• Panique dans la rue, Panic in the streets, Elia Kazan, 1950

     Panique dans la rue, Panic in the streets, Elia Kazan, 1950

    Selon Kazan lui-même c’est le premier film où il aurait fait autre chose que de diriger les acteurs. C’est là qu’il dit avoir compris le sens de l’image et aussi la technique du déplacement de la caméra après s’y être exercé sur Boomerang ! Ses deux précédents films ayant bien marché, cornaqué par Darryl F. Zanuck, la Fox va le laisser tranquille et il va pouvoir faire un peu ce qu’il veut. Il est bien installé à Hollywood, et continue à travailler pour le théâtre à New York où il a pas mal de succès. Boulimique de travail et d’argent, il a un pied sur les deux rives de l’Amérique. C’est donc son premier film original sur lequel il a eu toute la main, du choix du sujet à celui de la distribution. Mais s’il s’est beaucoup répandu sur le fait qu’il avait enfin vraiment fait du cinéma, c’est-à-dire donner une plus grande confiance à l’image et son mouvement, il a avancé aussi que le scénario était assez faible. Le choix du sujet est curieux, la même année, Earl McEvoy signe sur un thème approchant The Killer that Stalked New-York[1]. Dans les deux films on retrouve le milieu des petits voyous qui menace de déclencher une épidémie en introduisant par leur stupidité un virus sans le vouloir vraiment. Dans le film de Kazan il s’agit de la peste et dans celui d’Earl McEvoy, c’est la variole, mais le principe est le même. Les deux films s’appuient sur un fait réel qui aurait eu lieu en 1947, soit trois ans plus tôt. Le sujet de Panic in the Streets a été écrit par le couple Edna et Edward Anhalt. Ce sont eux qui écriront aussi l’année suivant The Sniper, l’excellent film d’Edward Dmytryk qui décrivait la traque par une ville entière d’un tueur en série qui se servait d’un fusil à lunette pour se faire remarquer[2]. 

    Panique dans la rue, Panic in the streets, Elia Kazan, 1950

    L’immigré clandestin Kochak veut quitter la table de poker

    Lors d’une partie de poker, l’immigré clandestin Kochka se sent mal et veut rentrer chez lui. Mais Blackie et ses copains ne l’entendent pas ainsi parce qu’il a gagné un peu d’argent. Kochka réussit à partir, mais il est poursuivi par les trois gangsters qui le rattrapent, le tuent et lui prennent son argent. Le lendemain le corps est retrouvé, le médecin légiste en faisant son autopsie est surpris, il comprend que le cadavre est porteur de la peste. Branle-bas de combat, on convoque en urgence le lieutenant Reed, un médecin militaire, qui demande à ce qu’on isole tous ceux qui ont pu être en contact avec le cadavre et de les vacciner. A la mairie se tient une réunion de panique, et Reed va devoir collaborer avec le chef de la police Tom Warren. Leur idée est de trouver d’où venait Kochka, probablement débarqué d’un bateau, de façon à enrayer la diffusion de la peste à la source. La police organise des rafles, elle prend bien dans ses filets Fitch, l’acolyte de Blackie, mais elle le laisse repartir. Fitch veut fuir la ville, mais Blackie le lui interdit. Il croit que Kochka que toute la police recherche, possédait quelque chose qui vaut beaucoup d’argent, et donc lui aussi va se mettre à rechercher Poldi, son autre commensal, qui aurait parlé à Kochka avant sa mort. 

    Panique dans la rue, Panic in the streets, Elia Kazan, 1950 

    Kochak est poursuivi par les hommes de Blackie qui veulent récupérer l’argent qu’il a gagné 

