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L’araignée, Woman in hiding, Michael Gordon, 1950
Le réalisateur Michael Gordon n’est pas très connu, il a fait quelques comédies à succès, avec Doris Day, Rock Hudson, comme Pillow talk, et dans l’ensemble sa carrière a été assez hétéroclite, c’est lui qui réalisa Texas across the river, avec Dean Martin et Alain Delon qui fit renoncer ce dernier à une carrière hollywoodienne. Il avait même tourné une adaptation de Cyrano de Bergerac avec Jose Ferrer. Cependant on trouve dans sa filmographie quelques petits films noirs qui valent le coup d’œil comme The webb avec Edmond O’brien, ou Portrait in black avec Anthony Quinn et Lana Turner, tourné en 1960 et qui reprendra le thème de Woman in hiding. Ce film est donc parmi ce qu’il a fait de mieux. On dit que le scénario de ce film a été inspiré par un ouvrage de James Webb, Fugitive from terror, mais en fait malgré les recherches que j’ai effectuées, je ne trouve nulle part la trace de ce livre. Il semble qu’il s’agisse d’un feuilleton publié par le Saturday Evening Post, ce qui expliquerait le grand nombre de retournements de situations de cette histoire destinée à tenir le public en haleine. Si le film tente de regarder du côté d’Hitchcock avec cette pauvre femme livrée à son tourmenteur – voyez Suspicion – il est pourtant plus noir et dépourvu de toute niaiserie, malgré quelques conventions destinées à sauver la morale ordinaire. En vérité c’est un film hybride qui navigue entre film noir – dont il reprend la grammaire – et thriller jouant sur le suspense et la crainte qu’on peut éprouver pour l’héroïne. Notez qu’on connait dès le début le coupable et que le suspense ne repose pas sur son dévoilement, mais sur le fait de savoir si Deborah pourra ou non s’en sortir, si elle trouvera quelque appui bienveillant pour y arriver.
Lors de sa lune de miel Deborah découvre une maîtresse de Selden
Deborah est amoureuse depuis longtemps de Selden Clark, mais son père le déteste et refuse de lui confier la direction de l’usine de traitement de bois qu’il possède. Le père de Deborak décède dans ce qui ressemble à un accident. Derobarah est effondrée et va se rapprocher de Selden, elle va se marier avec lui. Le jour de la nuit de noces, Selden amène Deborah dans son chalet montagnard. Mais là ils trouvent Patricia Mohanan, une ancienne maitresse de Selden qui avertit Deborah que Selden n’en veut qu’à son argent et vise seulement à mettre la main sur l’usine. Une fois Partricia partie, Deborah fort troublée annonce qu’elle va faire annuler le mariage et commence à soupçonner que Selden ait tué son père pour satisfaire sa cupidité. Elle tente de fuir, mais Selden a saboté les freins de l’automobile et celle-ci s’envole dans un ravin, plonge dans la rivière. Miraculeusement Deborah s’en sort, échappant aux recherches de Selden. Elle prend le bus pour Raleigh où elle espère retrouver Patricia Mohanan pour la faire parler et confondre Selden. Elle ne la trouve pas. Sur le chemin, elle va rencontrer Keith Ramsey, un vendeur de journaux à la gare des bus qui va comprendre qu’elle est la fille recherchée par tout le monde dont la photo a été publiée dans les journaux. Il la suit dans le bus et l’accompagne. Mais le soir il s’empresse de prévenir Selden qui a offert une récompense de 5000 $ et qui vient en catimini pour tenter de la tuer à son hotel. Mais le hasard d’une fête la sauvera. Le lendemain elle retrouve Keith et lui explique que son mari a voulu la tuer après avoir assassiné son père. Keith qui est un peu bouché ne la croit pas, il pense qu’elle est malade, et il va se débrouiller pour la ramener encore à son mari dans le train. Celui-ci projette de la faire interner, mais elle assomme Selden et arrive à s’échapper. Elle va retrouver Keith qui cette fois accepte de la croire et il l’accompagne voir Patricia Mohanan, avec toujours cette idée de la faire témoigner contre Selden. Mais celle-ci entre temps s’est rapprochée de Selden et va l’aider à se débarrasser de Deborah en l’amenant dans l’usine du père de Deborah. Cependant, c’est Patricia qui va mourir en tombant de la passerelle de l’usine, poussée par Selden qui la confond dans les ténèbres avec Deborah, puis c’est au tour de Selden d’y passer. Keith est arrivé lui aussi et les deux hommes se sont battus. Mais tout est bien qui finit bien et Keith et Deborah peuvent enfin se marier.
