-
Marché de brutes, Raw Deal, Anthony Mann, 1948
C’est déjà le cinquième film d’Anthony Mann dans le genre noir. On reconnait tout de suite son style. Le scénario est encore une fois de John C. Higgins qui travaillera en tout sur cinq films avec Anthony Mann, notamment sur T-Men. Produit par Eagle-Lion, le film va également bénéficier comme pour T-Men et pour He walked by night de la superbe photographie de John Alton. Après T-Men, Anthony Mann va aussi retrouver Denis O’Keefe. Tout cela renforce l’aspect unitaire des films noirs d’Anthony Mann. C’est un film à petit budget, avec une équipe bien rodée, mais pas un film complètement fauché non plus. Même parmi les films noirs de cette époque, l’histoire qui utilise des personnages assez convenus, possède une originalité certaine qui donne à l’ensemble un côté ténébreux. Comme pour T-Men, le film est rythmé par des scènes de violence qui sont assez choquantes pour l’époque.
Au parloir Joe reçoit la visite de Ann qui travaille pour son avocat
L’action se passe à San Francisco, du moins on le suppose car on voit par les fenêtres l’image du Golden Gate. Joe Sullivan va s’évader de prison. L’évasion est organisée par Rick, son ancien complice, qui l’a plus ou moins trahi. C’est Pat, sa maîtresse régulière qui vient lui annoncer que l’évasion est pour ce soir. Mais elle croise au parloir la belle et jeune Ann qui travaille pour l’avocat de Joe et qui demande à celui-ci de prendre patience car il pourrait sortir dans deux ou trois ans. Mais Joe est impatient, non seulement il veut retrouver la liberté, mais il veut également se venger de Rick et récupérer l’argent que celui-ci lui doit. De son côté Rick attend de pied ferme Joe pour l’éliminer. Et c’est pour cela qu’il a aidé à le faire évader, il craint qu’il parle et le dénonce. L’évasion se passe bien, et Pat récupère Joe. Celui-ci ne trouve rien de mieux que de se réfugier chez Ann pour éviter la police. Mais celle-ci veut qu’il se rende et menace d’appeler la police : elle pense que cette cavale est sans issue. C’est donc un curieux trio, Pat, Ann et Joe qui va s’enfuir à bord d’une Dodge DeLuxe de 1946. Mais comme celle-ci est repérée, Joe vole une autre voiture, tandis que le garagiste à qui il l’a empruntée va le poursuivre à bord de la Dodge et se fera arrêté à sa place, ce qui permettra aux fuyards de passer les barrages sans encombre. Ils trouvent à se cacher chez un vieux copain de Joe. Mais quelques moments plus tard, ils doivent tous faire attention à la police qui cerne la maison. En vérité elle traque un meurtrier qui a tué sa femme. Là encore Joe évite le pire. Alors qu’il a rendez-vous avec Rick, Joe se fait piéger par Fantail. Mais grâce à l’intervention d’Ann, il va s’en sortir. Cependant Joe voit ses sentiments à l’endroit d’Ann se développer et c’est réciproque. Aussi il va décider de s’en séparer. Mais tandis que Joe et Pat partent de leur côté, Ann est repérée par Fantail qui l’enlève pour le compte de Rick. Alors que Joe finalement sur les injonctions de Pat décide d’abandonner sa vengeance contre Rick et de prendre le bateau pour le Panama, Pat apprend qu’Ann est prisonnière de Rick. Elle n’en dit rien, mais au dernier moment elle avoue et Joe s’en va à la rencontre de Rick. Celui-ci lui a tendu un piège. Dans la rue qui mène chez Rick, une fusillade s’ensuit avec Fantail et Spider. Joe est gravement blessé, mais il abat les deux hommes de main de Rick. Il arrive finalement jusqu’à Rick. Une bagarre a lieu. Rick tire sur Joe. La maison prend feu. Joe tue Rick en le faisant passer par la fenêtre et va délivrer Ann. Mais les blessures de Joe sont mortelles, et il décédera dans les bras d’Ann.
