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Boomerang, Elia Kazan, 194
Boomerang est le troisième film d’Elia Kazan. Il avait eu quelque succès avec ses deux précédents films. Il est arrivé au cinéma à cause de la réputation qu’il avait acquise dans le théâtre, aussi bien tant qu’acteur qu’en tant que metteur en scène. C’est Daryl F. Zanuck qui aurait été le recruter pour le Fox. Ses deux premiers films avaient bien marché : Boomerang est un vrai film policier, noir, si on veut, dans la lignée des succès de l’époque de Preminger dont le rapprochement est encore plus aisé avec Dana Andrews comme tête d’affiche. C’était à la mode en ce temps-là. Kazan avance qu’il ne voulait pas le faire, et comme il a honte de dire qu’il l’a tourné pour l’argent, il dira que c’est sa femme Molly qui lui a conseillé de le faire car elle y aurait vu un petit quelque chose d’intéressant dans le sujet. C’est donc un film de commande, mais produit par Louis de Rochemont. Cela a son importance parce que ce producteur était intéressé par une sorte de vérité au cinéma. Créateur d’actualités cinématographiques, ce descendant d’Huguenots fera la promotion de ce qu’on peut appeler le docu-drama, et donc facilitera la vie de Kazan pour tourner ce film Boomerang dans des décors réels. Cette volonté de filmer dans des décors réels marquera Kazan pour longtemps, et à l’époque, c’était une petite nouveauté, du moins dans les années quarante, parce que dans les années vingt, notamment dans le burlesque de Buster Keaton, on utilisait beaucoup les décors naturels. La plus évidente emprise de Kazan sur ce film se trouve d’abord dans la distribution, il engagera de nombreux comédiens de théâtre qu’il avait déjà dirigé sur la scène, Lee J. Cobb, Arthur Kennedy, Karl Malden, Ed Begley ou encore dans un petit rôle Arthur Miller lui-même. Mais bien sûr les deux acteurs principaux, Dana Andrews qui à l’époque était une grande vedette, et Jane Wyatt qui avait démarré sa longue carrière au cinéma dans les années trente, n’avaient pas été choisis par Kazan mais par le studio. L’histoire, tirée sur un article d’un journaliste paru en 1945 dans le Reader’s Digest, est vaguement basée sur un crime qui a eu lieu en 1924 et pour lequel un vagabond, un soldat démobilisé, avait été accusé à tort. Ce sera donc le vieux thème du faux coupable, avec ses personnages traditionnels, le journaliste et le procureur, qui, avec une bonne conscience, cherchent à établir la vérité.
Le pasteur George A. Lambert se promène dans la ville le soir
Le pasteur George A. Lambert, très respecté dans une petite ville du Connecticut, est assassiné alors qu’il fait sa promenade en fin de soirée. La police, sous la direction du chef Robinson, se met sur l’affaire, et le procureur Henry Harvey est chargé d’instruire. On apprend que le révérend était aussi un homme dur, et qu’il entrait souvent en conflit avec ses paroissiens pour leur faire la morale. Mais les témoignages sur le meurtre sont assez peu précis, et la police va patauger pendant un long moment. À la suite des dénonciations, elle ramasse un peu tout ce qui traîne dans la ville, mais n’a aucune piste sérieuse, le Morning Record qui appartient aux adversaires du maire, vont tenter de jeter de l’huile sur le feu pour mettre l’équipe du maire en difficulté. C’est le cynique et rusé Dave Woods qui se charge de la besogne. Finalement une autre dénonciation va signaler à la police John Waldron qui a quitté la ville précipitamment, et qui a eu auparavant une altercation avec le révérend Lambert. Les témoins disent le reconnaitre. Et les services balistiques disent que son révolver correspond à l’arme du crime. Les policiers ont cependant de grosses difficultés pour le faire avouer. Il le fera pourtant, suite au témoignage de son ancienne petite amie qui semble vouloir se venger aussi du fait qu’il l’ait quittée. Les preuves convergent, et il semble évident que Waldron est coupable. Le juge ordonne donc que l’affaire soit jugée.
