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Born to be blue, Robert Budreau, 2015
Sans doute qu’une biopic inspirée de la vie tumultueuse d’un jazzman est un sujet des plus difficile. Bird de Clint Eastwood était complètement raté, mais Autour de minuit de Bertrand Tavernier ne valait guère mieux. Autrement dit il ne suffit pas d’aimer son sujet pour que cela devienne un bon film. Et ce n’est pas une question de moyens. Disons le tout de suite Budreau s’en tire plus qu’honorablement. La raison principale est qu’il n’a pas cherché à retracer toute la vie de misère de Chet Baker, mais qu’il s’est contenté de centré le film sur la liaison qu’il entretient avec Jane. En vérité cet épisode est à peu près entièrement tout inventé. Mais ce n’est pas là le problème. Budreau ne cherche pas à donner une vérité factuelle de détail à son film, il prend la liberté de mélanger des épisodes et des enregistrements, les uns avec les autres pour tracer un portrait finalement attachant de ce musicien. Si on veut une exactitude plus factuelle de la vie de Chet Baker, on gagnera à lire le très bel ouvrage d’Alain Gerber paru en 2003.
C’est que Chet Baker est un peu plus qu’un musicien génial, c’est un héros négatif du jazz. La première fois que j’ai entendu Chet Baker, c’est dans un film étrange de José Bénazéraf qui était distribué sous le titre improbable de La drogue du vice. C’était en 1963. A cette époque je ne connaissais rien du tout au jazz, mais le film m’avait frappé à cause de la musique justement. Longtemps Chet Baker défraya la chronique des faits divers, souvent arrêté pour détention et usage de stupéfiants, il avait passé de longs mois en prison, aux Etats-Unis, mais aussi en Italie où il était une vedette importante. et puis il disparaissait. On ne savait plus ce qu’il était devenu. Il revint vraiment sur le devant de la scène en 1974 après ses concerts avec Gerry Mulligan au Carnegie Hall. Il avait vieilli, et son physique de play boy avait laissé place à un visage ridé et tanné par les difficultés de la vie. Jusqu’à sa mort il redevint une vedette de premier plan en Europe, enregistrant à tour de bras pour le meilleur et pour le pire, alternant les concerts sublimes comme les ratés lamentables. Il est mort en tombant de la fenêtre de sa chambre d’hôtel à Amsterdam dans des conditions un peu mystérieuses. Un tel personnage a donné naissance à un très bon roman plus ou moins policier de Bill Moody, Sur les traces de Chet Baker, publié chez Rivages en 2004.
Après s’être fait casser les dents Chet a du mal à rejouer de la trompette
Born to be blue est le titre d’une chanson que Chet Baker aimait interpréter à la trompette, mais qu’il chantait aussi avec cette voie très étrange. Le film s’inscrit donc dans cette sorte de représentation malheureuse du monde du jazz, avec évidemment le fléau de l’addiction à l’héroïne et à la méthadone. Mais contrairement aux films de Clint Eastwood et de Bertrand Tavernier, il n’est pas gémisseur. Et c’est déjà un très bon point. L’histoire – s’il y en a une – se situe entre le moment où Chet Baker se fait casser toutes les dents par son dealer et ses amis, et sa résurrection en tant que trompettiste de génie. Cette renaissance s’accompagnera du développement de sa relation amoureuse avec une femme de couleur, Jane, qui elle aussi cherche sa voie dans une carrière artistique. Budreau qui est aussi l’auteur du scénario, mélange allègrement les deux. Il va montrer un homme obstiné par sa quête musicale malgré les difficultés matérielles qui l’entourent, allant bien au-delà des nécessités de vivre et de mourir.
