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Benoît Tadié, Front criminel, une histoire du polar américain, PUF, 2018.
Une guerre de classes dans la culture
Benoît Tadié avait déjà écrit un ouvrage très intéressant sur le roman noir américain, Le polar américain, la modernité et le mal[1]. Il en produit un autre un peu sur le même thème, avec cependant un changement d’outillage et d’angle. Il va partir de la matrice de l’émergence d’une littérature populaire, prolétarienne par certains aspects, telle qu’elle apparait dans les pulps comme le célèbre Black mask par exemple. Pour lui c’est une littérature faite pour les pauvres et fabriquée par des auteurs issus des basses classes, le plus souvent autodidactes. Ensuite il va montrer à partir de quelques auteurs emblématiques comment le polar américain va se transformer en changeant de thématique. Il se dessine alors une guerre culturelle entre les auteurs marginaux des polars et le courant dominant qui va n’en faire plus qu’un véhicule pour le commerce.
L’ouvrage utilise des références nombreuses et variées qui ne sont pas si facile que ça d’accès, notamment en ce qui concerne les nouvelles des tout premiers auteurs de polar publiées dans les pulps. Une idée intéressante est en quelque sorte le nomadisme du roman noir, nomadisme qui épouse la transformation économique de la nation et l’entraine toujours plus vers la corruption et le consumérisme. Tadié va montrer par exemple que le polar passe de New York et Chicago à Los Angeles comme emblème de la ville du mal, en même temps que le cinéma l’investit et s’en sert pour nourrir son propre commerce. On passerait ainsi de Hammett à Chandler par exemple.
La thèse est intéressante, quoique très imprécise. D’abord parce que le polar newyorkais a toujours continué de cohabiter avec le polar de Los Angeles, ensuite parce que le polar le plus sulfureux se passe à San Francisco, ville mis en scène par Dashiell Hammett par exemple, mais ville rebelle et prolétaire. Ensuite parce qu’il tente de faire croire que le polar est la production particulière des immigrés ou des minorités. Il tord ainsi l’habituelle vision qu’on a du polar comme un reflet plus ou moins précis de la lutte des classes, vers le développement des minorités dans leur affirmation. Il se demande pourquoi finalement il n’y a pas eu plus d’ouvrages noirs écrits par des femmes ou par des afro-américains. On notera que le polar américain développe le thème des minorités sexuelles ou raciales à partir du moment où il cesse d’être massivement lu par les classes prolétaires, à partir du moment où il agonise, comme un ultime sursaut, mais on sait que le thème des minorités est un combat qui se développe lorsque le mouvement social contestataire s’affadit, lorsque le polar n’est plus populaire. Manchette avait une vision plus charpentée du polar, quoique parfois un peu outrancière. Pour lui si ce genre de littérature se développait dans les années vingt, c’était une sorte de compensation de la lutte des classes qui avait vu la défaite sanglante du prolétariat. Cette manière d’intervenir sur la scène publique étant en quelque sorte l’aveu de l’impuissance du mouvement ouvrier à construire le socialisme. Tadié développe la thèse radicalement inverse : pour lui c’est la preuve au contraire d’une offensive de la classe prolétarienne. L’approche de Jean-Pierre Manchette me semble plus juste, bien qu’il semble toujours délicat de désigner des coupures trop nettes en matière de production culturelle[2]. En quelque sorte Tadié projette son propre combat de la défense des minorités sur une époque où cette question ne se posait sûrement pas en ces termes. Cependant cette vision rentre en contradiction avec ce qui se passe après 1945 et que Tadié appelle la normalisation dans la guerre de la culture. En vérité le New Deal est passé par là, non seulement il a remis l’économie américaine sur la voie de la prospérité, mais il a encouragé ouvertement l’émergence de cette littérature en rupture en finançant des auteurs comme Jim Thompson, mais aussi John Dos Passos ou Richard Wright par exemple à travers le FWP (Federal Writers’ Project) mis en place dès 1935[3]. En donnant la parole au peuple, aussi bien à travers le récit des anciens esclaves que des enquêtes sur la profondeur des failles sociales du système social américain, le FWP a préparé au fond la reconnaissance ultérieure du roman noir comme une forme majeure de la littérature contemporaine.