    Reed enquête de son côté sur le port pour tenter de trouver quelqu’un qui aurait connu Kochak. Il propose 50 dollars à celui qui lui donnera un bon renseignement. Une jeune femme lui demande de le suivre. C’est ce qu’il fait. Il rencontre alors un marin qui après avoir refusé de parler accepte d’être vacciné, et donne le nom du bateau contaminé. Reed et Warren vont rejoindre le bateau qui est déjà en mer. Le capitaine du navire les reçoit très mal, mais devant la fronde de ses matelots, il est obligé de faire machine arrière. Ils sont maintenant sur la piste de Poldi. L’aubergiste qui l’a logé refuse, sous l’injonction de sa femme de donner des renseignements. Mais sa femme décède justement parce qu’elle a été contaminée. Il accepte alors de parler et donne l’adresse de Poldi. Pendant ce temps, Blackie qui croit toujours que Poldi détient un secret qui vaut de l’or tente de le faire parler. Mais Poldi est très malade, mourant. Alors qu’une infirmière demande une ambulance pour Poldi, Blackie la chasse et fait venir un toubib véreux qui prétend pouvoir soigner Poldi qu’il pense être atteint de la malaria. L’infirmière cependant qui a compris que l’affaire était grave va rencontrer Reed et lui donner l’adresse de Poldi. Reed se précipite et arrive au moment où Blackie tente d’emporter le corps de Poldi dans une clinique privée. Blackie jette le corps dans l’escalier, et s’enfuit avec Fitch. Reed et la police se lancent à leur poursuite. Les fuyards tentent de rejoindre un bateau sur lequel ils pourront s’embarquer clandestinement. Mais ils sont rattrapés. Reed va pouvoir rentrer chez lui, se reposer et faire une deuxième gosse à sa femme ! 

    Panique dans la rue, Panic in the streets, Elia Kazan, 1950

    L’autopsie de Kochak révèle qu’il est porteur de la peste 

    Je m’étonne du fait que ce film est souvent très mal compris, considéré comme mineur, et analysé comme un simple exercice de style. En vérité, il dévoile bien plus ce qu’est Kazan que tout le reste. Si je me reporte à cette époque singulière aux Etats-Unis, je me rends compte que ce film s’inscrit, comme The Killer that Stalked New York, dans une forme de paranoïa collective qui correspond à la chasse aux sorcières menée par l’HUAC et dont va être victime Kazan, ancien membre du parti communiste, qui se vautrera dans la délation la plus honteuse et le reniement afin de conserver son job à Hollywood. Edward Dmytryk suivra lui aussi cette voie malheureuse. Et donc il apparait que le thème principal ce n’est pas la peste comme par exemple dans Le septième sceau d’Ingmar Bergman qui sera développé quelques années plus tard, mais l’idée qu’il faut se barricader afin d’empêcher que l’étranger ne nous contamine. Le virus est introduit clandestinement sur le sol américain par une faux innocent, Kochak, un étranger un peu louche qui viole plusieurs lois en même temps. Il faut donc que la communauté se soude pour faire face à cette menace qui pèse sur le pays. On suppose que si on ne l’enraye pas, en deux jours la peste aura infesté tous les Etats-Unis. Notez qu’à la même époque on commence à produire des films dits de science-fiction qui nous expliquent que le mal peut venir d’ailleurs, par exemple de la planète rouge. Citons The Man from Planet X d’Edgar G. Ulmer en 1951 par exemple. 

    Panique dans la rue, Panic in the streets, Elia Kazan, 1950 

    À la mairie on prend l’affaire au sérieux 

    L’envers de cette paranoïa est bien entendu la nécessité de la délation, thème qui va faire la fortune cinématographique de Kazan. Dans Panic in the Streets, on comprend que ce petit peuple illettré et pauvre qui refuse de parler à la police pour dénoncer le fameux Poldi est dans l’erreur la plus profonde car il prolonge par son attitude les risques qu’encourent la population toute entière. Et donc le film va être tourné de telle façon qu’on comprenne que les autorités médicales et policières ne doivent pas forcément respecter les droits de l’homme ! Le chef de la police n’hésitera pas à faire embastiller le journaliste Neff parce que pour lui c’est la meilleure manière de protéger la société contre elle-même. La guerre contre le virus de la peste justifie la privation des libertés – ce qui nous rappellera quelque chose. Pour justifier cela, Kazan a besoin d’un médecin respectable en uniforme – par opposition au médecin véreux qui travaille pour Blackie – la médecine c’est le savoir et l’uniforme l’autorité bien pensée et honnête ! Comme le temps est compté, il faut imposer les mesures et pas forcément les expliquer à un peuple ignare qui ne comprend rien à ses propres intérêts. D’ailleurs les seuls véritables récalcitrants, ce sont les bandits, les honnêtes gens n’ayant rien à craindre des autorités ! Les gangsters sont évidemment entièrement mauvais, non seulement ils tuent sans vergogne, mais en plus ils sont d’une cupidité maladive. Entre eux ils ne se respectent même pas. Blackie n’a confiance en personne, et si Fitch le suit de partout, c’est parce qu’il le terrorise. 

