• Symphonie pour un massacre, Jacques Deray, 1963

     Symphonie pour un massacre, Jacques Deray, 1963

    C’est un des rares films de Jacques Deray, avec L’homme de Marrakech, qui était invisible depuis longtemps. Et le voilà enfin disponible dans une excellente version Blu ray. C’est un petit évènement à la fois pour ceux qui considèrent que Jacques Deray est un cinéaste sous-estimé, mais aussi pour ceux qui considèrent que José Giovanni a apporté énormément dans le développement du film noir à la française. Ce film vient après Du rififi à Tokyo qui était déjà une adaptation de José Giovanni d’un roman d’Auguste Le Breton. Mais il précède aussi Par un beau matin d’été, une adaptation d’un ouvrage de James Hadley Chase avec Jean-Paul Belmondo. Ce dernier film qui a eu pourtant un joli succès à sa sortie reste assez méconnu. C’est aussi un film noir, avec des moyens plus importants et qui va permettre à Jacques Deray de changer de catégorie. Il est tiré d’un roman, Les mystifiés, d’Alain Reynaud-Fourton, publié à la Série noire et qui a eu un très bon succès, au point d’être traduit et réédité aux Etats-Unis. Alain Reynaud-Fourton reste assez peu connu. En dehors de quelques pièces de théâtre à succès, on lui doit deux autres romans dont un autre à la Série noire, La balade des vendus.  

    Symphonie pour un massacre, Jacques Deray, 1963

    Cinq truands chevronnés et relativement riches s’associent pour acheter de la drogue à un nommé Cerutti. Il faut cependant rassembler une très grosse somme et aller chercher le produit à Marseille. Il y a là Paoli qui fait office de chef de gang, Valoti qui dirige un bar de nuit prospère, Clavet qui gère un cercle de jeu en difficulté dans lequel sont associés aussi Valoti et Jabeke. Celui-ci a aussi la particularité d’avoir fait de la femme de Valoti sa maitresse. Et puis il y a Moreau, c’est lui qui sera chargé de transporter les fonds. En attendant il faut réunir les fonds. Clavet qui a des problèmes d’argent achète des faux dollars pour couvrir sa mise. Jabeke a alors l’idée de voler la somme réunie par les truands. Il imagine un scénario assez compliqué : il se construit un alibi à Bruxelles, prend un train à Lyon, revient à Paris et embarque dans le même train que Moreau. Pour pas qu’on le reconnaisse, il s’est affublé d’une perruque, d’une moustache postiche et de lunettes. Mais quand il va vouloir dérober la valise pleine d’argent, Moreau se réveille. Une sourde lutte va s’engager et Moreau va mourir. Pour s’en débarrasser, Jabeke le jette par la fenêtre. Puis, à Lyon il récupère sa voiture et retourne à Bruxelles. Rapidement les membres du gang vont savoir que Moreau s’est fait repasser. Paoli appelle Jabeke à Bruxelles et lui demande de rentrer. Lorsqu’il arrive, Jabeke va cependant se vendre à Paoli : en effet en parlant il montre qu’il savait que Paoli avait accompagné Moreau à la gare. Jabeke tue alors Paoli. Il sort par la porte de service, alors que Calvet et Valoti attende devant l’immeuble. Il les rejoint et monte avec eux chez Paoli pour constater le décès. Les trois survivants décident de se débarrasser du corps en le jetant au fond d’un étang. Plus tard, Clavet au cercle doit faire face à de très lourdes pertes. Il prévient Valoti et Jabeke qu’il doit payer une forte somme à deux Américains. Ses associés décident de renflouer l’affaire. Mais Jabeke avance, sans le savoir, la part de Clavet avec les faux de dollars. Les Américains s’en aperçoivent lorsqu’ils viennent encaisser leurs gains chez Valoti. Celui-ci a de plus en plus de soupçons concernant Jabeke. Il fait mine de partir à Genève et laisse la direction de son club à Jabeke. Pendant ce temps il va récupérer l’argent chez Jabeke. Lorsqu’il revient, il se retrouve en tête à tête avec Jabeke. Il veut lui régler son compte, mais sa femme arrive sur le moment et c’est Jabeke qui tue Valoti. Il se débarrasse lui aussi du corps. Entre temps Calvet croit fermement que c’est Valoti qui a les faux dollars, et donc que c’est lui qui a étouffé le pognon. Il prévient Jabeke. Mais celui-ci va le tuer également. Sa victoire sera cependant de courte durée car la femme de Calvet a deviné que Jabeke était l’origine de tous les problèmes et donc de la mort de son mari. Elle va à la rencontre de Jabeke et le tue.

