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La cible parfaite, The fearmakers, Jacques Tourneur, 1958
C’était la troisième fois que Dana Andrews tournait sous la direction de Jacques Tourneur, après Canyon Passage en 1944 et Night of the demon en 1957. L’un comme l’autre ont marqué l’histoire du film noir de fort belle manière, Dana Andrew a été excellent chez Preminger avec qui il a fait quatre films. Et les films noirs de Jacques Tourneur sont parmi ce qui se fait de mieux dans le genre. Mais ici, il s’agit d’un film à contre-temps. La trame est une histoire d’espionnage, nettement anti-communiste, alors que la chasse aux sorcières est maintenant terminée. Et du reste nous sommes complètement en 1958 à la fin du cycle classique du film noir. Le film est construit sur un ouvrage du même titre, The fear makers, dû à la plume de Darwin Theilet, un auteur prolifique de romans populaires, ouvrage qui ne fut pas traduit en français. En vérité en France il faudra attendre les ouvrages de Ian Fleming puis de John Le Carré pour que le genre redevienne populaire. A la toute fin des années cinquante, ces histoires n’intéressent guère le public. D’autant que le message politique est asséné avec la légèreté d’un éléphant.
Alan Eaton a été traumatisé par son passage dans les camps de prisonniers en Chine
Alan Eaton a été fait prisonnier pendant la Guerre de Corée. A son retour aux Etats-Unis, il est encore suivi par les médecins qui lui conseillent un repos complet pour finir par se débarrasser de ses obsessions causées par le lavage de cerveau qu’il a subi. Mais il a hâte de retrouver l’entreprise de sondage et de marketing qu’il a créée avec son ami à Washington. Dans l’avion qui l’emmène il noue une conversation avec le docteur Jesup. Celui-ci tente de le convaincre de participer à une campagne pour la paix. Mais Alan décline la proposition. Arrivé à Washington il va trouver que les choses ont bien changé. Non seulement son entreprise a prospéré d’une manière exceptionnelle, mais son associé Baker est mort dans un accident de la circulation. La firme a été vendue à McGinnis, apparemment dans les règles, et donc Alan se retrouve sans rien. Cependant McGinnis lui propose tout de même de le reprendre avec un salaire confortable. Sur les conseils du sénateur il va accepter, de façon à pouvoir enquêter sur les malversations de McGinnis. Il va trouver à se loger chez des amis du docteur Jesup, les Loder, qui sous leur côté débonnaire l’espionnent et ne cessent de se disputer. Il va comprendre qu’à travers des enquêtes d’opinion et des sondages le but est d’amener les populations à accepter une paix honteuse qui désarmerait l’Amérique. Il comprend aussi que son ancien associé a été assassiné. Avec l’aide de Lorraine il va tenter de mettre la main sur des fichiers qui prouverait la manipulation. Mais il va être surpris par le retour de McGinnis accompagné de Loder. Ces derniers se proposent de le tuer ainsi que Lorraine. Ils ne seront sauvés une première fois que grâce à Barney qui est en secret amoureux de Lorraine. Mais McGinnis et Loder tuent Barney. Ils embarquent Alan et Lorraine pour aller les noyer dans le port. Barney a le temps avant de mourir de prévenir le sénateur Wader qui alerte la police. Lorraine et Alan vont partir en Californie probablement pour une lune de miel.
La curieuse madame Loder drague ostensiblement Alan
Si on passe sur le message politique, il reste cette idée que les sondages et le marketing c’est excellent, à condition que ces techniques soient utilisées de manière honnête ! Je me demande si le scénariste a cru à ce genre de stupidité, ou s’il appuie volontairement pour faire ressortir qu’en réalité nous sommes déjà dans l’ère de la manipulation des masses. C’est un sujet qui était déjà très débattu aux Etats-Unis au début des années cinquante. Ça donne des dialogues rétrospectivement savoureux. Par exemple Alan qui explique que l’Etat doit protéger le consommateur en faisant attention à sa santé, mais il s’empresse d’ajouter que la cigarette c’est une belle et bonne chose. Du reste le fourbe docteur Jesup, prototype de l’anti-américain, démontre qu’il est vraiment mauvais en avançant que la cigarette ce peut être mauvais pour la santé ! Au passage on tracera le portrait d’un sénateur honnête désireux de défendre le bien public et don qui chasse les « sorcières ». Suivez mon regard ! On remarque que s’il utilise des méthodes douteuses, le mensonge, pour s’introduire dans la boîte et espionner le louche McGinnis, c’est parce qu’il est guidé par l’intérêt supérieur de la nation. Le message est clair, la paix d’accord c’est bien beau, mais pas à n’importe quel prix. On ne va pas se laisser désarmer. Le film fait référence à des groupes de pression qui faisaient campagne en Occident contre le développement de l’armement nucléaire. Ce film paranoïaque suppose d’ailleurs que les ennemis – on parle d’éléments étrangers sans jamais les nommer – ont des moyens colossaux face auxquels la pauvre petite Amérique se trouve démunie. Le scénario est tellement stupide qu’il aurait pu être écrit par Trump. C’est le discours anti-communiste brut et sans nuances. Il couvre complètement l’intrigue secondaire qui est la recherche de la vérité sur la mort de Baker.
