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The man who cheated himself, Felix E. Feist, 1950
Felix E. Feist est un réalisateur à la carrière discrète. Une poignée de film émerge cependant The big trees avec Kirk Douglas en 1952, ou encore l’excellent et incontournable Tomorrow is an another day qui date de 1951 avec des acteurs exceptionnels, Steve Cochran et Ruth Roman[1]. Et puis il y a The man who cheated himself, un obscur film noir qu’on croyait longtemps perdu et qui a été exhumé par la Film noir foundation de l’infatigable Eddie Muller. Et donc depuis quelques années on peut le voir enfin dans d’excellentes copies. Le film a été produit par le fils de jack Warner qui voulait démontrer à son père ses capacités de producteur talentueux, il ne fera pas carrière dans le métier cependant. Mais le film fait aussi partie de cette série de films noirs qui mettent en avant la spécificité de San Francisco, usant de la ville pour créer une atmosphère singulière, unique. Il brasse un grand nombre de thèmes qu’on retrouve dans les films noirs, celui de la femme fatale, celui de la haine entre deux frères, celui de l’homme – reporter ou policier – qui enquête sur lui-même. Film à petit budget, son scénario de Seton Miller et Philip MacDonald possède de nombreux retournements de situations très astucieux qui tiennent le spectateur en haleine.
Ed Cullen a fait embaucher son jeune frère à la brigade criminelle
Ed Cullen vient de faire embaucher son jeune frère à la brigade criminelle. Celui-ci va se marier bientôt et il le remercie chaleureusement. Cependant Frazer cache une arme à feu et annonce à sa femme qu’il va se rendre à Seattle. Lois prend peur et appelle Ed Cullen avec qui elle a par ailleurs une liaison. Lorsque celui-ci arrive chez les Frazer, il tente de calmer Lois, mais arrive son mari qu’elle abat de plusieurs balles de revolver. Ed qui est très amoureux de Lois va prendre le risque de cacher le corps pour faire croire qu’il a été abattu à l’aéroport et qu’on l’a volé. Il jette le revolver dans la baie de San Francisco. En revenant en ville, il est reconnu par un policier au péage autoroutier. Au commissariat, on va le charger d’enquêter avec son frère sur la mort de Frazer dont le corps a finalement été découvert. Accompagné de son frère Ed retourne donc comme policier chez Lois. Andy commence cependant à se poser des questions sur ce qu’a pu bien faire Frazer à l’aéroport. Mais peu après une bande de petits voyous attaque un débit de boissons et tue le commerçant. Or les balles qui ont servi à tuer ce dernier sont les mêmes que celles qui ont été retrouvées dans le corps de Frazer. Cette coïncidence extraordinaire permet à Ed et à Lois de penser qu’ils sont tirés d’affaire. Mais Andy commence à trouver que tout cela est bien curieux. Les deux frères enquêtent cependant sur la mort du commerçant et comprennent qu’un certain NIto est impliqué. Ils le ramassent et l’interrogent sur le meurtre de Frazer, car pour eux il est déjà coupable de celui du commerçant, ils ont retrouvé le butin dans les montants de son lit. Enquêtant sur Lois, il va voir – nouvelle coïncidence – son frère Ed sortir de chez Lois, il vient de voir Lois à sa fenêtre, mais Ed prétend qu’elle est alitée. On apprend ensuite que le révolver dont Nito a fait usage a été retrouvé sur un bateau de pêche, Ed ayant manqué son coup en le jetant dans la baie de San Francisco, et que c’est comme ça qu’il est revenu ans les mains de Nito. Cependant Andy accumule les indices contre son propre frère : d’abord un témoin a reconnu l’automobile d’Ed près de l’aéroport, ensuite un policier l’a vu au péage autoroutier. Dès lors il veut arrêter son frère. Mais celui-ci ne se laisse pas faire, il l’assomme et prend la fuite. Tentant de sortir de San Francisco qui a été bouclé, il se réfugie à Fort Point, sous le Golden Gate, avec Lois qui a accepté de fuir avec lui. Mais Andy comprend où se trouve son frère. Il va le chercher, mais ne le trouve pas. Les deux amants attendent un long moment, mais quand ils sortent, Andy leur met la main dessus et les arrêtent. La scène finale va voir Lois au tribunal en train de roucouler avec son avocat, tandis qu’Ed, plutôt amer, semble désemparé.
