• Seule contre la mafia, La moglie piu bella’, Damiano Damiani, 1970

     Seule contre la mafia, La moglie piu bella’, Damiano Damiani, 1970

    Damiani a été, avec Elio Petri, un précurseur dans les films sur la mafia. Il sera aussi à l’origine, dans les années quatre-vingt, de la série télévisée La piovra qui connaitra un succès mondial avec dix saisons, mais qui sera assez mal appréciée en Sicile même qui a toujours beaucoup de mal à parler de la mafia, et qui n’aime pas que des étrangers le fassent à sa place. Chez Damiani, la mafia n’a rien de glamour, et les mafiosi ne sont guère intéressants, ils sont présentés comme un frein pour le progrès, associés à une forme féodale et rurale du pouvoir. C’est un point de vue qui est très largement partagé par les Italiens, la mafia a empêché le Sud de se développer, son pouvoir se maintenant grâce à une misère endémique. Dans sa filmographie Damiani a empilé les films de ce type depuis Il giorno della civetta qui date de 1967, jusqu’à Pizza connection en 1985. Il développe cette thématique parallèlement à un engagement politique très à gauche où il montrera la collusion des politiciens avec la mafia.  

    Seule contre la mafia, La moglie piu bella’, Damiano Damiani, 1970

    La police vient arrêter Don Antonino 

    Don Antonino va être arrêté pour un crime qu’il a commandité, il confie son pouvoir au jeune Vito Juvara en lui enjoignant d’être prudent et de ne pas faire des bêtises. Don Antonino a déjà mis au point un plan pour se sortir indemne de cette accusation. C’est Vito qui est chargé de faire tuer le seul témoin qui peut l’incriminer. Ce témoin est en réalité manipulé par le clan adverse qui veut s’emparer des affaires de Don Antonino. Vito va donc faire tuer ce témoin par le mélancolique Poidomani qui va ensuite se cacher. Mais entre temps Vito va tomber amoureuse de la toute jeune Francesca qui vit très pauvrement et qui brode des trousseaux pour gagner sa vie. Bien qu’elle soit plus ou moins officiellement fiancée à son cousin de Palerme, elle n’est pas insensible au charme de Vito. Ce dernier va éloigner le cousin en le menaçant. Cependant la romance entre Francesca et Vito va tourner court. Elle ne supporte pas qu’il la traite mal et qu’il l’humilie en permanence en lui faisant sentir que lui est riche, et elle pauvre. Elle va rompre avec lui. Mais Vito se sent humilié. Il va donc enlever Francesca et la violer. Lui offrant cependant de réparer l’outrage en l’épousant. Mais elle ne veut plus de lui. Pire encore, elle va porter plainte chez les carabiniers. Mais personne ne veut témoigner pour elle, y compris les membres de sa propre famille. Le clan adverse va tendre un piège à Vito en utilisant Francesca, mais c’est Poidomani qui devait l’exécuter et qui au dernier moment meurt d’une crise cardiaque. Vito est de plus en plus embêté, il voudrait que Francesca retire sa plainte, mais elle ne le fera que s’il lui demande pardon. Elle a même mis le feu à la grange de son père afin que Vito ne puisse plus faire pression sur sa famille qui est maintenant ruinée. Finalement la famille de Francesca va se retourner contre Vito et témoigner. Vito acceptera son sort, sachant très bien qu’il a eu tort, tandis que Francesca sera probablement ostracisée par les autres femmes de son village pour avoir parlé aux carabiniers. 