    Panique dans la rue, Panic in the streets, Elia Kazan, 1950

    Fitch veut s’en aller, mais Blackie lui ordonne de rester 

    Le film est donc faiblement politisé, comme si Kazan, anticipant les résultats de son audition par l’HUAC, voulait se montrer plus américain que les Américains. L’intérêt de ce film est ailleurs, et Kazan lui-même l’affirme. En effet utilisant les décors naturels du port de la Nouvelle Orléans, il prépare sans le savoir encore ce qui deviendra On the Waterfront quelques années plus tard. Non seulement dans les rapports montrés à l’autorité et à la morale, mais aussi dans la domination des images liquides. Kazan a beaucoup filmé l’eau, ici, dans On the Waterfront ou encore dans Wild River. Ce liquide, isole et protège, mais en même temps amène la peste ou le progrès – dans le cas de Wild River. Reed va chercher des informations sur les quais, puis sur un bateau, et enfin, il rattrapera les deux gangsters en mouillant ses pieds dans l’eau de mer. La mer c’est la première porte de sortie pour les marins qui veulent s’embarquer pour oublier et se faire oublier. Cette insistance sur la vie liquide fait de la mer une métaphore. 

    Panique dans la rue, Panic in the streets, Elia Kazan, 1950

    Sur les quais, le lieutenant Reed tente d’avoir des renseignements sur Kochak 

    La mer, la marine, s’oppose manifestement à la vie calme et statique que Reed mène avec sa famille et qui semble lui peser. Sa femme le lui dira de manière véhémente, en lui rappelant ses idées de grandeur en même temps que de voyage. Et donc on a cette impression que lui aussi voudrait bien embarquer et laisser là ses soucis et sa famille, car il a également des problèmes d’argent qui le rendent amer et inutile à lui-même comme à la société. Mais le sens du devoir le pousse à continuer. En fait il va trouver sa voie dans la fréquentation d’une faune peu habituelle, ce sont des pauvres, des marins, des petits délinquants qui vivent sur les quais et qui, manifestement n’ont pas d’avenir autre que de terminer leur journée et de se reposer. Même Blackie qui se donne des airs de caïd est un petit patron d’une boutique de machines à laver. 

    Panique dans la rue, Panic in the streets, Elia Kazan, 1950 

    Une jeune femme invite Reed à la suivre 

    C’est l’aspect le plus intéressant, comme si le décor des quais fabriquait des caractères qui ne s’appartiennent pas ! Kazan était conscient que les décors qu’ils avaient choisis pour ce film était la meilleure part de son travail. Ces décors naturels déterminent d’ailleurs la forme de la réalisation. Il y a au moins deux scènes importantes en ce sens, d’abord la visite de Reed sur les quais où s’enrôlent les marins. La foule est compacte, et Reed doit la traverser en bousculant les hommes. Kazan avait fait appel à des « vrais » marins, et non à des acteurs. Ils sont le visage d’une Amérique besogneuse qui fait du port une vraie fourmilière. C’est souvent filmé à la grue, de façon à mieux montrer comment Reed se trouve absorbé par cette foule qui est assez peu accueillante. La scène est filmée dans la pénombre, rendant encore plus glauque les lieux. Et puis il y a ensuite la très longue poursuite finale de Reed qui cherche à coincer Blackie et Fitch. C’est filmé dans un entrepôt où on déballe et stocke des sacs de café. C’est magnifié par la belle photo de Joseph McDonald, grand photographe qui a travaillé entre autres avec John Ford, Henry Hathaway, Edward Dmytryk et qui avait déjà fait la photo sur Pinky, d’Elia Kazan lui-même. 

    Panique dans la rue, Panic in the streets, Elia Kazan, 1950

    Reed a rejoint le bateau infecté 

    Avec son photographe, Kazan retiendra plusieurs leçons du film noir, alors en pleine expansion. D’abord ces ombres menaçantes qui courent dans les rues et qui s’étalent sur les murs comme si elles se détachaient des personnages qui les portes. À cet égard la poursuite de Kochak par Blackie et ses complices est remarquable. Il y a cette habileté à prendre de la profondeur de champ avec ses ombres qui semblent s’évanouir dans le couloir du temps figuré par les murs qui bordent et contraignent la course de cet homme malade qui tente d’échapper à son assassinat. Au bout, il y a comme une lumière, la sortie du tunnel qui tente d’appeler le fuyard, mais en vain. 