Ed constate la mort de Frazer
C’est à la fois un drame de la passion, Ed mettant en scène sa propre chute parce qu’il a Lois dans la peau, mais c’est aussi un drame de la fatalité, les coïncidences qui mènent à sa chute sont très nombreuses et pour tout dire inattendues. Et puis par-dessus tout c’est encore l’histoire d’une lutte à mort entre deux frères puisqu’en effet la perte d’Ed ne provient que de l’obsession de son jeune frère à le confondre. Pour moi c’est là le thème le plus important. En effet nous voyons dès le début le frère ainé aider et guider son jeune frère à grimper dans la hiérarchie sociale pour pouvoir se marier convenablement. Mais Andy évolue en deux temps, d’abord il veut démontrer qu’il est compétent, au moins autant que son frère, mais ensuite il veut en finir avec son frère qui manifestement l’a dominé toute sa vie. Andy est forcément le personnage le plus antipathique de ce récit. Il est franchement mauvais sous ses airs de morale. Il veut clairement la perte de son ainé. Après tout Ed est amoureux de Lois et on comprend qu’il agisse afin de lui éviter la prison. Ce n’est pas lui qui a tué Frazer, il n’est pas coupable de meurtre, seulement de dissimulation de preuves. Mais Andy est un crétin malveillant, il refuse même de chercher à comprendre ce que son frère a vraiment fait comme crime. S’il est aussi borné ce n’est pas seulement parce qu’il est stupide, c’est parce qu’il veut la perte d’Ed pour le remplacer au sein de la brigade criminelle ! Dans le fonds il ne supporte pas qu’Ed ait fait sa carrière. Il veut sa peau, et il l’aura. Encore que la fin soit relativement ouverte, on ne sait pas trop ce que deviendront Lois et Ed. Si la richesse veuve Frazer peut se payer un avocat de renom, il est tout à fait possible que ce soit Ed qui porte le chapeau du meurtre, son frère ne l’aidera en rien à se disculper, il est trop mauvais pour le faire. La fin est donc ambiguë, voulue ainsi, mais elle est assez peu satisfaisante. Evidemment le scénario accumule un peu trop les coïncidences, le revolver qui tombe où il ne faut pas, le policier que croise Andy et qui lui dit avoir vu son frère, etc.
Avec son jeune frère Ed revient chez Lois
Ce film est souvent décrit comme l’histoire traditionnelle d’une femme fatale qui entraîne son amant vers sa perte. Mais si Lois est une femme un peu lâche, elle ne semble aspirer qu’à faire sa vie avec Ed, l’incitant même à quitter la police parce qu’elle est riche. De même si elle tue son mari, ce n’est pas tant qu’elle soit cupide, mais c’est parce qu’elle sait que celui-ci a acheté une arme pour la tuer. Manifestement elle se défend d’un horrible bonhomme qui veut sa peau. Il est donc abusif de la considérer comme une femme diabolique et retorse. Bien qu’elle ait tué son mari, elle est pour le reste plutôt passive. Ed lui est coincé entre d’un côté Lois évidemment pour qui il accepte de se compromettre lourdement, et son jeune frère que d’ailleurs il l’épargnera, l’inverse n’étant pas vrai, se trouvant au-dessus des forces d’Andy qui ne peut aller au-delà de sa haine recuite pour son frère qui l’a trop longtemps dominé. C’est une autre manière d’interpréter la parabole d’Abel et de Caïn.