L’évolution économique et le polar
L’ouvrage de Benoît Tadié est remarquablement étayé par une connaissance pointue de ces œuvres underground dont la plupart ne sont pas connus chez nous, mais qui ont forcément joué un rôle décisif dans l’augmentation du niveau de capital humain. La lecture se développe rapidement entre les deux guerres, et les Etats-Unis vont devenir le pays où le niveau d’éducation est le plus élevé du monde. On pourrait d’ailleurs se demander comment s’articule un savoir académique et une production d’œuvres en rupture avec cet académisme. Tadié articule aussi de manière plutôt convaincante la transformation d’une littérature populaire avec la transformation du monde de l’édition qui fait sortir la vente de livres des librairies pour se propulser dans les drugstores et les kiosques à journaux ou les halls de gare – c’est cette voie que suivra d’ailleurs avec beaucoup de succès le Fleuve noir en France – en même temps on passe du hardcover au paperback, au fur et à mesure que le marché se démocratise et d’élargit. Ce sont plusieurs centaines de millions d’exemplaires qui se vendent tous les ans sous des couvertures très criardes dont a apprécié plus tard la qualité artistique comme une forme tout à fait nouvelle, mais qu’à l’époque on trouvait vulgaire et racoleuse. Les éditeurs vont chercher leur public où il se trouve. Tadié dessine ainsi un paysage chaotique où se mêle la volonté de récupération d’une littérature populaire à sa transformation qui s’articule sur des comics. En tous les cas c’est un paysage littéraire qui va être bouleversé par l’émergence du roman noir, et ce bouleversement sera célébré plus tard, à la fin des années soixante au moment où le contrôle sur la culture va se relâcher, notamment avec l’abandon des listes noirs de l’HUAC.
Egalement il cite des auteurs très intéressants, souvent proches ou venant de la littérature prolétarienne qui font passer des idées subversives en contrebande, ce qui renforce cette idée du développement du polar comme le véhicule de la démocratisation du pays. Si on voit facilement en quoi David Goodis ou Dashiell Hammett peuvent être rangés dans ce genre-là, c’est tout de même un peu plus compliqué pour Cornell Wollrich, alias William Irish. Encore que Goodis après avoir été très marqué à gauche dans ses nouvelles ait évolué vers une littérature moins engagée, plus acceptable.
Si on comprend bien, les auteurs de polars américains, se divisent en trois groupes : ceux qui s’en servent d’un véhicule pour transmettre des idées subversives et qui savent très bien ce qu’ils font, comme David Goodis première manière, Dashiell Hammet ou Sam Ross et Jim Thompson, ceux qui ensuite développent des idées subversives mais sans forcément articuler cette critique sociale sur un objectif et une théorie politique très claire et affirmé, comme James M. Cain ou William Burnett et enfin ceux qui suivent le mouvement, ou au contraire ceux qui même vont retourner la littérature populaire contre son véritable public en véhiculant des idées « fascisantes » dans le cadre de la Guerre froide comme le sinistre Mickey Spilanne par exemple dont les ouvrages se vendent par millions et dont le héros, Mike Hammer fut aussi l’objet de comics. Si Mickey Spillane détourne le « noir », son ouvrage Kiss me deadly a lui-même été détourné malicieusement par Robert Aldrich dans un film célèbre qui développe des idées antimilitaristes au moment où on craint qu’une guerre nucléaire n’éclate. Mais pourquoi les livres si mal écrits et si réactionnaires de Mike Hammer se vendent-ils si bien ? Tadié n’a pas la réponse. Moi non plus d’ailleurs.
Malgré tout, on reste un peu sur notre faim car les auteurs de polars les plus noirs et les plus critiques vis-à-vis du modèle américain ne sont pas ceux qui se vendent le mieux. Autrement dit se servir de la littérature policière pour avancer des idées radicales comme on dit aujourd’hui n’est pas forcément simple. Jim Thompson ne sera jamais un auteur très lu, même si ses tirages n’ont jamais été confidentiels – Mickey Spillane atteindra plus facilement le lectorat prolétarien que lui. Il aurait été également intéressant de mesurer, même grossièrement, le poids des auteurs radicaux dans le total des écrivains de polar. On notera tout de même que les auteurs les plus radicaux sont aussi ceux qui semblent avoir le mieux résisté à l’usure du temps, non seulement par leur thématique, mais par leur esthétique. Il est clair que les auteurs de romans noirs ont réinventé un style en fonction de leur objectif, rapidité d’écriture, dialogues importés de la rue, sobriété dans les descriptions.
