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Au Royaume des cieux, Julien Duvivier, 1949
Julien Duvivier était infatigable. Il tournait beaucoup et ne s’appesantissait pas sur ses déboires. Entre deux films noirs, il s’en était allé tourner en Angleterre un Anna Karenine avec un budget cossu et des acteurs renommés. Mais cette adaptation de Tolstoï a été très difficile, notamment à cause de la lourdeur du projet, des exigences d’Alexandre Korda et de Vivien Leigh qui tombait malade pour un oui ou pour un non et qui était aussi très capricieuse. Si le succès commercial fut suffisant pour couvrir les frais, Duvivier n’en retira rien sur le plan artistique. Dans la foulée, il va se lancer dans la réalisation d’un film moins lourd sur le plan budgétaire : Au royaume des cieux, inaugurant toute une série de films sur une jeunesse d’après guerre en déshérence et plus particulièrement sur les jeunes filles laissées à l’abandon. Dans les années quarante on se préoccupe en effet de la jeunesse qui pourrait mal tourner, comme une ultime séquelle de la guerre et de la Libération. En 1941 Louis Daquin avait tourné un film dédié à l’enfance abandonnée, Nous les gosses, avec un très grand succès. La mode reviendra vers la fin des années cinquante avec Rebel without cause de Nicholas Ray en 1955, ou Les tricheurs de Marcel Carné en 1958, pour ne citer que les deux films les plus emblématiques de cette veine. Sur ce projet, Duvivier a travaillé seul, c’est son projet, il a écrit le scénario et s’est adjoint Henri Jeanson pour les dialogues. Mais son idée est d’intégrer une nouvelle génération d’acteurs, à cette époque, seuls Serge Reggiani et Suzy Prim sont connus et encore ce ne sont pas des vedettes de premier plan. On dit que le sujet avait été envisagé à la même époque par Marcel Carné et devait s’appeler La fleur de l’âge[1]. Il se rattrapera par la suite avec Les tricheurs et Terrain vague, sur le thème de la jeunesse perdue. Le film de Duvivier est mal aimé, considéré comme daté. Et mêmes les défenseurs du réalisateur ne le considèrent que comme une sorte de parenthèse. Et pourtant, malgré ses défauts, il est très représentatif de ce qu’était Duvivier et sa manière de voir le monde. C’est à mon sens un des films à redécouvrir car il ne manque pas de qualités et d’intérêt, même si par ailleurs il a beaucoup de défauts.
Maria est emmenée par les gendarmes à la maison de redressement
La jeune Maria Lambert, une orpheline, est conduite par les gendarmes dans une maison de redressement pour jeunes filles au bord de la Loire. La maison est dirigée par la débonnaire Madame Bardin. Mais celle-ci décède soudainement d’une crise cardiaque et va être remplacée par la sinistre Mademoiselle Chamblas, une vieille fille aigrie qui cherche à jouir de son nouveau pouvoir. Elle va commencer à s’en prendre à Maria qu’elle boucle au cachot. Mais peu à peu Maria va se faire apprécier, après des débuts un peu difficiles par les autres filles parce qu’elle parle de son amoureux, Pierre, qui va venir la faire évader. Mademoiselle Chamblas est secondée par Mademoiselle Guérande qui tente de freiner les velléités répressives de sa supérieure. Cependant Pierre arrive non loin de là pour réparer l’électricité du bistrot de Baratier. A cette occasion il va rencontrer la jeune Gaby qui lui parle de Maria et à qui il donne une lettre. Malgré la dureté des conditions imposées, Maria garde l’espoir et croit que l’amour la sauvera de ce piège. Tandis que Pierre s’approche de la maison de redressement et finit par voir Maria, Mademoiselle Guérande a une violente dispute avec Mademoiselle Chamblas à propos de la messe de Noël. Grâce aussi à l’intervention de l’aumônier, elle obtient que les filles puissent finalement aller à la messe. A l’église, Pierre retrouve Maria. Mais la Loire est encore montée et l’église se trouve inondée. Dans la panique qui s’ensuit, Pierre emmène Maria qui ne voulait plus partir de peur de causer du tort à Mademoiselle Guérande. Mais finalement ils s’en vont. Les filles vont rejoindre la maison de redressement où Mademoiselle Chamblas appelle les gendarmes pour rechercher Maria et une autre fille qui en a profité pour se suicider. Les deux jeunes amants fuient difficilement, les routes sont coupées et les gendarmes les guettent. Pendant ce temps les filles vont se rebeller. La cause de cette rébellion est la découverte du corps noyé de leur camarade. Elles menacent de faire la peau de Mademoiselle Chamblas qui s’enferme dans son bureau. Mademoiselle Guérande intervient pour éviter le pire. La directrice de la maison de redressement finit par sortir, mais c’est pour être agressée par les chiens qui rodent. Malgré les difficultés, Pierre va arriver à transporter Maria de l’autre côté de la Loire, tandis que Mademoiselle Guérande prend le pouvoir pour retrouver un semblant d’harmonie.
