• Patrick Pécherot, Hével, Gallimard, 2018

    Patrick Pécherot, Hével, Gallimard, 2018

    Hével, le titre, annonce tout de suite le contenu puisque ce mot est la forme hébraïque d’Abel. Il sera donc question ici de jalousie et de haine, d’envie peut-être aussi. Des sentiments qui mèneront forcément à la mort et peut-être au meurtre. Gus et André sont deux camionneurs qui besognent dans le Jura en effectuant des livraisons pour les entreprises du département. La vie est dure, ils ne gagnent pas tant que ça et leur camion est plutôt un peu fatigué, menaçant de s’écrouler. La vie s’écoule lentement dans l’amitié et le travail. Mais voilà qu’un jour Gus été André vont croiser un déserteur de l’armée française et qu’ils ont le malheur de le prendre avec eux. Gus s’étant battu avec des Arabes, il est blessé et donc Pierre – le déserteur – va le remplacer. Gus n’apprécie pas ce nouveau venu qui en quelque sorte le marginalise. Mais André tient à le faire passer en Suisse, d’autant qu’ils pensent que les gendarmes poursuivent Pierre. Les deux hommes vont partir à pied pour traverser la frontière. Gus va partir derrière eux, sur la piste, il va croiser un collecteur de fonds du FLN. Il comprend alors que les gendarmes sont plutôt à la recherche de celui-ci qu’à celle de Pierre. Gus sera le seul survivant de cette aventure. Le roman, assez bref, possède deux parties bien distinctes : la tournée en camion de Gus et André, et la rencontre avec Pierre, et puis la seconde qui est la dérive proprement dite de Gus, isolé, livré à lui-même. Nous sommes en 1958, au moment de la Guerre d’Algérie, avant l’arrivée au pouvoir du général De Gaulle. Pécherot va tenter de donner à son récit un parfum d’époque, à la fois en notant des détails précis sur les chansons qui passent à la radio, quelques échos des combats en Algérie, ou encore des faits divers qui à l’époque ont défrayés la chronique. Le récit étant mené le plus souvent à la première personne, on y retrouvera d’une manière un peu tremblotante des formes familières volontairement datées. On y trouvera bien sûr quelques anachronismes : en 1958 Vince Taylor n’est pas du tout connu par exemple et Sa jeunesse la chanson d’Aznavour n’a été enregistrée qu’en 1963. Mais ce n’est pas là l’essentiel. L’essentiel c’est le cadre : la guerre d’Algérie. Pécherot tente d’en montrer la complexité et surtout le fait que les soldats engagés dans ce conflit n’en comprennent pas très bien le sens. Ce conflit se traduit naturellement par une haine féroce entre les travailleurs algériens et français sur notre sol. Tout se passe comme si la France en pleine transformation économique avait besoin de se débarrasser de l’Algérie pour poursuivre son développement. Le roman comprend assez peu de personnages. Outre ceux dont nous avons parlé, il y a le portrait de Simone, une bistrotière qui a eu une attitude courageuse pendant la Résistance, mais qui maintenant attend. Les Arabes ne sont pas très caractérisés, ils appartiennent seulement au décor. Le corps du texte prend la forme d’une confession, celle de Gus. Il apparaît comme interrogé par un journaliste qui essaie de comprendre les ressorts d’un fait divers ancien. A travers cette confrontation, ce sont deux époques qui s’affrontent et qui ne peuvent pas se comprendre, plus que deux hommes. Il est possible que Gus ne dise pas la vérité. On ne le saura pas.

    Patrick Pécherot, Hével, Gallimard, 2018

    Il y a comme toujours dans le meilleur de Pécherot une nostalgie pour une sorte de culture prolétarienne basée sur le travail et l’amitié, ce qui lui permet de retrouver ses racines. Il se rattache à de nombreux ouvrages ou films qui se saisissent du camion et des camionneurs comme les figures de la modernisation de la France. Ils mangent des kilomètres, mettent en relation des territoires disjoints, apportent des bonnes et des mauvaises nouvelles dans les bistrots routiers où ils vont se restaurer. C’était à la mode à la fin des années quarante et au début des années cinquante : Le salaire de la peur de Georges Arnaud , Du raisin dans le gas-oil de Georges Bayle – adapté à l’écran sous le titre de Gas-oil par Gilles Grangier avec Jean Gabin dont le nom est cité à plusieurs reprises dans le livre de Pécherot – ou encore dans Batailles sur la route de Frédéric Dard . Le camion est l’objet qui permet de passer d’un espace à un autre, de fuir l’emprisonnement, d’échapper à son passé ou à la police. C’est en même temps un lieu clos, dans la cabine de conduite c’est le lieu de l’amitié entre Gus et André. Il n’y a pas de place pour une troisième personne. C’est donc aussi le symbole de l’errance sans but, on tourne en rond.