Les balles retirées du corps de Frazer et celles provenant d’un meurtre sont les mêmes
Les films noirs tournés à San Francisco ont souvent quelque chose de spécial dans l’utilisation du décor réel. La ville est enfermée en quelque sorte et ne peut se fuir que par des ponts qui relient la baie au reste du territoire. Felix Feist utilise parfaitement cet espace. Il n’est pas le premier bien sûr, mais il le fait de façon marquante. Par exemple il est sans doute el premier à utiliser le décor de Fort Point, cette bâtisse militaire désaffectée qui se trouve en dessous du Golden Gate. Ce sera repris, d’abord par Hitchcock dans Vertigo, mais très certainement par John Boorman qui va utiliser le décor de la prison désaffectée d’Alcatraz qui se trouve en face de San Francisco, sur une île, de la même manière que Felix Feist utilise les décors de Fort Point lorsque Andy cherche Ed. Cette longue scène finale est le clou du film, elle dure environ huit minutes, c’est très soigné. Feist est bien aidé par la photo de Russel Harlan qui avait photographié la même année Gun Crazy avec el même John Dall. Il évite le plus possible les plans rapprochés, préférant les longues perspectives à travers des arcades, ou des vues plongeantes dans les rues de San Francisco. Cet usage particulier et intense des décors naturels pallie le manque de moyens financiers du film. Pour le reste la mise en scène est très fluide et le rythme est très bon, le spectateur n’a pas le temps de souffler.
Ed et Andy tentent de retrouver Nito
La distribution est curieuse et dépendante de l’étroitesse du budget, d’abord choisir Lee J. Cobb comme premier rôle est assez osé, les amateurs auraient plutôt vu le masochisme de Roberts Mitchum. C’est la seule et unique fois que Lee J. Cobb atteindra ce statut. C’est un excellent acteur bien qu’il ait dénoncé ses copains à l’HUAC. Son physique était difficile a utilisé. D’abord parce qu’il était chauve et qu’il a fait toute sa carrière ou peu s’en faut avec une perruque. Mais ici il est finalement très bien dans le rôle d’Ed le flic bon, mais grognon qui se laisse aller à sa passion. Son frère est interprété par l’insipide John Dall qui, quel que soit le rôle à toujours la même attitude raide. Mais ici ça passe parce qu’au fond cette raideur correspond au caractère borné et sournois d’Andy et fait finalement apparaître toute sa méchanceté cachée. Après tout, il était aussi pertinent dans Gun Crazy. Comme quoi un acteur ne fait pas toujours le rôle ! Jane Wyatt est la riche Lois Frazer. Ce choix a été très critiqué, Eddie Muller arguant qu’on ne pouvait croire au caractère fatal de cet actrice. Mais c’est doublement erroné. D’abord parce qu’une femme pour être fatale n’a pas besoin de montrer ses cuisses et user de regards par en dessous, ou encore de disposer d’un physique exceptionnel, ensuite parce que comme je l’ai dit plus haut elle n’incarne en rien une femme fondamentalement mauvaise puisqu’elle tue avant d’être tuée. Jane Wyatt est donc tout à fait à sa place. C’est elle qui jouait le rôle de l’épouse un peu revêche dans l’excellent Pitfall d’André de Toth[2]. Janet, la fiancée, puis l’épouse d’Andy, c’est Lisa Howard qui a l’époque était l’épouse de Felix Feist, sa carrière sera brève, elle se reconvertira dans le journalisme, réussissant des coups importants, notamment en interviewant Fidel Castro ou Nikita Kroutchev, mais en guerre contre ses employeurs, elle finira par se suicider à l’âge de trente cinq ans. Ici elle n’a qu’un rôle de soutien si on peut dire. Felix Feist l’a déguisée en une jeune femme qui vit dans un atelier de peintre. On sait que dans le film noir être désigné comme peintre est une promotion particulière, la représentation de la peinture étant une manière d’inciter à prendre en compte l’aspect artistique du cinéma. La distribution est complétée par des figures un peu pittoresques comme Tito Vuolo qui joue le père de Nito, ou encore Charles Arnt qui incarne le témoin daltonien Quimby qui a vu la voiture d’Ed à l’aéroport.
Andy a compris qu’Ed lui avait menti
C’est donc un très bon film noir, non seulement parce que l’histoire est prenante jusqu’au bout, même si la fin reste un peu décevante, mais surtout parce que ses qualités esthétiques montrent tout ce que le cinéma doit au film noir dans la conduite du récit comme dans les formes utilisées.
Dans Fort Point désaffecté, Andy cherche Ed
« L’araignée, Woman in hiding, Michael Gordon, 1950L’enquête de l’inspecteur Morgan, Blind date, Joseph Losey, 1959 »
Tags : Felix Feist, Lee J. Cobb, John Dall, Jane Wyatt, San Francisco
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