     Symphonie pour un massacre, Jacques Deray, 1963 

    Les associés doivent décider de la manière de réunir les fonds et de les transférer 

    Ce scénario est assez étrange dans la mesure où il adjoint à une histoire de truands qui s’entretuent pour cause de cupidité, une sorte d’élimination à la Agatha Christie : s’il en reste un seul, ce sera celui-là. Evidemment la cupidité est dominante. Au début on voit d’ailleurs les truands se demander pourquoi ils continuent leur vie d’aventure. Paoli donne une réponse qui en vaut une autre : on se fixe au départ une certaine somme, puis ensuite, une fois qu’on l’a atteinte, on en veut encore plus. Mais cette cupidité latente fait qu’aucun des truands n’a confiance dans les autres. C’est Jabeke qui est le plus retors, mais cela aurait pu être tout aussi bien Calvet qui paye sa part avec des faux dollars. Cette thématique est tout à fait dans la lignée des œuvres de José Giovanni première manière qui, contrairement à ce que certains ont pu en penser, passe son temps à expliquer combien le milieu est corrompu et immoral. Ces gens là vivent sans honneur, seulement pour s’approprier le plus de fric dans la plus courte unité de temps. Les femmes ne valent guère mieux, sauf qu’elles n’usent pas du même expédient. La femme de Valoti le trompe avec son ami, mais la femme de Clavet encourage son mari à tromper ses associés. 

    Symphonie pour un massacre, Jacques Deray, 1963 

    Paoli accompagne Moreau à la gare de Lyon 

    C’est la peinture d’un milieu, tel qu’il se donnait à voir au début des années soixante, c’est-à-dire après la représentation plus romantique finalement qu’on pouvait en donner dans un film comme Touchez pas au grisbi. Les truands sont des aspirants à une vie bourgeoise et respectable. Moreau rêve d’avoir une auberge de première catégorie. Ils sont bien habillés comme des bourgeois dont ils ne se distinguent guère dans leurs objectifs. Leur façon de truander s’apparente à une accumulation primitive du capital sournoise et non à une rupture dans le modèle de société. Ils ne sont pas vraiment marginaux. Ils sont tout à fait modernes et adaptés aux nouvelles exigences économiques de la société, ils ont le profil d’investisseurs chargés de bien des soucis. L’ensemble est donc un film choral où la mise en scène va prendre ses distances avec des personnages assez peu sympathiques. La difficulté est bien sûr dans ce genre de film de donner suffisamment d’informations sans en rajouter et sans se disperser. On remarque que le scénario est un travail de José Giovanni avec Claude Sautet, Claude Sautet avec qui il collaborera jusqu’au bout. Les deux hommes s’étaient connus par l’intermédiaire de Lino Ventura sur le tournage de Classe tous risques, sûrement une des plus belles adaptations d’un roman de José Giovanni[1]. Pour le reste, et c’est ça qui le rapproche encore plus du noir, la fatalité définit la place de chacun des protagonistes. Cette fatalité se retrouve aussi bien dans le fait que Jabeke trouve par hasard un sac qui est le même que celui de Moreau et cela lui donne l’idée de la substitution, que dans le fait que Moreau se réveille au mauvais moment et entraîne l’histoire vers une sanglante saga. Ou encore lorsque Jabeke va se faire tuer par Valoti, sa femme arrive de façon intempestive. Au fur et à mesure que l’histoire avance, la pente fatale devient de plus en plus glissante. 