Mademoiselle Chamblas a remplacé Madame Bardin
C’est à la vérité un film très étrange avec beaucoup de choses, peut-être trop. Il y a bien sûr le drame de ces deux jeunes gens, orphelins tous les deux, qui ne peuvent compter que l’un sur l’autre et qui ne peuvent vivre dans l’éloignement. Pierre fera tout pour faire évader Maria et Maria attend sereinement sa venue. Cela l’aide à supporter la dureté de l’institution où elle est enfermée. C’est l’aspect romantique si on veut. Cependant cette relation amoureuse a une autre fonction, elle permet à Maria de porter auprès des autres jeunes filles un message d’espoir. Si au début elle est assez mal accueillie, son histoire avec Pierre qu’elle raconte volontiers la pose aux yeux des autres qui vont se montrer très solidaires et tout faire pour la protéger. L’amour, même si il est fantasmé, est le véhicule de la rédemption. Ces filles-là sont des dures, elles viennent de la rue, mais en écoutant Maria elle se révèlent pour ce qu’elles sont, des âmes simples et bonnes qui ont beaucoup souffert et qu’on peut encore sauver de la prostitution et de la délinquance. Il y a donc deux histoires, la première est celle de Pierre et de Maria, et la seconde celle de ces filles un peu perdues dans une maison de redressement qui n’est pas très drôle. Les deux histoires existent cependant dans l’opposition à l’institution bornée et sans cœur qui en appliquant le règlement finit par jouer un rôle destructeur. Duvivier aime les histoires d’amitié et de solidarité. Ces moments où le groupe devient bien plus que la somme de ses composantes. Il l’a dit et répété.
Les filles racontent leur expérience avec les hommes
Les difficultés viennent de l’institution. Dans un premier temps celle-ci est dirigée par Madame Bardin que toutes les filles apprécient et respectent. Mais lorsqu’elle meurt, la maison de redressement tombe entre les mains d’une vieille fille aigrie qui s’applique à martyriser ses jeunes pensionnaires. Elle commence par se choisir Maria comme tête de turc, puis, ivre de son pouvoir elle va affronter toute la meute jusqu’au jour où bien sûr la révolte la renversera. Quel que soit le caractère de Mademoiselle Chamblas qui est détestable et sournois, ce qui est en cause c’est l’aveuglement de l’institution. Elle est désignée directrice que par un simple coup de téléphone, de loin, avec indifférence. Les contrepoids à son autorité sont très faibles, un peu le curé, puis Mademoiselle Guérande qui va au fil du temps construire sa rébellion et s’émanciper. Il est vrai qu’à cette époque la hiérarchie était rarement contestée, il y a vait une rigidité sociale qui l’empêchait. Mademoiselle Guérande est hésitante, elle culpabilise de remettre en cause un ordre conventionnel. Pour bien comprendre ce qui se passe, il faut se souvenir que les maisons de redressement sont à cette époque le plus souvent sous la tutelle de l’Eglise, celle-ci est omniprésente. L’institution est partagée, tandis que l’Etat assure l’autorité matérielle, l’Eglise en consolide l’autorité morale. Il y a quelques mois, j’avais parlé d’un film de Guy Lefranc que j’aime beaucoup, La moucharde. Son héroïne sortait directement d’une maison semblable[2]. Les jeunes générations ne peuvent pas tout à fait comprendre cet enfermement parce qu’il n’existe plus, mais c’est aussi ce type d’enfermement qui a donné naissance si je puis dire à l’écrivain Albertine Sarrazin, auteur hélas trop oubliée aujourd’hui mais qui décrivait des ambiances très proches de ce film.
