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Sang pour sang, Blood simple, Joel & Ethan Coen, 1984
Les frères Coen ont maintenant une longue carrière derrière eux. La plus grande et la meilleure partie c’est du film noir. Après avoir travaillé comme scénaristes avec Sam Raini sur Crime Wave, Blood simple est leur première réalisation. Auteurs complets, ils en ont écrit aussi le scénario et les dialogues. L’ensemble de leurs films noirs peut être placé sous le signe de Dashiell Hammett, et d’ailleurs le titre de ce premier exercice emprunte à The red harvest d’où est tiré l’expression même. Ils reviendront plus précisément à Hammett en produisant une relecture de The glass key sous le titre de Miller’s crossing qui est un de leurs meilleurs. Cependant, ce n’est pas seulement dans l’histoire, un couple adultérin et un détective véreux, qu’ils se rapprochent d’Hammett, mais également dans le ton. Il y a toujours beaucoup d’ironie et de distanciation. La production de Blood simple s’inscrit dans la foulée d’un renouveau du film noir dans sa forme classique. En 1981, Lawrence Kasdan réalise Body heat, le film qui sera un très grand succès est en réalité un remake du film de Billy Wilder, Double indemnity[1]. On pourrait dire que les frères Coen empruntent la même voie, Blood simple entretient de nombreux rapports non seulement avec ce film, mais aussi avec James M. Cain. Si renouveau il y a, il s’inscrit dans une tendance plus générale, mais il effectue un véritable retour aux sources.
Le détective Visser s’introduit dans la chambre où Abby et Ray dorment
Abby vient de quitter Marty, et Ray l’accompagne. Il en profite pour lui déclarer sa flamme, et comme le désir est réciproque, ils terminent dans un lit. Mais le détective Visser les a suivis pour le compte de Marty et va s’introduire dans la chambre pour prendre des photos. Il les rapporte à son patron qui est le tenancier d’un bar de nuit. Celui-ci le paye. Ray cependant vient le voir et lui dit qu’il ne reviendra plus travailler pour lui. Plus tard Marty se rend chez Ray où il pense retrouver Abby. Il prétend l’enlever mais elle se défend et lui donne un coup de pieds dans les couilles. Il s’en va piteux sous le regard moqueur de Ray. Marty va alors recontacter le détective et lui proposer 10 000 $ pour qu’il les tue tous les deux. Visser accepte. En vérité, il ne tue personne, maquille une photo pour faire croire qu’il a rempli son contrat. Puis au moment d’encaisser son argent, il abat Marty et s’en va. Sur ces entrefaites, Ray revient au bar, il trouve le cadavre de son ancien patron et croit que c’est Abby qui l’a tué, car il trouve le révolver qu’elle possédait, mais que Visser a volé. Il va essayer de se débarrasser du cadavre et par sur la route pour trouver un endroit. Mais Marty n’est pas mort. Simplement agonisant, il tente de fuir. Ray le rattrape et l’enterre vivant dans un champ. A l’aube il retourne vers Abby qui elle commence à croire que Ray et Marty se sont battus. Ce quiproquo va les éloigner l’un de l’autre. Mais tandis qu’ils se retrouvent dans le nouvel appartement qu’Abby a loué, Visser qui a compris qu’il allait être découvert va traquer les deux amants. Ray est chez Abby, dans le noir, et lorsque celle-ci rentre, il lui demande d’éteindre, elle ne comprend pas. Visser est sur les toits et abat Ray. Effrayée Abby tente de se dissimuler. Mais Visser arrive. Abby fuit par la fenêtre dans l’appartement d’â côté. Visser tente de la poursuivre, mais Abby lui coince la main dans la fenêtre et la lui cloue avec un poignard. Visser tire à travers le mur, puis il tape sur la cloison afin de pouvoir retirer le poignard de sa main et se délivrer. Il y arrive, mais en poursuivant Abby, il va se faire tuer par la jeune femme qui a retrouvé le revolver.
