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Les passagers de la nuit, Dark passage, Delmer Daves, 1947
A l’époque où se monte Dark passage, le couple Humphrey Bogart-Lauren Bacall est au plus haut. Lui enchaîne les films noirs de haute qualité les uns derrière les autres, et elle, même si elle n’a tourné que quelques films avec lui, est devenue une célébrité à Hollywood, non seulement parce qu’elle est devenue à la ville madame Bogart, mais parce qu’elle a apporté quelque chose de nouveau à l’écran. Dotée d’une grande beauté, elle amène avec elle une sorte de nonchalance inédite à l’écran, et sait jouer de son regard : on l’a surnommée The look. Après avoir été révélée à l’âge de 20 ans dans To have and have not, sur le tournage duquel elle rencontre Bogart, et joué dans The big sleep d’Howard Hawks, elle va apparaître pour la troisième à l’écran fois au côté de son mari. Dark passage est son quatrième film, alors que Bogart de 25 ans plus âgé qu’elle, vieux routier d’Hollywood, a déjà une cinquantaine de film à son actif. Il est à cette époque la vedette la mieux payée.
Le véhicule choisit pour mettre en scène ce couple mythique est un roman noir de David Goodis qui sera publié en France à la Série blême sous le titre de Cauchemar. David Goodis n’est pas très connu dans son propre pays, et il est surtout admiré comme un grand écrivain en France où se feront de nombreuses adaptations de ses œuvres. Mais même chez nous sa gloire a bien pâli. A cette époque, il vient juste de signer le scénario de L’infidèle de Vincent Sherman et pense faire carrière à Hollywood, mais il aura beaucoup de mal à s’y adapter, pour partie sans doute à cause de son alcoolisme. C’est cependant un auteur original dont les récits semblent se dérouler dans une atmosphère irréelle où le héros presque par la force des choses est toujours très passif, ses réflexions sont brouillées par une réalité cotonneuse.
Vincent est reconnu par un chauffeur de taxi
Vincent Parry s’évade de la prison de San Quentin où il purge une peine à perpétuité pour le meurtre de sa femme, meurtre dont il se dit innocent. Sur son chemin il va être pris en charge par un petit escroc, Baker, avec qui il se dispute, puis par Irene Jansen chez qui il va se réfugier car toutes les polices sont à ses trousses. Il va ensuite rencontrer un chauffeur de taxi qui le reconnait et qui lui conseille un médecin marron qui peut l’opérer pour changer sa figure et le rendre méconnaissable. Toujours caché chez Irene, il va chercher à mener son enquête pour démasquer le vrai meurtrier de femme et se disculper définitivement. Mais son meilleur ami, le trompettiste George Fellsinger, est à son tour assassiné, et tous les soupçons vont se porter vers lui. Il doit maintenant faire face au chantage éhonté de Baker qui a retrouvé sa trace, et en même temps évité la police qui le traque. Au cours d’une bagarre, Baker est tué. Mais maintenant Vincent pense que le coupable des deux meurtres n’est autre que Madge qu’il va tenter de démasquer.
Un étrange médecin va modifier sa figure
Le scénario dut à Delmer Daves est assez éloigné du roman, il est moins sombre, moins angoissant. Comme on le voit ce n’est pas la vraisemblance qui est la qualité première de ce film. Située à San Francisco, cette histoire semble indiquer que tout le monde se connait dans cette ville. Egalement le fait que la motivation de deux meurtres de Madge soit la jalousie est encore plus invraisemblable. Il faut donc qu’il y ait bien autre chose pour qu’on s’y intéresse. Et en effet il y a des éléments très intéressants : d’abord par le fait que Vincent Parry meurtrier évadé va trouver finalement beaucoup d’aide de la part de personnes qui sans le connaître le pensent innocent, soit parce que son cas en rappelle d’autres, soit parce qu’il suscite une sympathie inexpliquée. Il y a ensuite le fait que c’est bien Irene et non Vincent le moteur de l’histoire et qui finalement oriente les destinées. C’est une femme forte qui prend en charge complètement Vincent et qui lui insuffle une seconde vie. Elle le fait naître à nouveau. D’ailleurs c’est Irene qui est riche, ce qui contribue un peu plus à traiter Vincent, bien qu’il soit plus âgé, comme un enfant dépendant. Cette relation entre une femme forte et un homme faible est un des thèmes qu’on retrouve constamment d’ailleurs chez Goodis. On pourrait dire que l’autre thématique du film est celle de la solidarité, même si cette solidarité entre Vincent et Irene peut se transformer en romance. Bien entendu, il y a des revirements presqu’incessants qui alimentent la machine, mais il n’y a guère de suspense, et si on s’intéresse à Vincent et Irene, c’est moins pour les plaindre de leurs déboires, que pour leurs caractères.
