• Tueur à gages, This gun for hire, Frank Tuttle, 1942

     Tueur à gages, This gun for hire, Frank Tuttle, 1942

    Ce film est tourné, on oublie souvent de le dire, au tout début du cycle classique du film noir. Il est donc tout à fait logique de le considérer comme fondateur. Et cela est d’autant plus juste que ce film serait copié et plagié d’une manière ou d’une autre, pour le meilleur et pour le pire. Le samouraï de Jean-Pierre Melville lui doit énormément. Le scénario est adapté de A gun for sale, un roman de Graham Greene publié en 1936, et qui deviendra ensuite, succès du film oblige, This gun for hire. L’action du roman est située en Angleterre, et c’est en quelque sorte une rupture avec le roman policier anglais qui privilégie l’énigme et sa résolution sur les caractères et leurs motivations. Frank Tuttle qui a été le premier à adapter à l’écran The glass key en 1935, n’est pas n’importe qui, souvent oublié dans l’historiographie du film noir, il a développé des films très intéressants comme Gunman in the streets[1], en 1950, ou encore A cry in the night[2], avec le très bon Edmond O’Brien en 1956. Il tournera aussi Hell on Frisco bay en 1955 avec encore Alan Ladd et Edward G. Robinson. Il faut dire qu’il eut le malheur d’être mis sur la liste noire pour ses convictions politiques très à gauche. Mais Alan Ladd le soutiendra et produira même son dernier film, Island of Lost women en 1959. Pour moi il est à peu près certain que s’il n’avait pas connu les difficultés qu’on vient d’évoquer, il aurait fait une très grande carrière dans le film noir. même si les amateurs connaissent son importance, il n’est pas reconnu à sa juste valeur.

      Tueur à gages, This gun for hire, Frank Tuttle, 1942

    Raven est un homme solitaire qui exerce le métier de tueur à gages. Il a été engagé par Gates pour abattre un chimiste et pour récupérer la formule d’un gaz empoisonné. Il exécute son contrat. Mais Gates le paye avec des billets qu’il a signalés comme ayant été volés. Son but est de faire arrêter Raven afin qu’il ne parle pas. La police bientôt repère Raven à cause d’un billet qu’il a utilisé. Pendant ce temps là, Ellen Graham met au point un numéro de variétés où elle mèle les chansons et les tours de magie. Elle va justement être engagée par Gates. Mais elle est contacté par les services secrets qui veulent servir d’elle pour démasquer un réseau qui travaille pour l’étranger : Gates est soupcçonné. Elle accepte, et donc elle va se rendre à Los Angeles. Elle est fiancée avec Michael Crane, un policier de San Francisco qui enquête quant à lui sur Raven. Mais celui-ci lui échappe et se retrouve dans le train pour Los Angeles en même temps qu’Ellen ! Il tente de lui voler un billet de cinq dolalrs parce qu’il est fauché, mais Ellen s’en apperçoit. Tandis qu’ils dorment tous les deux, Gates qui a pris le même train les repère et envoie un télégramme pour que la police réceptionne Raven. Mais celui-ci va encore leur échapper, grâce à l’aide plus ou moins involontairfe d’Ellen. Gates va enleverf Ellen qu’il soupçonne d’être complice de Raven. Il la ficelle en bonne et dûe forme, et projette de la tuer. C’est sans compter sur Raven qui arrive et la délivre. Poursuivi par la police que Gates a prévenu, ils doivent fuir à nouveau. Ils vont se réfugiés dans un local désaffecté de la gare, attendant le jour. Mais la gare est cernée par la police. Une fois de plus Raven va s’échapper grâce à Ellen. Il va alors se diriger directement vers la société Nitro qui emploie Gates. Là il va faire signer une confession à Gates et à Brewster, son patron. La police intervient et Raven sera tué.

    Tueur à gages, This gun for hire, Frank Tuttle, 1942 

    Raven adore son petit chat 

    Le scénario est dû à Albert Matz et Willam Burnett, autant dire que ces deux auteurs ont minimisé l’histoire d’espionnage sous-jacente, et au contraire ont développé le personnage de Raven dans un sens très particulier et très ambigu. D’un côté nous avons le vieux Brewter, grand capitalste multimillionaire sans foi ni loi, qui n’a aucune excuse dans la conduite de ses crimes, et de l’autre Raven qui est devenu un tueur à gages par la force des choses, il a été en effet très maltraité dans son enfance, au point qu’il ne peut plus aimé une femme. Il essaiera d’éviter tout contact physique avec Ellen, alors même qu’il est attiré par elle. Mais Ellen est tout à fait ambigüe également, elle est officiellement fiancée au raide et insipide Michael. Et pourtant elle est attiré par la transgression : elle protège Raven plus qu’elle ne le devrait suivant la morale ordinaire, mais elle se joue régulièrement de tous les autres hommes, elle flirte avec l’immonde Gates soi-disant pour son amour de la patrie. On peut la soupçonner de trouver son intérêt dans ce rôle de prestigitatrice qui lui permet de masquer ce qu’elle ne veut pas qu’on voit. A partir de cette thématique,