Ruptures
L’émergence et le développement du polar américain sous la forme de romans peu onéreux et largement diffusés s’identifie avec un processus de démocratisation sociale et culturelle qui vise l’égalité. Pour cette raison, il est représenté par des groupes d’auteurs en ruptures qui émergent avec chaque conflit militaire. Les premiers auteurs de pulps sont issus de la Première Guerre mondiale. La seconde vague est emmenée par des auteurs qui auront participé à la Seconde Guerre mondiale. Bien évidemment entre les deux, il y a le New Deal qui lance un vaste programme de soutien aux écrivains – Jim Thompson sera l’un d’eux d’ailleurs. Les choses changent avec la Guerre du Vietnam. Si ce sujet est important pour les nouveaux auteurs des années soixante-dix, la plupart n’y ont pas participé, mais au contraire ils ont été marqués par le vaste mouvement de contestation de cet engagement militaire qui se soldera par une évacuation piteuse de ce pays. En tant que mouvement collectif et démocratique, Tadié avance que le polar américain agonise à la fin des années soixante. Une des raisons à cela est l’envahissement de la télévision comme loisir principal, ce qui peut paraître évident. A partir de ce moment-là le polar va devenir un genre accepté comme une fraction de la littérature bourgeoise, il va devenir respectable si on veut. Les ouvrages vont devenir plus épais – James Ellroy pond des ouvrages qui flirtent avec les milles pages, mais aussi avec l’ennui. Il ressort de tout cela que le polar américain a connu un cycle classique qui va de 1920 à 1950 (1960 pour Benoit Tadié) et que ce cycle correspond aussi au cycle classique du film noir avec un petit décalage dans le temps. On passe du livre à l’image animée pour donner au cinéma – notamment au cinéma parlant – de nouveaux sujets à un public qui va s’élargir continument. En se saisissant du roman noir, le cinéma va l’affadir et en faire un objet de vindicte de la part des censeurs de l’HUAC qui vont s’acharner dessus pour détruire le film noir, l’ayant identifié clairement comme le véhicule de la subversion à travers la démocratisation du savoir.
On peut trouver que l’ouvrage part un peu dans tous les sens – par exemple il y a une longue et belle étude sur Jim Thompson qui semble être l’auteur préféré de Tadié, mais elle se trouve en décalage avec l’ensemble du récit – on a souvent l’impression d’une addition savante d’études réalisées à d’autres occasions. Tadié aurait pu peut-être aussi développer les liens qu’il y a entre la littérature noire et le cinéma. A mon sens Charles Williams aussi aurait mérité un meilleur traitement, en effet cet auteur reconsidère la place de la femme dans la société, que ce soit dans les campagnes[4] ou à la ville d’ailleurs[5], et il fait émerger une préoccupation nouvelle pour le sexe : si cette préoccupation se trouve aussi chez Jim Thompson, chez Charles Williams elle est traitée de façon plus directe et moins maladive. Un des aspects sur lequel il aurait peut-être pu mettre l’accent, c’est cette manière propre au roman noir américain d’utiliser un humour très particulier qui démonte les certitudes les mieux ancrées en ce qui concerne l’american way of life. Cette causticité qui évite de se prendre au sérieux ou de sombrer dans le pathétique accroît la force critique. Mais je comprends bien que Tadié a dû faire des choix. L’ensemble reste passionnant et donne une grande quantité d’informations sur notre domaine favori. Il n’a pas son équivalent en France et comble ainsi un manque.
[1] http://alexandreclement.eklablog.com/benoit-tadie-le-polar-americain-la-modernite-et-le-mal-puf-2006-a114845060
[2] Les yeux de la momie, Rivages, 1997.
[3] Jerre Mangione, The dream and the deal, The Federal Writers‘ project, 1935-1943, Little Brown, 1972. Voir aussi http://balises.bpi.fr/litterature/le-new-deal-et-la-litterature
[4] Hill girl, 1951, traduit en français par La fille des collines, Rivages, 1986.
[5] Talk of the town, 1958, traduit en français par Celle qu’on montre du doigt, Série noire, Gallimard, 1959.
« L’homme léopard, The leopard man, Jacques Tourneur, 1943Symphonie pour un massacre, Jacques Deray, 1963 »
Tags : Benoît Tadié, romans noirs, littérature prolétarienne
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