Arrivée à Raleigh, Deborah cherche Patricia
Le thème principal est celui d’une jeune femme qui est isolée et qui ne trouve plus d’appuis autour d’elle, d’autant que Keith qui tombe amoureux d’elle la trahit lui aussi parce qu’il est un peu juste et ne comprend pas grand-chose. Donc le thème c’est la trahison, Selden trahit Deborah parce qu’il veut devenir par patron, par cupidité, Patricia trahit Deborah pour tenter de récupérer Selden, et Keith trahit Deborah par stupidité. On note que si Deborah se retrouve dans une situation aussi incongrue, c’est parce qu’elle n’a pas écouté son père en se tournant vers Selden comme une sorte de défi à l’autorité paternelle. Mais ce premier thème qui parait amener vers une sorte de morale de base, est en réalité recouvert par de nombreux autres aspects. D’abord, c’est le portrait d’une petite ville de province apparemment calme, où les occasions de s’enrichir quel que soit son talent sont des plus maigres. Selden est un fils de famille déchu qui ne supporte pas son déclasement et la tutelle du père de Deborah. Il se sent compétent et souffre qu’on ne lui permette pas de le démontrer. Les lois de propriété sont implacables. Il aura par exemple une discussion houleuse avec l’avocat Maury qui lui dit qu’il ne peut pas agir à sa guise en ce qui concerne l’usine tant que Deborah n’aura pas été déclarée morte. Ce à quoi Selden répond que la loi préfère préserver le droit de propriété au lieu de laisser l’entreprise prospérer. Il y a donc en creux un petit discours sur les difficultés de la petite entreprise – le père de Deborah ne parait pas trop compétent – et les contradictions du capitalisme. Selden se sert de l’attrait qu’il exerce sur Deborah pour avancer ses pions. Jusqu’au moment où cela ne suffit plus et où il doit passer au meurtre. C’est un assassin par nécessité plus que par vice, son vice étant plutôt celui de devenir un entrepreneur qui réussit. Dans un premier temps Deborah est aveugle et d’ailleurs elle ne s’intéresse pas beaucoup à ce qui se trame autour de l’usine ou aux tensions qui existent entre son père et Selden. Son insouciance la met dans une position d’enfant gâté, donc dans une situation d’infériorité d’où elle aura beaucoup de mal à s’extraire, se laissant aller même à un moment à attendre de l’aide de Keith. Le film célèbre naturellement la nécessité d’émancipation de la femme, thème récurent et presque fondateur du film noir.
Selden dirige l’usine avec passion
L’histoire tient debout grâce à l’existence de deux trios. D’abord il y a le trio Selden-Deborah-Patricia. C’est cette dernière qui ruine par sa jalousie directement les illusions de Déborah mais aussi les ambitions de Selden. Ce dernier se sert de son ancienne maitresse comme d’un instrument, mais chaque fois cela se retourne contre lui, jusqu’à la fin quand Selden tue Patricia croyant tuer Deborah ! Le second trio c’est évidemment Selden-Deborah-Keith. Ce trio est mal embarqué, Keith ne semblant pas du tout faire le poids pour venir en aide à Deborah qu’il ne comprend pas, et même faire face au rusé Selden qui le manipule totalement. Deborah va donc se retrouver face à un choix : soit elle persiste dans sa relation avec Selden au risque d’y laisser la vie, soit elle se tourne vers l’incompétent Keith. Il y a des choix meilleurs. Le père existe en surplomb, tel Dieu, qui a déjà compris le trouble jeu de Selden, mais qui se croit très malin en l’humiliant par plaisir. Mais cette histoire c’est aussi l’histoire d’une perte et d’une errance, celle de Deborah, effrayée et attirée par la ville et ses lumières. On va la voir prendre du plaisir à s’étourdir dans une fête un peu stupide d’une convention professionnelle qui met un joyeux bordel dans l’hôtel où elle est descendue. Les trains, les bus, représentent des possibilités de fuite loin de ce monde cruel dans la poursuite d’une solitude qu’elle voudrait bien finalement partager avec quelqu’un, et tant pis si c’est Keith. On est assez surpris par la passivité de celui-ci. Ce n’est pas courant, car non seulement il est toujours en retard, mais en plus il prend toujours les mauvaises décisions au risque de faire tuer Deborah. Mais elle ne lui en voudra pas d’être si faible, après tout c’est cette faiblesse qui fait ressortir sa force à elle.