     Tueur à gages, This gun for hire, Frank Tuttle, 1942 

    Dans l’escalier qui mène Raven chez le chimiste, il croise une fille handicapée

    Les possibilités de développer des figures nouvelles du film noir vont abonder. Figures qui seront reprises de nombreusees fois dans le film noir. Par exemple, quand Raven va tuer Baker, il croise une petite fille handicapée, c’est le seul témoin de son crime, il renoncera cependant à la tuer parce qu’il se reconnait en elle comme une vitime de la fatalité. Le grand immeuble qui représente la puissance du capitaliste Brewster, est presque le même que celui qu’on trouve dans The big clock de John Farrow qui date de 1949. Les possibilités d’utiliser les décors réels de la gare de Los Angeles sont très importantes, en effet, non seulement elles désignent la croisée des chemins, et les bifurcations labyrintiques qui accroissent l’aspect paranoïaque de l’ensemble, mais elles montrent aussi l’envers d’un décor bien connu des Américains, contrairement à la manière aseptisée d’Hitchcock qui filme une gare de carte postale dans Strangers in a train en 1951. On retrouvera tout ces éléments dans des films comme Union station de Rudolph Maté qui date de 1950, mais aussi bien plus tard dans Le samouraï. Il y a également la figure du méchant, le terrible Brewster, coincé dans son fauteuil à roulette et qui en veut au monde entier. On retrouvera cela très souvent ailleurs comme un élément de la duplicité, dans Key largo de John Huston en 1946, ou encore dans Kiss of death en 1947.

     Tueur à gages, This gun for hire, Frank Tuttle, 1942 

    Raven demande le paiement de son travail à Gates 

    Ce dernier film recycle aussi le rapport qu’entretient Raven avec son chat, dans l’attitude de Jeff avec son bouvreuil en cage. Quand Raven tue involontairement le petit chat qui miaule, cela annonce sa propre fin, comme quand Jeff trouve son oiseau mort. Evidemment le rapport que Raven – puis Jeff – entretient avec un animal faible renvoie à sa propre faiblesse, mais aussi à sa propre solitude. La thématique flirte aussi avec une approche presque psychanalytique du tueur à gages. Melville désignera cette psychologie comme une forme de schizophrénie dans Le samouraï. La longue confession de Raven à Ellen va dans ce sens. This gun for hire réutilise la figure du gros homme faussement bonasse, cette figure de Gates, malhonnête et lâche, c’est celle de Gutman interprété par Sydney Greenstreet dans The maltese falcon.

     Tueur à gages, This gun for hire, Frank Tuttle, 1942 

    Raven tente d’échapper à la police qui investit le garni 

    Cette densité thématique exceptionnelle donne des ailes à la réalisation de Frank Tuttle. Presque tous les codes du noir se retrouvent ici, les ombres portées, les escaliers, les trains, ou encore les rues sombres dans lesquelles il faut se cacher. Il y a une utilisation excellente des décors naturels, ce qui n’est pas encore en 1942 généralisé à l’ensemble des films noirs du cycle classique. Il est en avance, c’est à partir de 1948 et de Naked city de Jules Dassin que cela va être utilisé d’une façon de plus en plus systématique. Tuttle est donc là encore un pionnier. Il arrive à saisir le mouvement même dans des situations compliquées, par exemple lorsque Raven est poursuivi par la police et qu’il se fait tirer dessus. La caméra opère une sorte de travelling arrière rapide, mais le montage utilise également des plans d’ensemble photographié depuis la colline. Le travail de John Seitz sur la photographie est, comme le plus souvent, vraiment remarquable. Il est intéressant de voir qu’Alan Ladd est filmé comme s’il était plus grand que Veronica Lake, bien sûr Tuttle évite les plans en profondeur qui permettrait de voir la tricherie, car on remarque que quand il se trouve aux côtés de Laird Cregar justement dans des plans en pied, il fait 25 cm de moins que lui. Il y a aussi une attention particulière donnée aux regards, celui de Veronica Lake bien sûr, très expressif, lumineux, mais aussi celui d’Alan Ladd qui change en fonction des situations ou des personnes en face de qui il se trouve : dur et sans pitiés face à Gates, finalement plus tendre envers Ellen quand il s’est apprivoisé.                