    Seule contre la mafia, La moglie piu bella’, Damiano Damiani, 1970 

    Don Antonino demande de la patience à Vito 

    C’est une trame assez compliquée puisqu’en en effet ce n’est pas une étude sur la mécanique du crime mafieux en Sicile. On pourrait dire que c’est le pouvoir féodal qui est en question, et plus particulièrement le sort que les femmes subissent dans un tel contexte. C’est donc l’histoire d’une douloureuse émancipation, celle de Francesca, mais aussi celle de sa famille qui finira par s’opposer au pouvoir de Vito et de son clan. La trame est inspirée d’une histoire vraie, celle de Franca Viola et Filippo Melodia qui a été abondamment commentée à l’époque en Sicile, comme en Italie[1]. Cela se passait en 1966. On a voulu y voir une dénonciation exemplaire des rapts, suivis de mariages, plus ou moins forcés. Mais il y faudra encore du temps pour que cette funeste pratique tombe en désuétude. Mais c’est fait aujourd’hui. Les Siciliennes sont très émancipées, preuve que finalement les traditions les plus pourries finissent par s’effondrer. Il faut donc lire le film de la façon suivante, l’arrogant et impulsif Vito, qui est riche et mafioso, est un homme du passé qui ne comprend rien du tout à Francesca. Celle-ci est au contraire l’avenir, et pas seulement parce qu’elle représente la fougue de la jeunesse. Fille de pauvres, peu instruite, elle va trouver en elle-même la force de comprendre et de lutter. Elle finira d’ailleurs par entraîner dans ce combat le reste de sa famille. La mafia représente donc l’ordre ancien, dépassé sur tous les plans. Pour conserver son pouvoir de forme féodale, elle continue cependant à jouer de la terreur. Les formes de ce pouvoir font qu’elles empêchent de penser par soi-même et que le plus souvent ceux qui en subissent les conséquences n’arrivent plus à lutter. Francesca est le révélateur, et donc celle qui va changer les règles malgré tout. 

    Seule contre la mafia, La moglie piu bella’, Damiano Damiani, 1970 

    Poidomani a abattu le témoin

    Dans ce portrait d’une femme forte et dure au mal, bien que très jeune, il y a une admiration pour ce caractère inflexible. Cependant, on verra que Francesca évolue aussi, si au début elle est relativement passive, elle va s’endurcir. Notamment en rencontrant la veuve d’un mafieux qui a tout perdu et qui a été malheureuse toute sa vie parce qu’elle ne s’est pas révoltée à temps. Vito apparait moins intéressant. Il est arrogant, mais cette arrogance ne suffit pas à lui faire comprendre quoi que ce soit. Cependant, on note que finalement il va se rendre compte qu’il vit dans l’erreur et donc, même s’il n’arrive pas à demander pardon à Francesca, trop d’orgueil, il va accepter sa punition qui semble devoir être sévère. Et donc sous l’influence de Francesca, il devient finalement un petit peu meilleur. Sans doute que s’il accepte aussi facilement sa punition, c’est parce qu’il a compris que sur le plan moral elle lui était supérieure. Le père de Francesca est un pauvre parmi les pauvres, il ne possède rien, et on lui vole même sa fille. L’action se passe dans le contexte du tremblement de terre de 1968 qui ravage la Sicile et qui permit à la mafia de consolider son pouvoir, notamment en détournant une partie de l’aide à la reconstruction et en la distribuant à ses affidés. On verra d’ailleurs à l’écran de nombreux vestiges de cette catastrophe qui mit à la rue des dizaines de milliers de personnes. Le film a été tourné dans la région de Trapani, sur les lieux mêmes du tremblement de terre. Le tueur Poidomani, poète aussi à ses heures, est d’ailleurs une victime qui attend d’être relogée. La fin est plutôt amère, on verra les femmes critiquer Francesca violemment et même s’en prendre physiquement à l’une d’entre elles – une plus jeune évidemment – qui approuve le comportement de Francesca, alors que les autres ne supportent pas qu’elle ait « trahi » cette fameuse loi du silence qui pourtant les tient en prison. L’ensemble n’a rien de glamour, c’est une vision très rustique et brutale de la mafia. Don Antonino est un être frustre, Vito n’apparait pas très intelligent non plus. On sent encore le poids de la ruralité qui pèse sur la manière de penser.

    Seule contre la mafia, La moglie piu bella’, Damiano Damiani, 1970 

    Poidomani se cache dans la campagne 

    Le côté féministe est semble-t-il dû à Sofia Scandura, militante féministe, c’est évidemment le clou de l’histoire, et connaissant le caractère bouillant et entier des Siciliennes, je trouve cela extrêmement réaliste. Le scénario tourne cependant un peu en rond, et la fin est un petit peu poussive, tentant d’éviter complètement le pathos. Mais enfin, elle sera rattrapée par la démonstration que Francesca est bien seule et isolée. Il est un fait bien réel cependant, c’est qu’ensuite, dans les années 90, ce seront bien les femmes qui seront au premier plan de la lutte contre la mafia. Sur le plan cinématographique, c’est du très bon Damiani. L’utilisation des décors réels permet de bien cerner la misère ambiante. La pauvreté est palpable et on peut l’opposer du reste à la fausse richesse des mafieux. Vito est très fier de son Alfa Romeo, et même s’il est riche par rapport aux autres Siciliens qui l’envient, elle n’est pas aussi riche que ça. Il y a cependant bien autre chose qu’un portrait psychologique, les scènes d’action, le meurtre du témoin par Poidomani, l’enlèvement de Francesca, ou même encore la confrontation entre Vito et Poidomani sont menées tambour battant. L’opposition visuelle entre le père de Francesca et sa fille illustre les splendeurs et les misères de toute la Sicile. Damiani n’insiste pas sur la cruauté, même si on voit bien que le comportement limite de Vito est plus que condamnable et immoral. Le père et la mère de Francesca sont de petite taille, ils n’ont pas les moyens matériels de se défendre parce qu’ils sont pauvres, c’est ce que dira Tano, ils sont écrasés par ceux qui sont beaucoup plus grands, beaucoup plus forts, et beaucoup plus riches qu’eux. Ils sont d’ailleurs honte de n’être que ce qu’ils sont. Tout l’aspect qui confronte les gens de la ville et ceux des campagnes, dont la famille de Francesca, est très bien vu. 

