrouve près du squelette et le nom du bistrot de la ville qui semble annoncer que d’aller un peu plus loin conduit forcément au néant.
Sam Deeds découvre une étoile de sheriff près du squelette exhumé
Des militaires découvrent sur un terrain de manœuvre le squelette d’un homme qui a manifestement été tué par balles. Le sheriff Sam Deeds se rend sur place et va découvrir rapidement qu’il s’agit très probablement de l’ancien sheriff Charlie Wade qui avait été porté disparu il y a une trentaine d’années. Il commence son enquête plutôt mollement. Il est en effet sheriff parce que son père, Buddy Deeds, était un sheriff très estimé, avec une grande réputation d’honnêteté. Mais en enquêtant sur la mort de Charlie Wade, un personnage antipathique, tyrannique et raciste, il va enquêter aussi sur son propre père. Les raisons de tuer le sheriff corrompu ne manquent pas, il rackettait notamment Otis, le propriétaire d’un bar de noirs – seul Charlie refusait de toucher. Sam va découvrir que son père en vérité n’était pas très honnête non plus, et que c’est probablement lui qui a tué Charlie Wade. Tout en menant son enquête, il va renouer des liens avec Pilar, une enseignante en histoire qu’il connait depuis son enfance et qu’il aime depuis toujours. Celle-ci est veuve, comme sa mère d’ailleurs, et elle a deux enfants. De découverte en découverte, il va apprendre qu’en réalité son propre père était aussi l’amant de la mère de Pilar ! Et donc que Pilar est aussi sa demi-sœur. Il apprendra aussi que le meurtrier de Charlie Wade n’est autre que l’ancien adjoint du sheriff qui a voulu ainsi protéger Otis.
Pilar essaie d’apprendre l’histoire à des jeunes qui s’en moquent
Le scénario est plutôt compliqué parce qu’à côté de cette intrigue policière, il se mêle aussi les relations difficiles entre Otis, son fils, un militaire de carrière et son petit-fils. C’est un peu comme si tous les protagonistes étaient liés entre eux par le sang et par des oppositions qu’ils ont bien du mal à surmonter. Comme toujours chez Sayles, le contexte social et historique est parfaitement cerné et documenté. C’est ce qui va donner de la force au message. Le récit est articulé sur le questionnement de la mémoire. Si tout le monde se rappelle de Buddy Deeds, le temps a embelli son portrait. Il est devenu presqu’un saint. Et d’ailleurs son lui érigera une statue ! La mémoire c’est ce qui ressurgira du néant pour Mercedes, la mère de Pilar quand elle se verra obligée d’aider des migrants en difficultés qui lui rappelleront ce qu’elle a été, alors qu’elle voudrait bien être une américaine comme une autre. Le film est aussi une méditation sur l’histoire et la mémoire sélective qui la construit. On verra au début du film Pilar aux prises avec des parents d’élèves agressifs : ceux qui sont d’origine anglo-saxonne veulent conserver une histoire mythique et héroïque d’Alamo, ceux qui sont d’origine mexicaine, au contraire, considèrent que les rapports entre Santa Anna et les rebelles enfermés à Alamo n’étaient pas ceux que décrivent l’historiographie populaire. Ces deux approches sont impossibles à concilier. On peut le voir comme un échec du multiculturalisme à l’américaine. John Sayles posera aussi la question de savoir qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire que d’être américain à travers le fonctionnement de l’armée. Le fils d’Otis voudrait bien que les soldats qu’il commande soit pénétrés d’une notion du devoir, mais il va se rendre compte que la plupart des engagés ne sont là que pour se trouver un statut et une source plus ou moins stable de revenus.