Le sénateur Walder présente un journaliste à Alan
Il y a tout de même quelques bons passages dans ce scénario paresseux, par exemple ce moment où le taciturne Alan se fait draguer, presque violer, par Vivianne Loder qui déteste son mari et qui est chaude du réchaud au point de vouloir sauter sur tout ce qui bouge. De même les scènes de ménage entre les époux Loder sont excellentes et relativement osées, tant elles mettent en question le modèle familial américain. Mais ce n’est pas grand-chose, et pour apprécier un tel pensum, il faut le voir au second degré, comme une farce qui surjoue les canons des diatribes réactionnaires. C’est le seul film qui a été scénarisé par les deux scénaristes qui ont signé cette salade. Il ne semble pas que ce soit l’humour qui domine chez eux. En vérité on dirait une histoire de la fin des années quarante recyclée dix ans plus tard, alors que la propagande a levé le pied et que l’heure commence à aller vers la détente avec les efforts de Khrouchtchev pour faire en sorte que son pays soit plus acceptable pour les occidentaux avec la fin officielle du stalinisme.
Auprès de Barney, Alan cherche à comprendre les méthodes de McGinnis
Il est très probable que Jacques Tourneur se soit aperçu de ces lacunes scénaristiques, c’est filmé sans beaucoup de conviction. En vérité il se trouve sur le déclin après Night of the demon qui, s’il est devenu un film culte, n’a pas eu un gros succès à sa sortie. Mais on peut dire aussi que Dana Andrew était sur le déclin depuis un bon moment et que par la suite, il ne retrouvera plus de rôle important, s’abonnant aux rôles secondaires dans des grosses productions. On ne reconnait qu’à peine la patte du grand réalisateur. Certes il connait bien le jeu des ombres et des lumières, et il arrive malgré tout à attacher notre attention. Mais l’ensemble reste assez statique et manque singulièrement de grâce comme d’application. L’ensemble laisse une impression de mollesse assez déplaisante.
Alan pense qu’en explorant les fichiers Fletcher, il comprendra la manipulation
Le film a été monté autour de Dana Andrew qui tient le rôle d’Alan. Il a une certaine présence, sans doute parce qu’on le connait bien, mais son côté taciturne sans nuance nuit à sa crédibilité notamment lorsqu’il est sensé tombé amoureux de Lorraine. Certes il n’a jamais été un acteur très volubile, mais là il en fait un peu trop dans le genre renfrogné. Lorraine est interprétée par Marilee Earle. Elle n’a pas vraiment fait carrière, elle n’a joué que dans une poignée de films entre 1956 et 1958, dont le très intéressant Terror in Texas de Joseph H. Lewis sur un scénario de Dalton Trumbo où elle avait un tout petit rôle. Sans doute son manque d’expressivité et son visage un peu asymétrique lui a nui pour aller un peu plus loin. Elle abandonnera le cinéma pour se consacrer à la religion. Ici elle n’est guère remarquable, trop passive sans doute, un peu raide. Plus intéressants sont les méchants. Le très bon Dick Foran incarne le fourbe McGinnis avec beaucoup d’autorité. Et puis il y a le couple Loder. Veda Ann Borg est tout à fait remarquable dans ce petit rôle d’une femme portée sur la bagatelle, mais le mari, joué par Kelly Thordsen est aussi très bon. Le chanteur Mel Tormé que tous les amateurs de jazz se doivent de connaître, et qui a fait aussi une petite carrière d’acteur incarne ici le louche Barney Bond. Disons-le, avec tout le respect qu’on doit à ce chanteur, il est ridicule, et pour le rendre plus ridicule dans ce rôle d’un timide qui se meurt d’amour pour la belle Lorraine, on l’affublé de lunettes avec des verres épais.
McGinnis et Loder veulent se débarrasser d’Alan qui en sait trop
On comprend donc que ce film noir n’est pas indispensable même pour les fanatiques du film noir, sauf pour ceux qui veulent connaitre dans le détail la carrière de Jacques Tourneur. C’est un film un peu rare, mais on comprend pourquoi finalement. Alors qu’on a réédité à tour de bras, Out of the past ou The cat people, The fearmakers se trouve assez difficilement sur le marché.
Alan va goûter un repos bien mérité avec Lorraine
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Tags : Jacques Tourneur, Dana Andrews, Espionnage, film noir
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