Irene cache Vincent chez elle
Goodis n’a pas eu trop de chance quant aux adaptations cinématographiques de ses ouvrages. Il y en a quelques-unes qui sont très bonnes cependant, par exemple celle de Paul Wendkos, The burglar[1] ou dans une moindre mesure celle de Jacques Tourneur, Nightfall[2]. L’adaptation de Black Friday par René Clément sous le titre de La course du lièvre à travers les champs n’a pas grand-chose à voir avec le livre de Goodis et doit plutôt au scénario original de Japrisot. Mais à côté de ça que de ratages, à commencer par Tirez sur le pianiste de François Truffaut[3] ! Je passe sur Le casse de Verneuil et sur La lune dans le caniveau de Beinex. Dark passage sans être un chef d’œuvre est intéressant. Et sans doute doit-on cela à la manière particulière de tourner de Delmer Daves. D’abord il y a le fait que tout le premier tiers du film se réalise sans la participation physique de Bogart. Il n’intervient que par la voix off qui lui permet de raconter son aventure, et ensuite il va apparaître masqué par des pansements qui laissent à Irene la possibilité de rêver à ce que peut être véritablement cet homme qui change d’identité et se transforme à son contact. C’est seulement dans le dernier tiers que Bogart redevient Bogart, un homme d’action qui va faire éclater la vérité. Toute la première partie va être réalisée à l’aide d’une caméra subjective qui développe les sentiments et les réactions du héros. Bogart n’est pas envahissant, et laisse la place à Lauren Bacall qui mène la danse. Le second point est que Daves utilise parfaitement le décor singulier de San Francisco, que ce soit les fameuses collines si difficiles à escalader, ou les dessous du Golden Gate où Baker va trouver une mort tragique. Mais aussi les rues de San Francisco quand il faut fuir la police en se cachant. Delmer Daves n’est pas à proprement parlé un auteur de films noirs, il est d’ailleurs plutôt connu pour ses westerns. Ici il développe un des thèmes favoris du film noir, la crise d’identité qui est manifeste avec des pansements qui masquent le visage. On retrouvera cette idée dans de nombreux autres films noirs, par exemple dans Somewhere in the night de Mankiewicz, dans Murder my sweet de Dmytrik, dans The big heat de Lang ou encore dans un mode mineur dans le tardif Chinatown de Polanski.
Un petit escroc veut faire chanter Vincent
Un des grands charmes du film tient à l’interprétation qui fait passer les invraisemblances scénaristiques et donne du corps aux personnages. C’est Lauren Bacall le caractère dominant, non seulement parce qu’elle est active et volontaire, mais aussi parce qu’elle joue parfaitement de son physique et de son regard. Bogart est évidemment très bon, il reste Bogart bien sûr. Les seconds rôles sont aussi très intéressants. Agnes Morehead en Madge rappelle qu’elle excellente actrice elle a toujours été, même si elle n’a que rarement trouvé des rôles au cinéma à la hauteur de son talent. Elle aussi, comme Bacall mais dans version mauvaise, incarne justement cette prise de pouvoir des femmes dans la vie sociale américaine, thème central des films noirs des années quarante. Clifton Young qu’on a eu rarement l’occasion de voir, est aussi remarquable dans le rôle du petit escroc Baker. Houseley Stevenson et son physique étrange incarne le docteur marron Walter Coley qui est moins intéressé par l’argent que par la réussite de son travail de chirurgien esthétique.
Vincent essaie de faire avouer Madge
Au-delà de l’histoire, c’est donc une véritable leçon de cinéma que nous donne Delmer Daves, bien aidé il est vrai par la photographie de Sidney Hickox qui œuvrera aussi sur L’enfer est à lui puis sur La fille du désert tous les deux du grand Raoul Walsh. Il y a une façon très particulière de mêler les scènes d’extérieurs, la mobilité grouillante de la ville et les scènes plus intimes, les tête-à-tête qui n’est pas si simple que cela. Et c’est cette maitrise qui permet qu’on puisse voir encore se film sans se lasser.
Vincent doit fuir encore
Delmer Daves et Humphrey Bogart sur le tournage de Dark passage
[1] http://alexandreclement.eklablog.com/le-cambrioleur-the-burglar-paul-wendkos-1957-a114844896
[2] http://alexandreclement.eklablog.com/nightfall-poursuites-dans-la-nuit-jacques-tourneur-1956-a114844858
[3] Toutes les adaptations de Truffaut des grands romans noirs sont mauvaises.
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