    Panique dans la rue, Panic in the streets, Elia Kazan, 1950

    Mefaris est effondré par la mort de sa femme 

    Tout ce qui est du mouvement et de l’action est très bien filmé, bien découpé et haletant. Quand Blackie tente d’emmener Poli sur son matelas et qu’il croise Reed, il n’hésite pas à balancer sa charge sur son poursuivant. Ce qui surprend aussi bien l’obstiné Reed que le spectateur ! Dans les espaces fermés qui ressortent du studio, Kazan est tout de même beaucoup moins à l’aise. Passons sur les scènes de la vie familiale de Reed qui sont assez niaiseuses, quoi qu’elles tendent à prouver que la femme du médecin le domine et le guide dans les chemins de la vie. Mais la réunion à la mairie de cette élite qui doit décider comment réagir face à cette calamité, est assez platement filmée, sans recherche.

    Panique dans la rue, Panic in the streets, Elia Kazan, 1950

    Le maire explique qu’il doit relâcher le journaliste 

    Le cœur de la distribution c’est Richard Widmark dans le rôle du médecin militaire. Peut-être a-t-il voulu se rapprocher de Kazan pour faire oublier qu’il avait tourné Night and the City avec le « communiste » exilé en Angleterre Jules Dassin ? Manifestement il cherchait à sortir des rôles de crapules qui l’avaient fait connaître, notamment Kiss of Death, Yellow Sky ou encore, The street with no Name. Là, quoiqu’encore tout jeune, il s’efforce de représenter l’autorité, avec son bel uniforme et son savoir, de s’imposer face notamment aux vieux conseillers municipaux qui ne le prennent pas au sérieux. Il est juste, mais moins bon évidemment dans les scènes familiales face à Barbara Bel Geddes qui interprète sa femme Nancy. Bien que son rôle soit plutôt mal écrit, celle-ci s’en tire plutôt bien, belle femme, il me semble qu’elle aurait pu faire une meilleure carrière car elle avait du talent. L’immense acteur qu’était Paul Douglas incarne Warren, le chef de la police, on pourrait dire que c’est un simple rôle de soutien. Il n'a pas grand-chose à faire, mais il le fait bien ! 

    Panique dans la rue, Panic in the streets, Elia Kazan, 1950

    Blackie a invité un docteur véreux pour soigner Poldi 

    Jack Palance trouvait avec Blackie son premier rôle de crapule au cinéma, ce ne sera pas le dernier ! Il est excellent, aidé bien entendu par ce physique très particulier, unique. Mais ce n’est pas qu’un physique, il sait bouger son corps, notamment quand il court et il introduit aussi beaucoup de subtilité dans son jeu, notamment quand il distribue des billets tout en laissant planer une menace incertaine. Zero Mostel qui a eu sa carrière détruite par l’HUAC – il sera banni des studios en 1951 et ne les retrouvera qu’en 1966 – et qui, contrairement à Kazan, a gardé son nez propre, incarne le gros Fitch, à la fois peureux et fourbe. Il est évidemment très bon. Contrairement à ce qu’affirma par la suite Kazan, il n’y avait pas que quatre ou cinq acteurs professionnels. On en compte au moins une quinzaine, notamment le très bon Aléxis Minotis dans le rôle – assez bref – de Mefaris, le tenancier chez qui Poldi logeait. 

    Panique dans la rue, Panic in the streets, Elia Kazan, 1950

    Reed arrive chez Poldi quand Blackie tente de l’emmener 

    Le film fut un bon succès critique et commercial, et il se revoit sans déplaisir à condition de faire l’impasse sur le message politique sous-jacent. On ne peut pas vraiment dire que le message politique ne compte pas, dans la mesure où au contraire, les films suivants de Kazan vont être ouvertement des œuvres de propagande, anticommunistes et anti-syndicats. Mais sans parler de cela, l’ensemble manque clairement de densité. Globalement, c’est un film très inférieur et bien moins inventif que le beaucoup bien moins connu The Killer that Stalked New York.   

    Panique dans la rue, Panic in the streets, Elia Kazan, 1950

    Blackie et Fitch tentent de fuir la police 

    Panique dans la rue, Panic in the streets, Elia Kazan, 1950

    Reed poursuit Blackie dans l’entrepôt

     



    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/the-killer-that-stalked-new-york-earl-mcevoy-1950-a127668704

    [2] http://alexandreclement.eklablog.com/the-sniper-l-homme-a-l-affut-edward-dmytryk-1952-a114844918

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