Chez le coiffeur on discute de la mort du pasteur
Les amis du maire sont contents, ils pensent que ce dénouement va les aider à se maintenir à la mairie. Mais leur ami, le procureur Harvey, commence à avoir des doutes sérieux sur la culpabilité de Waldron. Il va le rencontrer à la prison. Dès l’ouverture du procès il va changer son fusil d’épaule et annoncer qu’il croit à l’innocence de Waldron. Cela crée un émoi profond dans la cité. Les amis du révérend Lambert tentent de lyncher Waldron que la police protège lors de son transfert du tribunal à la prison. Cela embarrasse les amis du maire qui comptaient sur un jugement de culpabilité pour se relancer, et plus encore Paul Harris qui a investi dans un projet immobilier et qui va faire pression sur Harvey, allant jusqu’à lui faire miroiter un poste de gouverneur si tout se passe bien pour eux. Il ajoute que si la mairie saute, il sera ruiné. Mais Harvey est honnête. Devant le tribunal il va innocenter Waldron en démontant les témoignages oculaires et en montrant comment l’arme de Waldron ne peut pas, techniquement parlant, être l’arme du crime. Paul Harris va se suicider en plein tribunal, et Waldron sera finalement élargi. La fin laisse entendre que l’affaire n’a jamais été résolue, mais que le vrai coupable est finalement décédé dans un accident ! Harvey poursuivra une brillante carrière de procureur en gravissant tous les échelons de la hiérarchie judiciaire.
Les adversaires du maire tentent de profiter du procès pour le discréditer
Comme on le voit c’est une histoire assez traditionnelle dans le cycle du film noir. Le scénario ajoute cependant deux éléments, le premier est que me spectateur lui connait à peu près dès le début du procès le vrai coupable, un homme qui avait été sermonné et menacé par le pasteur. Il échappera à la justice des hommes, mais non à son destin, un accident le punira pour son crime ! Si la morale est sauve, le coupable est bien puni de la peine de mort, ce qui nous fait dire que la justice de Dieu est supérieure à celle des hommes, cela accroit l’incohérence du récit. Et des incohérences il y en a légion dans ce scénario. Sur le plan factuel la démonstration d’Harvey n’est guère convaincante, c’est plutôt tiré par les cheveux. Ensuite la volonté du procureur d’innocenter Waldron est assez peu expliquée. Certes il est honnête nous dit-on, mais il n’a guère de raisons de douter de la culpabilité de ce malheureux soldat démobilisé. Non seulement il doute, mais il va mettre en péril les investissements de sa femme qui a prêté de l’argent à Paul Harris. Pourquoi fait-il cela ? N’est-ce pas pour nuire à sa femme et la priver de revenus qui l’émanciperont trop facilement de sa tutelle ? N’est-il pas aussi motivé par l’envie de trahir le camp de la mairie auquel il est rattaché ? Également on pourrait dire qu’il tient à montrer au policier Robinson qu’il est intellectuellement supérieur à lui. Tout cela n’est pas très clair.
Les témoins vont identifier John Waldron
Se superpose à toutes ces fantaisies le portrait ambigu d’une petite ville exemplaire du rêve américain. Chacun semble être à sa place, coulant dans une relative prospérité, et un ordre social harmonieux. Mais derrière cette façade respectable de nombreux dysfonctionnements apparaissent. D’abord, même si ce n’est pas très approfondi, le pasteur Lambert, si manifestement une partie de la population l’aime, est aussi un homme dur et peu compatissant. Il est montré se heurtant aussi bien à Waldron qu’à cet inconnu qui est sans doute le véritable assassin. Irene Nelson est aussi une femme vindicative, qui n’hésitera pas à faire un faux témoignage pour se venger de l’homme qui l’a laissée tomber. Les témoins font les intéressants, surestimant ce qu’ils ont réellement vu. Harvey les humiliera publiquement pour leur sottise malveillante. On voit que sans le dire explicitement, le film tire vers l’ambiguïté, ce qui est le fonds de commerce du film noir. Le scénario se développe en trois temps, d’abord le crime, ensuite la recherche du meurtrier et enfin le procès qui permettra le dénouement de l’affaire.