Joe s’est réfugié chez Ann
Joe est un mauvais garçon, et cela s’explique d’abord par son histoire personnelle. C’est du moins ce qu’il expliquera à Ann. On comprend bien tout de suite qu’il n’a pas beaucoup de chance de s’en sortir. Pat est sa fidèle et vieillissante maitresse, prête à le suivre jusqu’en enfer s’il le faut. Ann est jeune et brillante, elle excite le désir de Joe. Nous voilà donc avec un trio difficile à satisfaire. Bien que Joe s’efforce d’être loyal envers Pat, il lui proposera même de l’épouser, il ne peut s’empêcher d’être attiré par Ann. Et c’est bien cette transgression qui le perdra, cette impossibilité de rester loyal tout en satisfaisant ses désirs. Pat est férocement jalouse, elle nous le fait savoir par l’intermédiaire d’une voix off mélancolique. Ce thème dominant est complété par une histoire de vengeance : Rick n’a pas été correct. Petit potentat local de la pègre, il ne supporte pas que son autorité soit remise en cause. Et puis la cupidité lui enjoint aussi de garder les 50 000 $ pour lui. Il peut être cruel. Une de ses maîtresses qui le contrarie alors qu’il joue aux cartes, sera aspergée d’un alcool en train de flamber – ce qui pourrait être d’ailleurs la source de la fameuse scène spectaculaire de The big heat de Fritz Lang dans laquelle Gloria Grahame se fait défigurer par Lee Marvin[1]. Le moins qu’on puisse dire est que la bande à Rick n’a pas le beau rôle, c’est un ramassis de fourbes et de cyniques qui ne comprennent que la force. Si Joe est différent, c’est qu’il aspire en fait à une autre vie. Quand il propose de se marier à Pat, il lui explique qu’il va devenir honnête, faire des enfants et les élever d’une manière très morale. Mais évidemment c’est bien trop tard, le passé lui colle aux chaussures. Quoique l’aspect moral, du point de vue de la commission de censure, soit sauvegardé – le crime ne paie pas et l’adultère non plus – il y a dans la description de ce trio curieux quelque chose de sulfureux. En effet, Joe, Pat et Ann passent la moitié du temps du film enfermés dans une voiture, sur la même banquette, ou enfermés dans la même pièce. C’est clairement un ménage à trois et on se demande si au fond Pat n’en viendrait pas à s’en satisfaire.
Avec Ann et Pat, Joe pense traverser les barrages plus facilement
La mise en scène est excellente. Bien rythmée et sans temps mort. Pour prendre de la distance avec son sujet, Mann utilisera la voix off de Pat qui est censé donner un commentaire sur ce qu’elle a vécu. C’est cette mélancolie qui explique combien elle peut être attachée à Joe. Elle ne changera pas d’attitude quelles que soient ses faiblesses, sa loyauté la poussera à avouer qu’elle a menti. Les scènes d’action sont remarquables de sobriété et de violence. Le montage comme les angles de prise de vue fait ressortir les masses musculaires en action. La photo de John Alton apporte beaucoup[2]. Le film est très sombre et la plupart des scènes se passent la nuit, ou dans l’ombre. Alton les enserre dans une sorte de halo. Déjà il utilise le brouillard ou la fumée, comme lorsque le bateau doit lever l’ancre dans le brouillard, ce qui anticipe la scène finale de The big combo qui est, en tant que photographe, peut être son chef-d’œuvre[3]. C’est ce qui le distingue des autres photographes qui ont travaillé dans le film noir comme par exemple Nicholas Masuruca, si les contrastes sont très tranchés, il enveloppe les figures dans une sorte de voile qui leur enlève de leur réalité et les fait passer du côté du rêve. Ces scènes très travaillées contrastent avec les insuffisances dans l’utilisation des décors extérieurs. Que ce soit dans l’échange des voitures au bord de la plage, le passage du barrage de police ou encore le vol de la voiture en plein jour dans le garage, c’est plus pauvre que les scènes nocturnes d’intérieur. Les angles de prise de vue sont également très recherchés. C’est le cas des diagonales qui sont tirées à partir de l’évasion de Joe, en suivant l’ombre du haut mur de la prison. On remarque aussi qu’Anthony Mann utilise abondamment le plan moyen, ce qui lui permet très souvent de donner de la profondeur de champ à l’image.
