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Cadavres exquis, Cadaveri eccelenti, Francesco Rosi, 1975
Cette fois Rosi s’est inspiré du roman de Leonardo Sciscia, un écrivain sicilien, très engagé à gauche, mais dont la position sur la question de la mafia a souvent été assez volatile. L’œuvre de Sciascia a été plusieurs fois adaptée à l’écran par Elio Pietri ou Damiano Damiani. Originaire de la province d’Agrigento qui a donné de nombreux et grands écrivains, il a développé une écriture singulière qui mêle la réflexion politique et une sorte de rêverie amère et les désordres du temps présent. Il contesto a été publié en 1971, mais en réalité, il correspond mieux dans son esprit à ce qu’on a appelé les années de plomb italiennes qui furent des années de violence inouïe, des années où la démocratie italienne a failli être emportée par les complots d’extrême droite qui virent se former une étrange coalition entre une partie de l’armée, la Démocratie chrétienne hostile au compromis historique avec le Parti communiste, l’extrême droite et l’inévitable mafia. Cela débouchera sur l’enlèvement et l’assassinat d’Aldo Moro. Cette situation explosive était la conséquence du mai rampant italien qui voyait les forces révolutionnaires remettre en cause aussi bien le capitalisme que le magistère du Parti communiste sur les forces de progrès comme on disait alors.
Le procureur Varga est assassiné à Palerme dans la crypte des capucins qu’il aimait à visiter. C’est un magistrat sec et dur, et tout de suite on pense que c’est la mafia qui est responsable de ce meurtre. L’inspecteur Rogas va être chargé d’enquêter. Mais voilà qu’un second magistrat est tué avec une balle de 22. Dès lors Rogas va orienter ses recherches vers la proximité entre les deux magistrats. Il s’avère qu’ils furent commis ensemble dans plusieurs condamnations de droit commun. Et donc qu’il se pourrait bien que ce soit un des condamnés qui soit à l’origine de ces deux meurtres. Mais bientôt c’est un troisième meurtre qui est commis sous les yeux de Rogas. Celui-ci comprend que le prochain à être assassiné sera le président Riches. Mais les difficultés de l’enquête s’accumulent, dès lors que le supérieur de Rogas tente de l’amener à enquêter sur les milieux gauchistes. Peu à peu, Rogas va comprendre que les meurtres des juges sont en réalité ceux d’un nommé Crès, un homme qui a été condamné injustement, mais aussi que ces meurtres sont utilisés par des gens qui complotent contre la République italienne. De chasseur, Rogas va devenir chassé. Son téléphone est mis sur écoutes, il est suivi. S’il aboutira à résoudre l’affaire, il y laissera pourtant la vie avec le représentant du Parti communiste.
A Palerme, dans la crypte des capucins, le procureur Varga va être assassiné
Plus qu’un film politique, c’est une sorte de témoignage sur ce qui s’est passé à cette époque. Du reste la suite donnera raison à Rosi : Aldo Moro sera assassiné en 1978 et le compromis historique entre le Parti communiste et la Démocratie chrétienne n’aboutira pas. Mais le réseau d’extrême droite Gladio, soutenu à la fois par la CIA et par la mafia, sera dissous après le fiasco de l’attentat de Bologne en 1980. Ce film infléchit la position politique de Rosi. Auparavant il défendait les positions du Parti communiste italien, et s’il dénonçait le capitalisme et sa collusion avec la mafia, il manifestait aussi un certain optimisme. Il pensait que la société allait nécessairement évoluer vers le mieux et que cela donnerait un sens à ses dénonciations. Avec Cadaveri eccelenti il change de registre et produit une sorte d’analyse amère et sans espoir. Le terme de cadaveri eccelenti est le nom que la mafia donne en Sicile à ces notables qu’elle assassine pour imposer ses vues. En dehors de cet aspect politique, le film brosse le portrait d’une bourgeoisie arrogante et rigide qui va jusqu’à l’affrontement pour conserver ses prérogatives. Les magistrats assassinés ne sont pas du tout sympathiques, et c’est bien le sens des manifestations populaires qui ont lieu au moment de leurs funérailles.