Chet et Jane vont se ressourcer chez les parents du trompettiste
Plutôt que de viser à une exactitude factuelle, il trace le portrait de l’idée que lui-même se fait de Chet Baker. On peut en contester la forme mais plus difficilement le fonds, ce n’est pas un documentaire. Et d’ailleurs si on veut du documentaire bien noir, il vaut mieux voir le film de Bruce Weber, Let's get lost sorti au moment du décès de Chet Baker en 1988. Aussi on pourra toujours contester les relations de Miles Davis et de Chet Baker telles qu’elles sont représentées, ou même l’idée de fiançailles entre Chet et une femme de couleur. Même chose pour le portrait de Richard Bock qui fut le patron de l’extraordinaire firme de disques Pacific Jazz. Il semble aussi que dans sa vraie vie, Chet Baker ait été bien moins bavard et raisonneur que ce qui est donné à voir dans le film. Ce n’est pas important. C’est en effet entre 1966 et le début des années soixante et dix que Chet Baker connaitra cette situation paradoxale qui le mènera de la déchéance totale – il travaillera même comme pompiste pour survivre – au renouveau musical qu’on connait. Cela permet de mettre en avant aussi bien les fragilités du musicien, que sa force étonnante qu’il mettra en œuvre pour s’en sortir.
Pour survivre, Chet joue dans une pizzeria
L’interprétation est bonne. Bien qu’Ethan Hawke ne possède pas le physique de play boy qui était celui de Chet Baker dans les années cinquante et au début des années soixante, il s’en tire très bien. Il ne cabotine pas et reste assez sobre dans l’expression de ses sentiments les plus douloureux, comme quand il se retrouve mis en cause par son père ou par le père de Jane, il encaisse sans broncher, mais on sent que cela lui fait mal. Carmen Ejogo est très bien aussi dans le rôle de Jane, sauf qu’elle a peut-être un physique un peu trop moderne, mais elle fait bien passer les moments difficiles de sa relation qui oscille forcément entre son devoir d’aider Chet à se stabiliser et la nécessité pour elle de le quitter. Callum Keith Rennie interprète le curieux Richard Bock qui démarra sa vie de producteur avec le quartet Gerry Mulligan-Chet Baker, et qui mourut la même année que le trompettiste. Stephen McHattie dans le court rôle du père de Chet Baker est bien. Plus problématique est l’athlétique Kedar Brown dans le rôle du petit Miles Davis. On reprochera aussi Budreau d’avoir affublé son Dizzy Gillespie d’un béret qui ne correspond pas aux années soixante.
Le père de Jane voit d’un mauvais œil la demande en mariage
Il y a de très bonnes scènes, particulièrement les retrouvailles difficiles de Chet avec sa famille, la petite vie qui est alors la sienne entre son travail à la station-service et la maison familiale. De même d’avoir ouvert le film avec des scènes en noir et blanc sensées être extraites d’un film en train de se tourner permet à la fois de résumer le statut de play boy de Chet Baker et en même temps d’expliquer combien il était une vedette internationale. Les scènes d’enregistrement sont réussies, que ce soit celle où Chet enregistre des tubes de Billie Holiday ou celles où pour gagner quatre sous il joue de la musique de mariachis. On retiendra encore les retrouvailles entre Chet et Richard Bock qui s’est lancé dans la méditation transcendantale.
Bien évidemment la musique est bonne, mais un autre bon point du film est qu’elle n’est pas envahissante comme c’était le cas dans Bird par exemple du malheureux Clint Eastwood. Elle est juste, avec un appel discret aux enregistrements de Chet, mais aussi on reconnaitra au passage Haitian fight song de Charles Mingus dans une séquence bienvenue au bord de l’océan Pacifique. Car une des idées intéressantes de Budreau c’est de bien représenter le jazz comme une forme de communauté plutôt solidaire. On sait que dans la réalité Dizzy Gillespie joua un rôle important dans le retour de Chet sur le devant de la scène musicale.
Chet réenregistre des succès de Billie Holiday
Comme on le voit, c’est un bon film, ce qui est rare dans ce genre de biopic. Mais comme on devait s’y attendre il n’a pas fait recette, et malgré son petit budget manifeste, il n’est pas certain qu’il couvrira ses frais. Pour ma part j’encouragerais les amateurs de jazz et de Chet Baker à aller le voir… s’il sort en salle bien entendu, ce qui n’est pas certain.
Dizzy Gillespie est venu encourager le retour de Chet
« Les passagers de la nuit, Dark passage, Delmer Daves, 1947Engrenage fatal, Railroaded, Anthony Mann, 1947 »
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