L’interrogatoire de Waldron sera long
Beaucoup de séquences paraissent toutefois surajoutées, d’abord cette scène saugrenue de tentative de lynchage de la foule, elle rompt avec le prétendu vérisme du film, mais aussi l’interrogatoire de la femme d’Harvey par son mari même. Elle semble vouloir dire que la femme cache des choses à son mari. On voit bien que cela tourmente Harvey, mais il va faire comme si de rien n’était. Curieusement le personnage du journaliste cynique à la recherche du bon coup est assez saboté. En effet, à cette époque on présente le journaliste plutôt comme un chercheur de vérité et qui tente de ne pas se faire corrompre par ses commanditaires. Or ici il devance les desiderata du patron du journal et prend des initiatives. Mais ce n’est pas développé. La séquence du tribunal où il glisse un petit papier à Paul Harris, qui à sa lecture va se suicider, n’est pas valorisée, pourtant il était intéressant de voir un journaliste corrompu qui pousse au suicide un des adversaires politiques de son patron.
Son ancienne petite amie détruit son alibi
Sur le plan de la réalisation, il y a beaucoup à dire. Sur ce film Kazan considérait qu’il était encore en formation. C’est exact. Regardons d’abord les côtés positifs. Il y a une bonne direction d’acteurs, et celle-ci est valorisée par une bonne capacité à utiliser une grande mobilité de la caméra qui passe avec aisance du plan général au gros plan pour en souligner les effets. Toutes les séquences qui montrent « la rue » sont aussi très bonnes, même si elles sont assez brèves, par exemple les discussions chez le coiffeur, les larges avenues qui montrent une foule besogneuse et tranquille. Et donc Kazan commence avec ce film à se saisir des décors naturels, ce sera par la suite une de ses marques stylistiques, notamment en utilisant de longues perspectives et la profondeur de l’espace. Il est moins à l’aise avec les séquences tournées en studio, que ce soit les scènes dans la prison qui manquent d’amplitude, ou même celles du tribunal. Par la suite Kazan prétendra qu’avec son producteur Louis de Richemont, il avait inventé cette forme semi-documentaire qui allait faire florès dans le film noir, notamment dans les séries B. Cette prétention me semble douteuse, la forme même remonte au milieu des années trente avec les films de gangsters.
Henry Harvey commence à douter de la culpabilité de Waldron
La scène du lynchage ne vaut pas un clou, non seulement elle tourne rapidement court, mais à aucun moment on sent le malheureux John Waldron vraiment menacé. C’est trop étriqué pour cela. Cette scène a dû ennuyer Kazan, car elle est extrêmement brève. Par comparaison Fury de Fritz Lang qui date de 1936 est autrement dense, et elle devient centrale dans le film donnant ainsi du caractère à la foule saisie comme un personnage particulier. Le suicide de Paul Harris est complètement loupé également. On montre juste le conseiller municipal qui transpire à grosses gouttes, puis ils se tire une balle dans le cœur en catimini. C’est à peine si on le voit tomber, sans aucune émotion particulière.