Marty va tenter de draguer Debra mais sans succès
Si l’histoire, très linéaire, n’a absolument rien de très original, ce qui a frappé à l’époque, c’est le ton adopté pour la traiter. Avant d’être décalée, elle est absolument et volontairement dénuée d’une analyse psychologique sur les ressorts de l’action. C’est d’ailleurs ce qui donne l’aspect dérisoire à celle-ci. C’est une fable à quatre personnages. Le mari trompé qui veut se venger, la femme adultère et son amant et enfin ce détective sorti d’on ne sait où et qui prétend manipuler tout le monde. Aucun de ces quatre personnages n’est sympathique, en dehors du détective véreux, ils ne sont pourtant pas franchement antipathiques. Ils ressemblent plutôt à des silhouettes qui se débattent sans trop savoir ce qu’elles font ou ce qu’elles cherchent. Abby n’est pas du tout une femme fatale, elle a juste quitté un mari insupportable, et chemin faisant elle va s’acoquiner avec l’employé de ce même mari, simplement, par désœuvrement. Le détective est plus pervers, un voyeur qui essaie de jouer sur les deux tableaux, mais qui est piégé par ses propres errements. Le reste, c’est la fatalité, moteur incontournable du film noir, et c’est de l’écart entre la fatalité et les intentions que va naître ce sentiment d’ironie qui traverse l’ensemble. Si la dominante de cette histoire est toujours l’éternel trio, le moteur est l’environnement matériel et mental dans lequel les protagonistes évoluent.
Abby a été dérangée dans son sommeil
L’ensemble du dispositif va reposer sur le fait que les deux amants ne comprennent pas ce qui se passe. Chacun croit que l’autre a tué. Et sur ce quiproquo se développe l’idée fausse que chacun ment. Cela fonctionne parce que le film s’adresse au spectateur qui, lui, sait bien qu’aucun des deux ne ment. Ce qui fait que l’histoire va fonctionner principalement dans une sorte de dialogue entre les réalisateurs et le spectateur. On ne se met plus à la place d’un des protagonistes, mais on se demande comment les scénaristes vont arriver à boucler l’histoire. Il y a de nombreux retournements de situation qui décrivent une logique au-delà de ce que sont les acteurs de ce drame. On tombe parfois dans l’incongru, en effet le détective va être curieusement aussi un tireur d’élite qui possède un fusil à longue distance. Certes on est au Texas, mais c’est beaucoup. Cet épisode fait d’ailleurs sortir le film d’un réalisme immédiat, ce qui va être ensuite pratiquement toujours la marque de fabrique des deux frères, sauf peut-être Inside Llewyn Davis. Le film est donc un double commentaire, le commentaire du détective sur les soubresauts de ce trio des plus ordinaires, et le commentaire des réalisateurs sur le quatuor. Cette mise en abime devient une forme de dissection de personnes prises dans la violence ordinaire d’une situation qu’ils n’ont pas vraiment voulue et qu’ils ne maitrisent pas. C’est un film très violent, certains ont parlé de gore, mais pourtant on ne tremble jamais. On reste en dehors de l’empathie qu’on pourrait avoir pour les personnages.
Marty qui veut maltraiter Abby va être puni
Le comportement de ces différents protagonistes ne semble pas habité par la fièvre, comme c’était par exemple le cas dans Body heat de Kasdan. Il y a quelque chose de morne et de mécanique dans leurs gestes. Certes de temps en temps, Ray ou Abby manifestent quelques sentiments, à l’aide de regards plutôt qu’en parlant, mais dans l’ensemble ces sentiments sont cachés, aussi bien à eux-mêmes qu’au spectateur. L’existence des uns et des autres est décrite d’abord dans de longs face à face dans lesquels chacun semble mentir. Ces huis clos n’aident en rien à l’avènement de la vérité et au contraire s’enfoncent dans la confusion. C’est une des astuces des dialogues d’ailleurs que de montrer que plus les deux amants communiquent par la parole, et plus ils s’enfoncent dans la méfiance réciproque. Il y a donc une impossibilité de communiquer. Chacun étant enfermé dans ses certitudes, la vérité ne peut pas voir le jour que cette vérité soit matérielle ou qu’elle se rapporte à des sentiments. La tension est sensible entre Ray et Abby. Ray n’arrive pas à dire ce qu’il a fait lorsqu’il a enterré Marty encore vivant, car il pense que cette vérité Abby la connait déjà et qu’elle se moque de lui. Raconter sa propre histoire serait plier devant elle. C’est sans doute la scène la mieux écrite de tout le film et peut-être la plus importante car elle met en lumière cet enfermement dont on ne peut sortir que dans la mort. Le pendant de cette scène est bien sûr celle où Abby revient dans son appartement et y trouve Ray dans le noir. Si elle lui avait fait confiance, elle aurait éteint la lumière et Ray aurait été épargné par le tir de Visser. Mais les événements factuels ne pouvaient absolument pas la conduire à cette confiance. Elle s’apercevra de son erreur trop tard, mais survivra pour vivre dans le remord.