L’aumônier Antonin calme les velléités punitives de Mademoiselle Chamblas
Duvivier analyse donc un groupe de jeunes filles plus ou moins émancipées, il les décrit dans leur promiscuité un peu sulfureuse. Et c’est cette promiscuité qui émoustille Mademoiselle Chamblas qui va se révéler face à Maria sur laquelle elle saute comme pour la violer, la déshabillant, dévoilant son sein. Dans ce moment on comprend que l’autorité de Mademoiselle Chamblas est aussi une pulsion sexuelle inassouvie. Beaucoup ont déploré que cet aspect n’ait pas été assez développé. Mais c’est oublié ce qu’est la censure de la fin des années quarante. Que ce soit au cinéma ou dans l’édition la censure sévit, et il est difficile d’exprimer un discours sur la sexualité des jeunes filles. Duvivier le fait d’une manière détournée par exemple quand il fait parler les filles de leur expérience avec les hommes. C’est très audacieux pour l’époque de parler des désirs sexuels des toutes jeunes filles autrement que comme une perversion. D’ailleurs ici la perversion sexuelle se trouve plutôt du côté de l’institution, c’est-à-dire du côté de Mademoiselle Chamblas. Quand Dédé la délurée explique comment elle dépouillait les hommes qui prétendaient abuser d’elle, elle ne fait que montrer le danger qui guette ces très jeunes filles lorsqu’elles sont livrées à elle-même, c’est-à-dire à la rue. Certains ont trouvé les dialogues de Jeanson trop lourds, mais ils sont cependant nécessaires pour expliquer de désarroi et la nécessité de se défendre contre les prédateurs en tout genre.
Mademoiselle Chamblas veut soumettre Maria
Duvivier a choisi un décor où l’eau joue un rôle décisif. La pluie continuelle va faire déborder le fleuve et tour emporter avec elle, y compris l’église. C’est bien évidemment une référence au Déluge. L’image des barques évacuant les villages ou prenant en charge les rescapées de l’inondation de l’église sont édifiantes, elles viennent en contrepoint de la dévastation engendrée par les eaux ! L’effondrement des routes et des ponts, la destruction de l’église qui est tout soudain vide. Car si Duvivier était athée, il n’en avait pas moins reçu une éducation religieuse. L’eau emporte donc cette société mal foutue et coupable de son désintérêt pour les plus jeunes. Camille qui joue les anarchistes, met en difficulté l’aumônier, er elle se noiera volontairement pour expier les péchés de son père qui l’a reniée. Mais l’eau c’est aussi le moyen pour Pierre de rejoindre Maria, l’inondation réunit les amants. La dernière image c’est Pierre qui semble marcher sur l’eau et qui porte dans ses bras Maria. La fin est relativement ouverte, si Mademoiselle Guérande nous dit que Maria et Pierre s’en sortiront, on peut penser aussi à une issue plus incertaine car Maria est malade et Pierre ne peut pas vivre sans elle.
Les filles vont à la messe tandis que l’eau monte encore
En vérité le problème de ce film c’est la mise en scène, non pas en ce qui concerne le travail de Duvivier, mais dans le fait que l’histoire en étant trop éclatée finit par apparaître décousue, comme si Duvivier avait du mal à réunir à la fois l’histoire de Pierre et de Maria et celle de ces jeunes filles perdues. Il y a de très belles séquences, l’arrivée de Maria à la maison de redressement. Evidemment les séquences des évacuations des populations inondées. Duvivier utilise toutes les ressources d’un paysage noyée dans l’eau, le brouillard, la perte de repère dans la disparition des routes. Mais on se rend compte aussi que Duvivier était très doué pour les scènes d’action. La bagarre des filles entre Dédé et Margot au milieu de la lingerie est une leçon de cinéma, non seulement le montage est très rythmé, mais Duvivier utilise l’espace dans lequel elles évoluent comme il sait très bien le faire, en hauteur. D’une manière symétrique, la révolte contre Mademoiselle Chamblas est très bien menée, on va voir un cercle qui commence à s’animer avec des frappements de pieds de plus en plus soutenus, puis ce cercle qui se referme sur leur tortionnaire, avec en son centre le corps de la jeune Camille exposée sur une table. La photo de Victor Arménise est impeccable. Il y a aussi ce passage de Pierre dans le bistrot de Baratier où on s’attarde sur les gestes du quotidien, le ragout qui cuit, le travail d’électricien de Pierre, le camionneur, etc. on remarque que non seulement Duvivier multiplie de façon surprenante les plongées et les contre-plongées, mais qu’en outre il maîtrise parfaitement la profondeur de champ. Les jeux des lumières et des ombres fuyantes dans les couloirs nous rappelle qu’il a fait aussi ses classes aux Etats-Unis, et qu’il a beaucoup appris finalement d’Orson Welles. Ce qui le fait paraître plus moderne qu’on ne le croit généralement. On regrette tout de même la multiplication des gros plans bref et saccadés pour décrire l’état de nerfs des jeunes filles, on préférera les scènes de groupe dans lesquelles Duvivier excelle à composer des images pleines de sensualité.