Ann tire sur le sinistre Fantail
C’est un des meilleurs films de Denis O’Keefe qui est le plus souvent un acteur assez peu expressif. C’est un acteur assez typique des séries B, se partageant entre westerns de seconde catégorie et films noirs plus ou moins ambitieux. Ici il arrive à faire passer l’idée qu’il est tourmenté derrière ses gestes brusques. C’est un des rares rôles dans les films noirs où il se révèle ambigu. Il culpabilise en fait de cacher à Pat les sentiments qu’il a pour Ann. Cette dernière est incarnée par la très belle Marsha Hunt. C’est une excellente actrice. Née en 1917, elle est toujours vivante. C’est une survivante de cette époque glorieuse. Elle n’a pas ici un rôle facile, notamment parce qu’elle insiste lourdement, trop lourdement sans doute, pour que Joe se rendre à la police. Elle a des scènes étonnantes, notamment quand elle tient tête à Joe. Lorsque celui-ci lui explique que pour lui rien n’a été facile, elle lui démontre avec une belle véhémence que pour elle non plus, sans que pour autant elle ait sombré dans l’illégalité. Cette grande actrice a sans doute été barrée par les ennuis qu’elle a rencontrés quand l’HUAC s’est acharné contre elle pour démontrer qu’elle était une dangereuse communiste. Ce n’est évidemment pas la seule. Claire Trevor assume ici le rôle difficile de la maîtresse vieillissante et jalouse, elle lui apporte incontestablement de l’humanité, même si Marsha Hunt lui vole la vedette. Curieusement c’est une actrice qui est assez peu citée dans le genre alors qu’elle a tourné un assez grand nombre de films noirs, notamment dans Murder my sweet[4]. La distribution est complétée par deux excellents seconds rôles, des piliers du film noir : Raymond Burr dans le rôle du fourbe Rick. Je crois bien que c’était la première fois qu’il avait un rôle aussi important. Sa carrure en impose évidemment, mais il sait aussi montrer ses fragilités. John Ireland incarne le très cynique Fantail. Il est excellent. C’est un acteur au physique assez difficile et il n’est pas commode de le sortir des rôles de mauvais garçon, ce qui explique sans doute que sa très longue carrière ne se soit cantonnée qu’à des seconds rôle à quelques exceptions près dont le fameux Railroaded d’Anthony Mann[5].
Pat et Joe attendent de pouvoir embarquer
Le film fut un grand succès au box-office, bien qu’à sa sortie la critique américaine l’ait dénigré comme une œuvre vulgaire flattant les bas instincts du peuple. Aujourd’hui, s’il n’est pas un des plus grands films noirs, il compte à juste titre parmi les très bons exercices du genre, au moins à cause de ses qualités esthétiques. A ma connaissance il n’existe qu’une version Blu ray étatsunienne, restaurée, avec des sous-titres anglais mais pas français, cela manque au public français. C’est en effet le genre de film qui nous fait mieux comprendre pourquoi le film noir est un des genres les plus marquants et les plus commentés de l’histoire du cinéma. On peut le voir plusieurs fois, on y découvre toujours quelque chose de nouveau.
Pat avoue à Joe qu’Ann est en danger
Joe vient régler ses comptes avec Rick
[1] http://alexandreclement.eklablog.com/reglement-de-comptes-the-big-heat-frtiz-lang-1953-a119389638
[2] Pour mieux comprendre l’importance de John Alton dans les qualités esthétiques des films qu’il a photographiés, on pourra lire son ouvrage Painting with light, University of California Press, 2013. On pourrait voir d’ailleurs voir les films qu’il a photographiés uniquement pour son travail.
[3] http://alexandreclement.eklablog.com/association-criminelle-the-big-combo-joseph-h-lewis-1955-a117422126
[4] http://alexandreclement.eklablog.com/adieu-ma-belle-murder-my-sweet-edward-dmytryk-1944-a119648538
[5] http://alexandreclement.eklablog.com/engrenage-fatal-railroaded-anthony-mann-1947-a125746438
« La cible parfaite, The fearmakers, Jacques Tourneur, 1958Né pour tuer, Born to kill, Robert Wise, 1947 »
Tags : Anthony Mann, Dennis O'Keefe, Claire Trevor, Marsha Hunt, John Irelan, film noir
-
Commentaires