Charlie Wade menace de tuer Otis
C’est également le modèle familial américain qui vole en éclats, et pas seulement à cause des relations interraciales. Il y a en jeu l’hypocrisie que cela représente. Buddy est honoré comme un bon père de famille, donc un bon américain, mais il a une maîtresse qu’il entretient avec l’argent de son racket. Sam lui-même a divorcé, mais il s’était marié sans entrain, un peu comme on fait une fin. La seule personne qu’il aime profondément c’est en réalité sa demi-sœur qui par ailleurs a eu deux enfants. Et pour couvrir cet amour, ils se proposeront de ne dire à personne quels sont leurs véritables liens de sang. Otis, le propriétaire du bar nègre, vit à la colle avec sa maîtresse, et on croit comprendre que c’est cela qui gêne le sens de l’ordre de son propre fils. Mais celui-ci va évoluer au cours du film et revenir vers son père allant jusqu’à inciter son fils à inviter son grand-père à un barbecue. Ce sont donc toutes les digues péniblement construites du modèle américain qui sautent les unes après les autres. On peut voir également comme cela la mort du sheriff Wade : il n’est pas arrivé à conserver l’ordre social qu’on lui avait légué et qui se trouvait adossé sur une violence ouvertement raciste. C’est donc cette ambiguïté des situations et des personnages qui va baigner le film.
Buddy Deeds défie Charlie Wade
La forme du récit est adaptée à ses objectifs : John Sayles utilisera donc plusieurs retours en arrière, aussi bien pour tracer les portraits des policiers Deeds et Wade, que pour retracer le parcours des migrants mexicains. Notez que la mort de Wade est sensée se passer en 1966, comme si à cette époque le modèle américain qu’il représente disparaissait peu à peu puisque c’était le moment de la mise en place de la great society sous la houlette du président Lyndon Johnson. Il est évident que pour John Sayles l’évolution de l’Amérique entre 1966 et 1996 est positive et va dans le bon sens, même si beaucoup reste à faire. Il n’y a rien de vraiment pessimiste. John Sayles utilise ici l’écran large et insère avec beaucoup de soin les personnages dans un cadre naturel très représentatif de la frontière mexicaine. Sam va d’ailleurs se rendre au Mexique pour y rencontrer un marchand de pneus d’occasion. Ce sera l’occasion d’une réflexion sur la frontière, ce qu’elle sépare et ce qu’elle représente de concret comme d’imaginaire. Il retrouve ici le tropisme des réalisateurs de films noirs pour le Mexique, une contrée qui repousse – y compris ses propres autochtones – mais une contrée qui attire aussi. C’est à travers les femmes de ce pays que les gringos vont s’en rapprocher. Si l’ensemble est bien filmé, il prend souvent l’apparence d’images trop léchées, avec des angles de prise de vue parfois un peu baroques. Mais c’est peu de chose à lui reprocher.
Sam revoie les lieux de la mort violente du mari de Pilar
L’interprétation est celle qui est habituelle à John Sayles. En premier lieu, il y a Chris Cooper qui incarne Sam Deeds, c’est le principal personnage du récit, c’est le guide. Il est très bon dans ce rôle tourmenté et taciturne. Il y a ensuite Elisabeth Peña dans le rôle de la mélancolique Pilar qui va tout de même finir par s’enthousiasmer lorsqu’elle et Sam pourront enfin se réunir. Elle n’est pas connue pour des rôles très importants. Kriss Kristofferson n’a que le petit rôle du sheriff Wade. Mais il est très impressionnant de méchanceté gratuite. Tous les acteurs sont bons, mais je donnerai tout de même un petit plus à Ron Canada qui incarne Otis lorsqu’il est âgé. On l’avait déjà vu dans Matewan. Il est toujours très juste. On reconnaîtra au passage Frances McDormand, l’égérie des frères Cohen, dans un petit rôle, celui de la femme de Sam dont il a divorcé. Elle déploie une énergie hallucinée en supportrice de football américain, sport spécifiquement étatsunien.
Sam apprend à Pilar qu’ils sont frère et soeur
Le film est très solide, cohérent et bien structuré. On peut lui préférer Matewan. En effet le scénario est ici un peu trop compliqué et en rajoutant comme un ultime rebondissement le fait que Sam et Pilar sont frère et sœur, ça fait un peu trop. Mais dans l’ensemble c’est un grand film réalisé avec beaucoup de cœur qui vaut le détour. John Sayles démontre une fois de plus qu’on peut faire des films passionnants avec des sujets difficiles, utiliser les codes du néo-noir pour traiter des questions sociales.
« Le Caire confidentiel, The Nile Hilton Incident, Tarik Saleh, 2017L’énigme du Chicago express, Narrow margin, Richard Fleischer, 1952 »
Tags : John Sayles, Néo-noir, Chris Cooper, Elisabeth Peña, Frances McDormand
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