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Lucky Luciano, Francesco Rosi, 1973
Dès lors que Francesco Rosi s’empare d’un personnage réel du monde mafieux, on peut être sûr qu’il ne sombrera pas dans le spectaculaire. Il va en faire une lecture à la fois historique et politiquee pour démonter d’abord la complexité d’un système criminel. Il est important de noter que ce film est sorti un an après Le parrain de Coppola qui, s’il est le film préféré des mafieux siciliens, et aussi l’exact contraire du film de Rosi, même s’ils en reprennent certains éléments qui sont les mêmes, comme les vêpres siciliennes, ainsi qu’on a qualifié le massacre ordonné par Luciano pour liquider la vieille mafia et prendre la tête d’une nouvelle organisation mieux structurée été apaisée – c’est-à-dire qui va mettre moins d’ardeur à entretuer et privilégier les affaires. Mais qu’est-ce que cela veut dire de prendre le contrepied du Parrain ? D’abord c’est ne pas affirmer de complaisance envers son sujet, et donc d’éviter de regarder les mafieux comme des héros positifs, de quelque manière que ce soit. Ensuite c’est aborder l’histoire d’un point de vue presque documentaire en s’appuyant sur des faits réels, tout en leur donnant un sens particulier en les resituant en permanence.
Lucky Luciano est expulsé des Etats-Unis
En 1946 Luciano est expulsé des Etats-Unis vers l’Italie après neuf ans de prison, alors qu’il avait été condamné à cinquante ans d’emprisonnement. La raison avancée pour justifier cet élargissement est qu’il aurait rendu des services décisifs pendant la guerre. Le jour de son départ il donne une grande fête sur le bâteau avec ses amis de la mafia. On va rappeler ensuite qui est Luciano, et quel a été son action pour se hisser tout en haut de l’organisation criminelle. Arrivé en Italie il va s’installer à Naples, après avoir fait un détour par sa Sicile natale. Bien que n’ayant pas d’argent officiellement, il vit sur un grand pied. Mais surtout il prend des contacts et reconstitué un réseau transatlantique qui va inonder les Etats-Unis avec l’héroïne. Les Etats-Unis commencent à se rendre compte du danger que Luciano représente et vont sous l’impulsion d’Anslinger et de Siragusa tenter de faire tomber Luciano. Mais ce n’est pas facile parce que celui-ci ne manipule pas lui-même la drogue, et son activité d’intermédiaire ne laisse jamais de traces. Ils vont donc lui mettre entre les pattes un mafieux qu’ils ont retourné, Gianini, mais outre qu’il n’arrivera pas à faire parler Luciano, sa maîtresse le vendra et il sera assassiné à son retour aux Etats-Unis. Mais Lucky Luciano commence à vieillir, il fait des infarctus à répétition, et le harcèlement de la police va précipiter la dégradation de sa santé. Il mourra en 1962, sans avoir livré aucun de ses secrets.
Luciano a fait liquider toute la vieille mafia
C’est d’abord la description d’un système qui prend ses racines dans les incohérences de la politique américaine. En effet c’est l’armée américaine qui a fait en 1944 des hommes de la mafia des notables et pire encore les a faits riches en les laissant utiliser le marché noir pour asseoir leur pouvoir sur une population pauvre. Les raisons à cette dérive ne sont pas explicitées dans le film, mais Rosi les avait développées dans Salvatore Giuliano[1]. La priorité était donnée à la lutte contre le communisme et contre les syndicalistes. Ici Rosi suggère que la mafia a eu assez de malice pour se retrouver toujours du côté du manche, en soutenant Roosevelt quand il le fallait ou les Républicains si ceux-ci étaient en mesure de gouverner. Ce qui fait que les policiers et les magistrats s’ils veulent faire leur travail comme il faut doivent aussi affronter les politiciens plus ou moins corrompus, ou plus ou moins inconscients. Mais le film est aussi le portrait d’un homme seul et qui s’ennuie. Malgré sa rudesse, et quoi qu’il soit bien considéré en Italie, on comprend que Luciano à la nostalgie de l’Amérique, il le dit d’ailleurs. Il se fera d’ailleurs gifler sur un champ de courses par deux voyous qui lui montreront ainsi qu’il est un homme du passé. L’épisode de l’offense est véridique. Ce qui l’est peut-être un peu moins est que le voyou qui a offensé Luciano, ait été ensuite assassiné comme le présente Rosi. Je n’en ai pas retrouvé la trace dans les livres que j’ai lus sur le sujet. Il n’est pas certain qu’à la fin de sa vie, Luciano ait eu encore les moyens de se venger. Mais la solitude de Luciano c’est aussi cette impossibilité de communiquer avec autrui. Il en est réduit à mener des conversations imbéciles avec le curé qui mange des gâteaux trempés dans du lait.