    Patrick Pécherot, Hével, Gallimard, 2018

    André a perdu un frère en Algérie, c’est aussi ce qui le rapproche de Pierre. Mais cela nous donne l’occasion de parler de la manière dont des individus jeunes et sans expérience, provenant d’un peu tous les milieux vont se transformer en soldats et se comporter comme tels, avec les meurtres que cela entraîne forcément. On y parlera de la torture. Pécherot évoque ceux qui ont dénoncé la torture, le général de la Bollardière ou Jean-Jacques Servan-Schreiber. Gus, prolétaire sans véritable statut, les perçoit comme des bourgeois, à peine capable de faire des beaux discours : comme s’il pouvait y avoir une guerre propre ! Que le but de la guerre soit bon ou mauvais, dans son déroulement, elle ne peut être que dégueulasse. Le nier est franchement stupide. C’est un constat, qu’on soit ou non pacifiste. Cette question était déjà implicite dans Tranchecaille qui se situait pendant la Première Guerre mondiale, dans les tranchées. Si on comprend bien les intentions de Pécherot de mettre en scène des individus plutôt écrasés par une situation qui les dépasse, le parallèle entre la Résistance et l’action du FLN nous semble un peu léger. En effet les Allemands ont occupé la France pour la piller, tandis que les Français se sont installés en Algérie pour développer ce pays, même si pour ce faire ils ont exploité une main d’œuvre abondante et bon marché. On peut être opposé à l’idée de colonisation, tout en reconnaissant pour autant cette réalité. Après l’indépendance de l’Algérie, non seulement de nombreux Algériens d’origine arabe ou kabyle suivront de fait les Français pour venir en métropole, mais les autorités issues de l’indépendance se laisseront aller à vivre de la rente gazière et pétrolière sans vraie intention de développer le pays. Mais ce n’est peut-être pas là l’essentiel de la critique qu’on peut faire à Pécherot. Juger des raisons d’un conflit militaire est souvent la chose la plus difficile qui soit. Après tout la Guerre d’Algérie n’est que la toile de fond pour Pécherot d’un roman noir. On ne lui demande pas vraiment d’être un expert de l’indépendance de l’Algérie.

    Patrick Pécherot, Hével, Gallimard, 2018

    La personnalité de Gus manque sans doute de raffinement dans l’écriture. C’est pourtant le héros – plus ou moins négatif – de l’ouvrage, les autres personnages, André, Pierre et même Simone, restent dans le vague de leurs déterminations. En effet Pécherot le décrit dans l’ambiguïté de ses sentiments et de ses volontés, et du reste on ne saura pas trop s’il dit la vérité dans sa « confession ». Cependant on ne connaitra pas les raisons profondes de cette jalousie profonde qui semble le motiver pour plonger vers le mal. C’est peut-être cet aspect, ce manque, qui rend le livre un peu bancal. On notera aussi une transformation de l’écriture au cours du roman. Au fur et à mesure que l’on passe d’une forme prolétarienne à la traque dans l’hiver et la neige, le récit devient plus emprunté, plus « célinien » si l’on veut, le récitant se mettant à apostropher directement son interlocuteur. On ne sait pas trop si c’est voulu, mais cela rend les colères de Gus un peu artificielles selon moi et on accroche moins. Néanmoins si ce n’est pas le meilleur de Pécherot, je lui préfère Tranchecaille et Une plaie ouverte, cet ouvrage vaut le détour et mérite d’être lu, d’autant que les bons romans publiés dans la Série noire sont aujourd’hui plutôt rares et très souvent ils pèsent sur l’estomac.

    « L’homme qui en savait trop, The man who knew too much, Alfred Hitchcock, 1956Un homme marche dans la ville, Marcel Pagliero, 1949 »
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