A l’aide d’un schéma, Harvey explique le déroulement du meurtre
Dans la conduite du récit, Kazan cherche à donner un ton quasi documentaire, il va utiliser les vieilles ficelles du film noir. D’abord la voix off qui positionne l’affaire et raccourcit d’autant l’intrigue. C’est soutenu souvent par des images de la ville qui donne le contrepoint aux mouvements des individus. Et puis il y a l’enquête d’Harvey en flash-back. C’est ce qui justifie son comportement devant le tribunal. Cette manière d’aérer son film permet de ne pas rester trop longtemps dans le tribunal lui-même. mais dans l’ensemble, il faut bien le dire, la mise en scène ne brille pas par son originalité et si Kazan n’avait fait que ce film, on n’en parlerait plus depuis longtemps. Le budget était conséquent, et la photo du vétéran Norbert Brodine, très bonne selon les standards de l’époque, mais dénigrée par Kazan qui se refusât même le nommer à Michel Ciment, le présentant comme un obscur opérateur qui n’a jamais fait grand-chose. Mais enfin, il avait juste avant fait Kiss of Death d’Henry Hathaway, et l’année d’après il fera Thieves’ Highway de Jules Dassin, ce qui n'est pas rien.
Harvey dit qu’il croit à l’innocence de Waldron
La distribution est très bonne. Dana Andrews, acteur très sous-estimé, y compris et surtout par Kazan qui le trouvait trop lisse, est le procureur Harvey. Impeccable dans sa dignité d’homme honnête, il est très tourmenté quand il se rend compte qu’avec Waldron il fait fausse route et pire encore quand il comprend que sa femme en cheville avec le véreux Paul Harris. Jane Wyatt incarne sa femme, elle est assez inexistante, ce n’est pas de sa faute, cela provient de la minceur de son rôle et de la façon dont celui-ci est écrit. Derrière il y a Lee J Cobb et sa perruque dans le rôle du policier bourru et intègre. Il n’est pas mauvais, mais de temps à autre il se laisse aller à cabotiner.
La foule voudrait bien lyncher Waldron
Le toujours très excellent Arthur Kennedy incarne le névrosé John Waldron, il est très bon passant du désespoir à l’ironie mordante envers la cour. Des vétérans du films noir se retrouvent dans ce film, Ed Begley, dans le rôle du magouilleur Paul Harris le conseiller municipal qui essaie de faire chanter Harvey.. Robert Keith, un habitué des seconds rôles forts à cette époque est le conseiller municipal McCreery. Il est excellent lui aussi. C’est un peu plus compliqué pour Sam Levene qui tient le rôle du cynique journaliste Dave Woods et qui en fait sans doute un peu trop. On remarquera aussi Karl Malden, qui accompagnera très souvent Kazan dans ses entreprises théâtrales et cinématographiques, dans le rôle d’un flic un peu pataud.
L’affairiste Paul Harris craint que l’innocence de Waldron nuise à ses affaires
Comme on l’a compris ce film n’est pas extraordinaire, mais il a au moins la vertu de ne pas se prendre pour ce qu’il n’est pas, contrairement à beaucoup d’autres productions de Kazan. De la bonne vieille routine. Si la critique a été plutôt tiède à sa sortie, le public a suivi, et le film sera un bon succès commercial. Ce film donnera lieu à une sorte de variation, avec The Midnight Story de Joseph Pevney[1], où là encore il sera encore question d’un prêtre assassiné alors qu’il avait l’estime de sa communauté. On cherchera encore les dessous de la vie de ce prêtre qui pourrait expliquer le meurtre. Le film de Pevney est cependant bien mieux construit que celui de Kazan. Boomerang ! est rarement commenté, comme s’il ne faisait pas partie de la « vraie » cinématographie de Kazan. Et ce dernier a tout fait pour qu’on l’oublie. Mais c’est un tort, après tout Kazan disait qu’il avait beaucoup appris techniquement sur ce tournage.
Harvey va démontrer que les témoignages osculaires sont très approximatifs
L’angle du tir meurtrier montre que ce n’est pas l’arme de Waldron qui a tué
Paul Harris se suicide en plein tribunal
[1] http://alexandreclement.eklablog.com/rendez-vous-avec-une-ombre-the-midnight-story-joseph-pevney-1957-a212065319
Tags : Elia Kazan, Dana Andrews, Lee J Cobb, Arthur Kennedy, Karl Malden, Film noir, precedural
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