A Naples Luciano aime communiquer avec les journalistes
Le film est découpé d’une manière assez peu linéaire, avec des retours en arrière parfois assez longs. Il y en a au moins deux, d’abord l’origine de la puissance de la mafia qui est explicitées à partir du débarquement des Américains. Si on y voit beaucoup de naïveté de la part de ceux-ci, on verra également que les Siciliens très pauvres les méprisent profondément. Rosi se venge en quelque sorte des dégâts que cette politique a fait dans le sud de l’Italie et en Sicile en mettant en scène ce mépris. L’autre retour en arrière est dans la présentation de l’origine de la puissance de Luciano, ces fameuses vêpres siciliennes. Ces scènes sont filmées dans des tons bleutés, un peu comme ces rêves que le temps efface peu à peu, comme pour nous dire la vérité du pouvoir de Luciano a fini par appartenir à un passé révolu. Et si les rapports sexuels qu’entretient Luciano existent, ils paraissent très froids et sans désir. On le verra quand Luciano repousse la Comtesse, l’ancienne maîtresse de Gianini, qui s’approche pour lui donner de nouvelles caresses. Homme du passé, Luciano semble être devenu étranger à lui-même. C’est ainsi qu’il se montre très indifférent à la perquisition que la police vient opérer chez lui. La fin du film évoque Luciano qui cherche à monnayer un scénario tiré de sa vie et de ses mémoires, preuve qu’il a fini son temps, après l’avoir fait.
Siragusa récupère Gianini à sa sortie de prison
La mise en scène est comme toujours chez Rosi très minutieuse et précise. On sait que ce n’est pas facile de représenter une période passée à l’écran, souvent les costumes ne vont pas, ou alors ce sont les coiffures, mais ici c’est plutôt convaincant de ce point de vue. On remarque cette facilité de Rosi pour saisir la profondeur de champ et de contextualiser son récit en usant au mieux des décors. Les rues de Naples, les villages siciliens ou le pont de Brooklyn sont toujours filmés à travers des plans larges, et même pour ce qui concerne les conciliabules de la bureaucratie américaine. On admirera les scènes du bal donné par l’armée américaine, ce qui nous rappellera que Rosi fut aussi l’assistant de Visconti sur Senso. Sauf qu’ici, le bal se passe dans la crasse maquillée des filles pauvres de l’Italie du Sud. Les scènes sur les docs de New-York au moment de l’embarquement de Luciano pour l’Italie sont aussi impressionnantes. On y voit la foule des dockers contrôlés par la mafia s’imposer aux officiels du port et avoir gain de cause. On remarque le très bon travail sur les couleurs, que ce soit au moment de la fête donnée en l’honneur du départ de Luciano, ou au moment de la grande réunion des boss de la mafia à l’hôtel des Palmes. Notez que la photo est signée Pasquale de Santis, un très grand technicien qui a travaillé souvent avec Rosi, mais aussi avec Visconti ou Losey. De très beaux angles sont trouvés comme par exemple quand le policier raccompagne Luciano après que celui-ci se soit senti mal.
Le capitaine interroge un Lucky Luciano épuisé
L’interprétation est excellente. Gian Maria Volonte est Luciano, il arrive à prendre cet air à la fois dur et mélancolique qui sied à un gangster au bord de la retraite et qui ne fonctionne encore que parce qu’il veut se donner l’illusion qu’il est encore en vie. Gian Maria Volonte qui est souvent un peu cabotin, est toujours très juste quand il eest dirigé par Rosi. Pour renforcer un peu plus le côté documentaire, Rosi a donné le rôle de Siragusa, le flic de la DEA qui traque Luciano, à Siragusa lui-même. On retrouvera Rod Steiger dans le rôle secondaire du gangster Gianini. Tout en veulerie et en vulgarité, il est excellent. Et puis il y a aussi Edmond O’Brien dans le rôle d’Anslinger, il n’avait alors que 58 ans, mais il semblait très diminué pourtant. Mais il est toujours très bien. Et puis cela renforce le côté film noir choisi délibérement par Rosi. Car c’est un film noir, avec ses jeux d’ombre et de lumière qui obligent le spectateur à démêler le vrai du faux, à voir ce qui est caché derrière les apparences.
Luciano reprend des forces chez le barbier
Ce film qu’il faut voir comme une critique du film de Coppola, a très bien passé le cap des années, et même il s’est bonifié avec le temps, puisqu’aujourd’hui on est peut être un peu moins complaisant avec la mafia et ses représentation qu’on ne l’était dans le début des années soixante-dix. Non seulement il est une belle leçon de cinéma sur le plan esthétique, mais il est aussi d’une brulante actualité dans la mesure où le pouvoir criminel des mafias s’étend tous les jours et que les gouvernements des pays développés semblent tout autant corrompus et tout autant impuissants que ce qu’ils étaient au moment de l’installation de Luciano en Italie.
A l’aéroport Luciano a un nouvel infarctus qui va lui être fatal
Le vrai Lucly Luciano devant la boutique de son coiffeur
[1] http://alexandreclement.eklablog.com/salvatore-giuliano-francesco-rosi-1961-a131875670
« Main basse sur la ville, Le mani sulla citta, Francesco Rosi, 1963Cadavres exquis, Cadaveri eccelenti, Francesco Rosi, 1975 »
Tags : Francesco Rosi, Lucky Luciano, Mafia, Gian Maria Volonté, Edmond O'Brien, Rod Steiger
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