Visser abat Marty
Marty est le mari jaloux qui ne supporte pas que son employé lui ait pris sa femme. Il se croit le patron et le fait sentir à tout le monde, notamment au serveur noir, Meurice. Mais tout le monde se moque de lui. Il y a dans la description de ce personnage une sorte d’analyse en termes de classes. Il pense que parce qu’il paye il doit être obéi. Mais Visser va lui démontrer le contraire. On peut penser que si Visser tue Marty, ce n’est pas seulement pour lui piquer son argent et se mettre à l’abri de son témoignage devant la police, mais c’est aussi pour se venger des humiliations qu’il a subies. Visser est un homme aigre dont la seule morale est de ne pas en avoir. Il se venge sur tout le monde du fait qu’il est laid et seul. Et ce sera pour lui un soulagement que de mourir. Il n’est pas dupe de ce qu’il est et il regarde sa propre existence comme une ironie cruelle qui lui a été faite. Quand Marty vient le rejoindre pour négocier un double meurtre, il est entouré de très jeunes gens qui manifestement se moque de lui parce qu’il est gros et vieux, en somme ils le rejettent parmi les inutiles. Mais ces adolescents, valent-ils mieux que lui ?
Ray est revenu au Neon boots
On l’a remarqué, il y a beaucoup de citations cinématographiques dans ce premier film. Les Coen sont des cinéastes cinéphiles qui semblent avoir appris le cinéma à la manière de Melville, en voyant les films des autres, plus que dans une école de cinéma. Si Joel a suivi une formation de cinéaste à l’Université du Texas à Austin, puis à l’Université de New York, ce n’est pas le cas d’Ethan qui a fait des études de philosophie. J’ai évoqué Melville, non pas pour l’humour noir, ce n’était pas le créneau du réalisateur français, mais pour au moins deux raisons. La première est la stylisation de l’image, et cette capacité d’installer des rapports froids à l’écran. Mais il y a aussi du Melville dans le traitement de la couleur de la nuit. Les Coen utilisent des dégradés de bleu et de gris en contraste des lumières plus violentes. Cela renforce la noirceur du propos. La mise en scène est volontairement minimaliste, minimalisme qui ne s’explique pas seulement par la minceur du budget. Ils utilisent beaucoup les gros plans ou les plans rapprochés et ne cherchent pas des mouvements compliqués de caméra quand ils filment les dialogues, c’est champ – contrechamp. Le film étant sensé se passer au Texas, les frères Coen vont tenter d’en faire ressortir le côté particulier. Ils viennent eux de St Louis Park, donc une petite ville du Nord, du Minnesota, très ancrée à gauche. Et pour ce premier film ils choisissent le Texas, le Sud profond, comme s’ils allaient tenter de faire une visite chez les sauvages. Le Sud reviendra encore dans d’autres films, avec cette même volonté de s’en distancier. Le Texas c’est pour eux les armes à feu qui se promènent un peu partout, mais aussi ces routes rectilignes qui ne mènent absolument nulle part. ils insistent sur la chaleur, avec des protagonistes transpirants, mais si on a vu ça dans Body heat, les Coens ne vont pas jusqu’à faire suer les amants dans leur lit.