La présence de Keith rassure Deborah
Le film s’ouvre sur la fuite de Deborah et son accident de voiture. Ce qui permet un flash back assez long pour expliquer la complexité de l’affaire et les tensions sous-jacentes. Le scénario assez invraisemblable ménage beaucoup de surprises, et à un moment il nous vient à l’idée que Keith est plus intéressé par la prime pour retrouver la femme de Selden que par Deborah elle-même. La réalisation est très bonne, très fluide, et Michael Gordon, bien secondé par le grand photographe Williams Daniels, impose un rythme soutenu. On note une excellente utilisation des décors naturels : d’abord évidemment l’usine de traitement du bois qui donne du corps aux espérances de Selden. Ensuite il y a les trains et les bus. Les premiers sont filmés à la manière d’Hitchcock, sans de longues diagonales et de travelling obliques. C’est plutôt filmé de face, avec de longs travellings arrière. Ça donne une idée de l’espérance de Deborah. Il y a beaucoup de maitrise dans la manière dont sont découpées les séquences dans les espaces étroits du bus ou du train. Gordon empruntera à Hitchcock également la scène de l’escalier de service, avec cette fausse spirale qui ne s’enroule pas tout à fait et qui signifie l’abîme. Il y a des contrastes surprenants, par exemple quand Selden et Deborah arrivent au chalet et qu’on le voit sous un angle bucolique qui semble annoncer une période de calme et de bonheur, et puis tout soudain on pénètre à la suite de Patricia dans une pièce assez obscure et légèrement délabrée qui annonce le drame. Le clou ce sera évidemment le final qui se passe dans les étages de l’usine où la mort rode à chaque pas.
Selden poursuit Derborah dans les escaliers
A mon sens, ce film ne serait pas aussi intéressant sans l’excellente prestation d’Ida Lupino dans le rôle de Deborah. Elle a beaucoup donné pour le film noir aussi bien en tant qu’actrice qu’en tant que réalisatrice. Malgré sa frèle carrure, elle arrive au fil de l’histoire à nous faire prendre conscience de sa force morale. C’est évidemment elle qui domine le film. Elle est présente de bout en bout. C’est sans doute sur le tournage qu’elle a rencontré son futur mari Howard Duff qui interprète le terne et irrésolu Keith Ramsey. Il n’est jamais très bon et peine à durcir son rôle. Son rival, Selden, est interprété par le très bon Stephen McNally dont le physique chafouin aide à se souvenir que cet homme ne peut être que mauvais ! Et puis il y a Peggy Dow qui tournera encore avec Howard Duff, mais qui arrêtera sa carrière cinématographique rapidement après avoir épousé un très riche pétrolier texan et avoir tourné aussi pour William Castle ! Elle est toujours en vie d’ailleurs au moment où j’écris ces lignes. C’est une très belle femme qui a une capacité étrange à prendre des postures de garce cruelle en tordant sa bouche avec un mauvais sourire, elle est très bien dans le rôle de Patricia Mohanan.
Keith amène Deborah au train
C’est donc un très bon suspense avec pas mal de traits originaux, de détails intéressants. Il y a une forme d’étrangeté dans cette fuite que Deborah n’arrive pas à prendre, comme si quelque chose la clouait au sol, la retenant de s’affranchir. Le rythme est très soutenu, l’incertitude au rendez-vous. La critique fut assez bonne et le public accueilli assez bien ce film. Sans être un énorme succès, le résultat fut satisfaisant. Ce n’est peut-être pas un chef-d’œuvre du film noir, mais c’est un très bon film. Le titre français, L’araignée, est assez incompréhensible, alors que le titre anglais, Woman in hiding, parle plutôt d’une femme qui se cache ou qui fuit. D’ailleurs elle changera de nom pour échapper aux poursuites.
Deborah échappe à la surveillance de Selden
Selden veut tuer Deborah en provoquant une chute mortelle
« La ville captive, The captive city, Robert Wise, 1952The man who cheated himself, Felix E. Feist, 1950 »
Tags : Michael Gordon, Ida Lupino, Steve McNally, Howard Duff, film noir
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