     Tueur à gages, This gun for hire, Frank Tuttle, 1942

    Dans le train pour Los Angeles Raven rencontre Ellen 

    La distribution est exceptionnelle. Il s’agissait du premier rôle important d’un débutant nommé Alan Ladd, on l’avait vu auparavant seulement dans des rôles minuscules, notamment chez Orson Welles dans Citizen Kane. Alors qu’il n’a que le troisième rôle en importance au générique, c’est lui qui va voler la vedette à tous les autres acteurs. Ce film va faire de lui une icone du film noir. Son film suivant sera l’adaptation du chef d’œuvre de Dashiell Hammett, The glass key. Sa popularité allait devenir immense, il enchainera les succès aussi bien dans le film noir que dans le western ou le film d’aventure. Bien que son physique soit celui d’un homme faible, il était petit de taille, assez étroit d’épaules, il en impose par sa froideur et par sa présence. Sans doute que dans le film This gun for hire, il peut se permettre de jouer de l’opposition entre son rôle dur de tueur taciturne, et de son visage lisse aux traits fins, une gueule d’ange. C’est aussi sur cette opposition que Melville jouera avec Alain Delon dans Le samouraï. Mais sans doute aussi qu’Alan Ladd est d’autant plus éclatant qu’il est associé avec Veronica Lake. Rapidement ils vont former un couple glamour à succès – bien qu’il ne semble pas qu’il y ait eu une aventure entre eux. Ils tourneront encore ensemble, The glass key l’année suivante, puis The blue dalhia en 1946, sur un scénario de Raymond Chandler et enfin Saïgon en 1948. Dans This gun for hire, Veronica Lake est l’exact opposé d’Alan Ladd, elle parle beaucoup, elle est pleine d’empathie pour tout le monde, et plus encore pour Raven qu’elle tente de sauver. Elle est là pour réchauffer ce glaçon de Raven qui ne semble penser qu’à son chat. Elle tournera encore avec Frank Tuttle The hour before the dawn en 1944, puis elle se mariera avec André De Thot, mais elle aura une vie personnelle des plus compliquée et décédera à 50 ans d’une cirrhose du foie. A côté de ce couple mythique, Robert Preston fait pâle figure, ou plutôt il a l’air démodé. Je ne sais pas si c’est voulu, mais il est insignifiant. Laird Cregard dans le rôle de Gates qui mange des chocolats à la menthe, est excellent, comme toujours. Terminons cette recension des interprètes en soulignant le choix judicieux de Tully Marshall dans le rôle de Brewster.

     Tueur à gages, This gun for hire, Frank Tuttle, 1942 

    Ellen et Raven se sont réfugiés pour la nuit dans un wagon 

    Film noir phare, il sera reconnu comme tel, non seulement par Melville, mais aussi par John Boorman dans Point blank[3], non seulement son film reprendra la logique de l’obstination morbide de Raven en la transférant sur Walker – cet homme qui sans relâche traque ceux qui lui ont volé son argent – mais en réutilisant le nom de Brewster pour le chef de l’organisation. Il va de soi que ce film est de première importance dans le développement de l’esthétique et de la thématique du film noir, mais qu’en outre on y prend un plaisir toujours renouvelé à le revoir. Ce film aura plusieurs remakes, sans parler des inspirations qu’il a suscitées : A short cut to the hell, réalisé en 1957 par James Cagney lui-même et This gun for hire réalisé en 1990 par l’obscur Lou Antonio pour la télévision, avec Robert Wagner. Le film de Frank Tuttle a été très bien accueilli par la critique et le public a suivi, avant même que ce film au cours de ses ressorties et ses rééditions en supports numériques, ne devienne un film culte.

     Tueur à gages, This gun for hire, Frank Tuttle, 1942 

    La police cerne les lieux

     Tueur à gages, This gun for hire, Frank Tuttle, 1942 

    Raven saute dans un train depuis le pont



    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/le-traque-gunman-in-the-streets-frank-tuttle-1950-a117644866 

    [2] http://alexandreclement.eklablog.com/a-cry-in-the-night-frank-tuttle-1956-a131693342 

    [3] http://alexandreclement.eklablog.com/le-point-de-non-retour-point-blank-john-boorman-1967-a132676700 

    « Echec au Hold-up, Appointment with danger, Lewis Allen, 1950A deux pas de l’enfer, Short cut to the hell, James Cagney, 1957 »
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