    Seule contre la mafia, La moglie piu bella’, Damiano Damiani, 1970 

    Vito veut que Francesca l’épouse malgré tout 

    L’interprétation c’est d’abord et surtout la belle Ornella Muti. C’était son premier film, elle allait avoir quinze ans ! Elle est tout simplement extraordinaire, un mélange d’innocence et de force moral. Selon moi elle n’a pas fait une carrière à la hauteur de son talent et de sa beauté. Elle est bien meilleure que son partenaire, le terne Alesio Orano qui joue Vito. Dans la distribution, c’est lui le plus décevant. Mais il était beau garçon, assez grand, les yeux bleus, Elle en tombera d’ailleurs amoureuse et l’épousera, tandis que lui s’abimera dans des rôles médiocres. Les deux acteurs ont les yeux bleus, de cette couleur particulière qui tend à démontrer que la Sicile a été conquise par des barbares venus du nord de l’Europe, de France, comme de Scandinavie, ou encore d’Espagne. Les seconds rôles sont très bons, d’abord Tano Cimarosa qui joue Tano Cimarosa ! Il est excellent dans ce rôle de père torturé qui tente de sauver son honneur – question chatouilleuse en Sicile – tout en sachant qu’il n’a en pas les moyens. Damiani sait choisir les gueules, que ce soit Don Antonino avec ses rouflaquettes, l’avocat véreux qui travaille pour la mafia, ou encore la mère de Francesca. Ayant tourné sur place, il est certain qu’il a mélangé les acteurs professionnels avec les figures locales, dans les scènes autour de la ferme où travaille Tano, ou quand les femmes donnent une rouste à une jeune fille qui s’est un peu trop rebeller contre les « traditions » locales. Cela donne un accent de vérité qui est très bien venu. Damiani ne poussera pas toutefois la recherche de la vérité en faisant jouer les dialogues en sicilien. Mais cela aurait sans doute ralenti le film.

    Seule contre la mafia, La moglie piu bella’, Damiano Damiani, 1970 

    Le père de Francesca la met à la porte 

    Ce n’est peut-être pas le tout meilleur film de Damiani, mais c’est un excellent film tout de même. Ce film est un peu passé inaperçu en France au moment de sa sortie, sans doute parce qu’il ne donne pas assez de place à l’activité de la mafia proprement dite, mais aujourd’hui il est possible de le réapprécier justement pour cette raison, à partir de cet ordinaire mortifère des Siciliens qui ont baigné longtemps dans cette atmosphère funèbre. Au-delà de ses intentions, on retrouvera aussi l’importance de Damiani, un cinéaste de grande qualité bien trop négligé aujourd’hui. La Sicile a bien changé depuis cette époque, mais le film qui n’a pas pris une seule ride, a une portée qui reste encore aujourd’hui : il magnifie la nécessite de la révolte et encourage les femmes à bouleverser l’ordre établi. On verra aussi une pique contre la religion qui au nom de l’Eglise tente de faire rentrer Francesca dans le rang en lui expliquant qu’une femme qui recherche l’amour ou le plaisir, qui se détourne du seul but de la procréation ne mérite certainement pas d’être défendue. Le curé est bien plus conciliant avec la mafia qu’avec les velléités d’indépendance de Francesca.

    Seule contre la mafia, La moglie piu bella’, Damiano Damiani, 1970 

    Francesca demande à Vito de reconnaitre ses torts  

    Seule contre la mafia, La moglie piu bella’, Damiano Damiani, 1970

    Franca Viola et Filippo Melodia



    [1] Maria Pia di Belle, « Mythe et histoire dans l’élaboration d’un fait divers : le cas Franca Viola », Annales, 38-4, 1983

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