Pendant les funérailles la foule hurle son indignation contre la mafia
Une manière d’argumenter contre cette bourgeoisie corrompue et dégénérée, est de montrer comment elle vit enfermée dans ses palais. Le bon goût qu’elle manifeste à célébrer le patrimoine catholique et romain, n’est qu’un leurre pour masquer sa vulgarité et sa bassesse. L’ensemble dépeint une société en décomposition, une classe qui s’accroche à son pouvoir à n’importe quel prix. Quelles sont ses intentions ? On n’en sait rien, si ce n’est qu’elle veut garder le pouvoir et l’exercer. Les juges sont décrits comme des personnes mauvaises qui jouissent de faire le mal en condamnant des malheureux, ils masquent ce désordre mental derrière une philosophie de pacotille. Le président Riches est leur porte parole, il se suicidera lorsqu’il comprendra qu’il est démasqué. Les jeunes gauchistes sont eux aussi manipulés, ils servent de prétexte aux manœuvres les plus sordides. C’est évidemment le rôle qui a été donné aux Brigades Rouges. Une autre partie de cette bourgeoisie dégénérée est peinte à travers ces bourgeois qui vont se donner des airs de révolutionnaires. Mais le message est clair, le Parti communiste est aussi désemparé et ne sait plus sur quel pied danser.
Le chef de la police tente d’aiguiller Rogas vers des jeunes gauchistes
C’est un film rigoureux qui parfois égare le spectateur peu averti par les ellipses que le récit commande. Le talent habituel de Rosi est toujours aussi constant, en s’appuyant sur une belle photographie qui comme d’habitude est signée Pascale de Santis. Il utilise les beaux décors de la Sicile – le film a été tourné dans la région d’Agrigento – et de Lecce. Mais ces décors ne sont plus que des vestiges d’un passé glorieux. C’est bien le sens de la visite du vieux Varga à la crypte des capucins. Tout est mort ou endormi. Le pouvoir a mis le couvercle là-dessus pour empécher l’évolution sociale. Rosi utilisera les formes du film noir, les poursuites dans la nuit, les filatures, mais aussi celles du film de mafia, avec ses villages siciliens accablés par le soleil, avec ses églises un peu décrépites, avec ses rues désertes où tout le monde semble se méfier de tout le monde. On remarque les mouvements longs et profonds de la caméra au moment du meurtre du troisième magistrat. Il y a aussi plusieurs séquences filmées à même la rue où le policier Rogas se font dans la foule.
Rogas interroge tous ceux qui ont été jugé par Varga
La distribution est de haute qualité. Evidemment le rôle principal est donné à Lino Ventura qui est Rogas de belle manière. On peut s’étonner de retrouver Lino Ventura qui avait la réputation d’un homme d’extrême droite, aux côtés du communiste Francesco Rosi. Mais il était italien, jamais il ne s’est fait naturalisé français. Il était aussi une grande vedette dans son pays natal. Et il est certain que la situation de l’Italie et le combat contre la mafia le concernaient. Il a joué dans Cosa Nostra, le film de Terence Young sur Jo Valachi, mais il est aussi à l’origine du très bon film Cento Giorni a Palermo dans lequel il incarnait le général Della Chiesa qui sera assassiné par la mafia. On remarquera le soin particulier de choisir des grands acteurs confirmés même pour des petits rôles. Charles Vanel apparait dans le rôle du procureur Varga, il n’a pas une ligne de texte, mais il est très présent, parce que c’est Charles Vanel ! Marcel Bozzufi n’a pas beaucoup à dire dans un tout petit rôle, mais à cette époque il était très connu en Italie et avait eu pas mal de succès dans des poliziesci de qualité. Max Von Sydow est remarquable dans le rôle de Riches, le président bouffon et à moitié fou qui se suicide. Et puis Alain Cuny prête sa rigide silhouette au juge Rasto qui a besoin de se laver les mains en permanence, surtout s’il doit serrer la main de Rogas. Fernando Rey, Renato Salvadori et Tina Aumont complètent la distribution.
Les témoignages ne concordent pas
Ce film n’a pas eu le succès escompté, toutefois il a eu un bon succès critique, et sur le plan commercial il n’a pas démérité. Les raisons en sont sans doute le caractère volontairement embrouillé de l’intrigue, mais aussi la mauvaise connaissance qu’on avait à l’époque de la réalité de la situation italienne qui menaçait de basculer dans la guerre civile. Sans doute aussi que le rythme très lent de l’enquête, l’aspect brumeux de cette dérive, n’ont pas facilité les choses. Peut être moins abouti que Lucky Luciano ou que Salvatore Giuliano et Le mani sulla citta, il reste tout de même très intéressant par ses présupposés, mais aussi par ses parti pris stylistique, par exemple dans la manière dont sont filmées les funérailles. Mais il semble bien que Rosi commence un peu à tourner en rond
Rogas prévient le président Riches qu’il va être assassiné
Tags : Francesco Rosi, Lino Ventura, Leonardo Sciascia, Sicile, années de plomb
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