    Symphonie pour un massacre, Jacques Deray, 1963 

    Dans le train Jabeke va s’emparer de la valise bourrée d’argent 

    La mise en scène est solide et utilise très largement les codes du film noir. La belle photo de Claude Renoir accompagne cette utilisation des nuances sombres dans la nuit. De même Jacques Deray n’hésite pas à utiliser le plan large dans la présentation des scènes de groupe. Cependant, si on retrouve ses codes dans les espaces clos, le style s’en éloigne quand il faut saisir les scènes d’extérieurs. C’est peut-être pour ça qu’on pourrait parler de Jacques Deray comme un cinéaste de l’entre-deux[2]. On remarque ainsi la très grande mobilité de la caméra dans la déambulation nocturne de Jabeke. On pourrait la rapprocher des idées de la Nouvelle Vague, mais en vérité on retrouve ces mêmes principes dans les films noirs américains du tout début des années soixante comme Blast of silence d’Allen Baron[3] ou chez Stuart Rosemberg dans Murder unc.[4]. pour ma part, il me semble que Jacques Deray a été contrarié dans sa créativité en passant du côté des grosses productions, bien qu’il y ait aussi connu des réussites intéressantes comme Flic Story ou La piscine. Il me semble qu’il y a plus d’audace dans ces premiers films noirs comme Du rififi à Tokyo, Symphonie pour un massacre ou même dans Par un beau matin d’été. Au moment où Jean-Pierre Melville va bifurquer vers une mise en scène toujours plus sobre avec Le doulos, Jacques Deray va aller vers quelque chose de plus conventionnel. Mais en 1963, les deux auteurs paraissent assez proches par leurs références constantes au film noir classique.

     Symphonie pour un massacre, Jacques Deray, 1963 

    Jabeke est revenu de Bruxelles pour la réunion organisée par Paoli 

    La distribution est assez insolite. Jacques Deray retrouve Charles Vanel qui interprète Paoli avec beaucoup d’autorité. A cette époque Vanel donnait beaucoup dans le film noir. Outre Rififi à Tokyo, il tournera dans le très sous-estimé L’ainé des Ferchaux de Jean-Pierre Melville. Jean Rochefort est Jabeke. Il est un peu à contre-emploi. Il avait déjà l’habitude à cette époque de jouer dans des comédies où son physique curieux faisait merveille. Ici il joue le dur, ce n’est peut-être pas tout à fait sa place. Il y a aussi le toujours excellent Claude Dauphin dans le rôle de Valoti qui n’aime pas être dérangé dans ses plans. On retrouve Michel Auclair dans le rôle de Clavet, un acteur chevronné comme on dit, capable de jouer presque tout. Il retrouvera Jacques Deray dans Trois hommes à abattre. Et puis il y a José Giovanni dans le rôle de Moreau, et rien que pour cela il faut voir ce film. C’est une des rares incursions qu’il fera en tant qu’acteur. Il s’en tire plutôt à son avantage, bien que ce soit le premier qui soit assassiné. Les femmes n’ont droit qu’à des rôles minuscules. C’est un film d’hommes. On reconnaitra la belle Michèle Mercier à l’aube de sa carrière dans le rôle de la femme de Clavet, et puis Daniela Rocca dans le rôle de la femme de Valoti, celle-ci reste assez effacée. On trouve aussi Marcelo Pagliero, l’auteur de l’excellent Un homme marche dans la ville[5], dans le rôle de Cerutti, et on peut même voir Jacques Deray en vendeur de billets de chemin de fer.

    Symphonie pour un massacre, Jacques Deray, 1963 

    Jabeke va aussi tuer Calvet 

    L’ensemble est donc un très bon film noir. On peut ajouter aussi la musique particulière de Michel Magne, très jazzy qui appuie sur la contrebasse et le vibraphone, ce qui donnait à l’époque un air de modernité.  On est heureux que ce film ait été enfin édité. Espérons que L’homme de Marrakech suivra. Le film a eu à sa sortie un beau succès d’estime, il s’est bien vendu à l’international, en Italie comme en Allemagne et à obtenu un succès d’estime aux Etats-Unis où on sait ce qu’est un film noir. Pour ma part je pense que ce film fait mieux ressortir le talent de Jacques Deray pour le « noir », bien plus peut-être que le reste de sa carrière. 

    Symphonie pour un massacre, Jacques Deray, 1963 

    Hélène quitte le club après la mort de son mari



    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/classe-tous-risques-claude-sautet-1960-a114844830 

    [2] On retrouve cette idée dans le livre d’Augustin Burger, Jacques Deray, un cinéaste à mi-chemin, Le bord de l’eau, 2012.

    [3] http://alexandreclement.eklablog.com/allen-baron-un-cineaste-noir-a114844940 

    [4] http://alexandreclement.eklablog.com/crime-societe-anonyme-murder-inc-stuart-rosenberg-1960-a114844704 

    [5] http://alexandreclement.eklablog.com/un-homme-marche-dans-la-ville-marcel-pagliero-1949-a144320566 

    « Benoît Tadié, Front criminel, une histoire du polar américain, PUF, 2018.Jean-Baptiste Fichet, La beauté Bud Powell, Bartillat, 2017 »
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