Pierre et Maria se sont réfugiés dans le clocher
La distribution des rôles est plus problématique. Suzy Prim dans le rôle de la tortionnaire Mademoiselle Chamblas en fait des tonnes, c’est très théâtral. Ce qui se comprend sur une scène de théâtre passe moins au cinéma où le son, puis la possibilité pour le réalisateur de se rapprocher ou de s’éloigner de ses personnages permet plus de subtilité. Serge Reggiani est un peu absent dans le rôle de Pierre, il manque d’épaules on pourrait dire, mais il a ce côté populaire, marqué par la vie, qui peut convenir au rôle. Suzanne Cloutier dans le rôle de Maria est un peu fade et garde un côté ahuri qui ne convient pas vraiment. Néanmoins elle sera remarquée par Orson Welles qui lui signera un contrat et la fera tourner dans Othello. A la suite de ce film, Carné aussi l’embauchera pour Juliette ou la clé des songes qui sera un bide complet. Mariée ensuite à Peter Ustinov, elle ne fera pas une grande carrière. Les autres rôles sont plus intéressants. D’abord il y a l’excellente Christiane Lénier dans le rôle de Dédée. Elle joue parfaitement de son physique un peu bizarre qui va bien avec la violence contenue du rôle. Nadine Basile dans le rôle de la fidèle Gaby est également très bien. Un œil attentif reconnaitra Juliette Gréco dans le rôle très minuscule de Rachel. Les jeunes filles sont choisies essentiellement pour leur physique marqué par la vie malgré leur jeune âge. Dans le rôle de Baratier on retrouve Max Dalban. Le film prétendait présenter une dizaine de futures vedettes, mais en réalité peu d’entre elles feront une grande carrière.
Après le suicide Camille, la révolte gronde
Ce film qui a eu une critique déplorable à sa sortie, a été cependant un succès commercial important. Mais de génération en génération, les critiques ont reproduit sans trop y regarder les mêmes aigreurs à l’endroit de Duvivier, le trouvant trop larmoyant, voire clérical. Même si ce film n’est pas parfait, il a beaucoup de qualité aussi bien pour son esthétique singulière que pour ses qualités de cœur. Peut-être au fond est il le plus représentatif de ce qu’était Duvivier dans son intimité. En tous les cas il mérite d’être vu tant il est représentatif d’une époque maintenant oubliée. Si ce n’est pas un pur film noir, sans doute à cause de son manque d’ambiguïté et de cynisme, il dépasse le simple drame, principalement dans la manière d’être traité.
Mademoiselle Chamblas s’enfuit en courant
Pierre traverse la Loire en portant Maria dans ses bras
Tags : Julien Duvivier, film noir, Serge Reggiani, Suzy Prim, Monique Melinand, jeunesse
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Commentaires
Quelques critiques d'époque :
https://www.cinematheque.fr/sites-documentaires/duvivier/filmo/roycieux.htm
Et à propos de Gréco, comme l'a chanté Nicolas Peyrac, "Juliette avait encore son nez"...
Critiques fort intéressantes en effet.
Les communistes n'aimaient pas Duvivier et ils avaient tenté de le marginaliser à la Libération.