Marty n’est pas mort et tente de survivre
Le rythme est volontairement lent et décalé, sauf à la fin quand se règlent les comptes. Même les scènes de violence sont filmées lentement. Par exemple celle emblématique où on voit Marty ramper pour tenter d’échapper à son châtiment, ou alors les conversations entre Marty et Visser. Cette lenteur est le fruit de l’indécision. La scène où Visser tire à travers la cloison avait été très remarquée parce qu’elle laisse passer la lumière et un peu de la fumée à travers les trous que les balles ont faites. Cette scène est excellente, parce que d’abord on croit que Visser veut tuer Abby, mais en fait il mine la cloison pour pouvoir l’abattre à coups de poings. La manière dont sont filmées les fenêtres à travers lesquelles Visser espionne le couple, font évidemment penser à Hitchcock de Rear windows. Il y a aussi quelques plans, pas très nombreux, où la caméra s’élève au dessus des protagonistes, en général c’est pour souligner la mort d’un personnage : quand Ray découvre le cadavre de Marty dans son bureau, quand ce même Marty est enfin enterré dans un champ – on se demande d’ailleurs comment Ray peut penser que ce cadavre ne sera pas découvert – et enfin quand Visser agonise sous le lavabo. En tous les cas ce film prouve qu’on peut faire d’excellents films avec un minimum d’argent, ce qui pousse à une mise en scène sophistiquée, mais dénuée d’effets.
Abby et Ray ne comprennent plus ce qui se passe
La distribution est un peu dérangeante. Comme le budget était faible, 750 000 $ que les frères Coen avaient collectés en démarchant directement les riches citoyens de Minneapolis, ils ne pouvaient se payer des stars. Mais au fond cela allait bien avec le projet puisque les protagonistes ne sont pas des héros, même négatifs, même pas pitoyables. Ray est incarné par l’excessivement raide John Getz, il a toujours l’air d’être ailleurs et de chercher ses répliques. Ensuite il y a l’excellente Frances McDormand. Ce film qui était son premier la lança, elle fit cette même année connaissance de Joel Coen et l’épousa. Elle devait devenir un pilier de l’équipe des frères Coen, raflant au passage de très nombreux prix d’interprétation. Elle a un abattage incroyable et sait exprimer des émotions sans même hausser les sourcils ! ici elle est Abby, une fille extrêmement déterminée à quitter son mari, sans trop savoir pourquoi, ni où aller et avec qui. Elle domine la distribution. Ensuite on trouve Dan Hedaya dans le rôle de Marty. Il a le visage complètement immobile, et on dirait bien qu’il ne ressent rien du tout. Acteur de télévision de seconde catégorie, il n’a aucun mal à se faire passer pour un ahuri. Le quatrième personnage, Visser le détective sournois, est incarné par Emmet Walsh, un vieux routier de la télévision, qui sait particulièrement bien jouer de son physique ingrat. Il est excellent et contribue à détruire la bonne réputation des détectives privés à l’écran. Ce qui a certainement joué un rôle dans le succès du film, même si avant ce Visser on a vu des détectives pourris à l’écran.
Ray dit à Abby d’éteindre la lumière
Le film a connu un très bon succès critique. Il a obtenu toute une kyrielle de prix, à Sundance et à Cognac en 1985 entre autres. Et compte tenu de son budget, il a été très rentable. Tout le monde a salué un renouveau du film noir, encore plus grinçant que les films de Billy Wilder. Ce succès était mérité, et la carrière des frères Coen était lancée pour longtemps. Ils sont considérés aujourd’hui comme des cinéastes incontournables de l’histoire du cinéma américain. Remarquez au passage que, comme dans les films qui vont suivre, la bande son est très soignée, et représentative de l’Amérique et de tous ses excès. Il existe parait il deux versions, dont une dite director’s cut légèrement plus courte. Je l’avais vu en salle à sa sortie dans la version de 99 minutes, mais je l’ai revue en Blu ray dans celle de 93 minutes, alors qu’on me dit que la version director’s cut fait 96 minutes !! Je ne suis pas certain que cela soit très important. L’ayant vu plusieurs fois, je maintiens mon jugement initial, c’est un très bon Coen.
Visser a tiré à travers le mur
Visser s’est fait plomber par Abby
[1] http://alexandreclement.eklablog.com/la-fievre-au-corps-body-heat-laurence-kasdan-1981-a148842518
« Julie Assouly, L’Amérique des frères Coen, CNRS éditions, 2013Millers’ crossing, Joel & Ethan Coen, 1990 »
Tags : Joel & Ethan Coen, film noir, détective, Frances McDormand
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