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Brooklyn, affairs, Motherless Brooklyn, Edward Norton, 2019
C’est clairement et volontairement un film noir, dans la forme et dans l’esprit, d’autant plus qu’Edward Norton a choisi de déplacer l’intrigue dans les années cinquante, l’ouvrage de Jonathan Lethem se passant plutôt à la fin du XXème siècle. Histoire de détective, le fait qu’elle se passe justement dans les années cinquante, va créer de nombreuses difficultés techniques pour la réalisation. Le roman qui a inspiré le scénario a été d’abord un succès, on l’a proposé à David Lynch, mais celui-ci s’est défilé, sans doute parce que le sujet restait trop conventionnel. C’est une histoire de détective, le film se situe dans la lignée du film de John Huston, The maltese falcon, mais sans doute plus encore dans celle de Chinatown de Roman Polanski. C’est donc du revival, néo-noir. Edward Norton a mis beaucoup de temps, vingt ans dit-on, à monter son projet et il a dû se contenter d’un budget relativement peu étoffé dans la mesure où il y a une partie reconstitution d’époque qui coûte forcément très cher. Bien que la distribution apparaisse d’un bon standing, Norton affirme que les acteurs ont été très peu payés. C’était sa deuxième réalisation, et probablement cela lui tenait vraiment à cœur. Norton qui a écrit le scénario s’est aussi inspiré d’un ouvrage de Robert A. Caro, The power broker, paru chez Knopf en 1974 et qui parle des magouilles d’un certain Robert Moses qui est le modèle du personnage de Moses Randolph et qui fit de florissantes affaires dans l’immobilier new-yorkais.
Frank Minna, le boss d’une agence de détective, va à un mystérieux rendez vous et demande à deux de ses hommes de le couvrir. Ceux-ci arriveront pourtant trop tard, et il mourra à l’hôpital dans les bras de Lionel Essrog. Ses hommes se réunissent et semblent décidés à trouver les raisons de ce meurtre. Lionel est celui qui prend la quête le plus à cœur. Il est handicapé par la maladie dite de La Tourette, c’est-à-dire une perte de contrôle de ses tics et de ce qu’il dit. La première piste qu’il va découvrir est une jeune femme noire qui participe à la lutte contre les volontés d’un magnat de la construction, Moses Randolph qui est aussi conseiller municipal et qui semble avoir plus de poids que le maire lui-même. Ce Moses Randolph se débrouille pour chasser les noirs des quartiers qu’il veut rénover. Cette jeune femme manifestement métisse, Laura Rose, est également la fille d’un noir, un propriétaire d’un club de jazz. Lionel se présente à elle comme un journaliste qui cherche un scoop. Bientôt il va découvrir que le propre frère de Moses Randolph mène des manœuvres en sous-main contre son potentat de frère. Moses Randolph le menace et menace également tous ceux qui se mettent en travers de son chemin. Cependant, Lionel va comprendre que l’affaire est bien plus compliquée qu’une simple corruption d’un édile qui chasse les noirs pour construire et s’enrichir. En effet il va comprendre que Frank avait pour but de faire chanter Randolph. Celui-ci est en réalité le véritable père de Laura Rose, mais il ne veut pas que cela soit révélé. Il prétend assassiner tous ceux qui feraient allusion à cette chose-là, car pour le reste il manifeste un racisme ordinaire. Il fera donc une tentative d’assassinat sur Lionel, mais il fera tuer aussi le père de Laura, et c’est in extremis que celle-ci échappera à la mort. A partir de là, Lionel va dénoncer son propre collègue, Tony, qui couche avec la femme de Mina, car celui-ci s’est rangé pour faire des affaires du côté de Moses Randolph. Il va donc se débrouiller pour à la fois neutraliser le magnat de l’immobilier en lui négociant le véritable acte de naissance de Laura. Mais il va tout de même envoyer les preuves de la corruption de Randolph à un journaliste. Au passage il héritera de la maison de Frank Mina qui l’aimait comme son fils, et de Laura.
Frank Minna a un rendez-vous et demande à ses hommes de le couvrir
Au premier abord, c’est donc un remake de Chinatown, notamment avec des rapports père-fille cachés et conflictuels, une administration rongée par la corruption et le portrait d’un milliardaire ambitieux et criminel. En réalité c’est un peu plus compliqué que cela. D’abord parce que le détective est handicapé – encore que le détective de Chinatown porte une cicatrice au nez qui le défigure – ensuite parce qu’il se tourne vers une femme noire. Il y a bien au-delà de la question lancinante des problèmes raciaux, celui d’une communauté de destin entre tous les laissés pour compte du progrès. Et justement le sinistre Moses Randolph représente le progressisme cette idéologie du progrès qui vise à transformer en permanence tout ce qui existe, quitte à détruire des quartiers entiers, mais aussi la culture, le club de jazz apparait comme une sorte d’ilot de résistance anachronique face aux nécessités du marché. Le détective Lionel s’investit dans une mission de vérité en mémoire de son père d’adoption, avant que de continuer d’avancer en éprouvant une passion violente pour la belle Laura. Moses Randolph est un père dégénéré, il renie sa propre fille au prétexte qu’elle peut le gêner pour développer son ambition politique, allant même jusqu’à envisager de la tuer. C’est un homme seul, qui peut aussi ordonner la mort de son propre frère. Car les deux frères Randolph se haïssent, Paul, le cadet, n’a jamais supporté que Moses ait abandonné leurs rêves de jeunesse de construire un monde meilleur, mais en même temps il tente de protéger sa nièce. Trahison pour trahison, on retrouve celle-ci dans le comportement de Tony, comme dans The maltese falcon, l’associé de Sam Spade se révélera être un véreux de première. Tony n’est qu’un petit magouilleur sans envergure, très loin du prédateur Moses Randolph. Du reste Frank Mina et même le faux père de Laura seront eux aussi des maîtres chanteurs et ils mourront pour cela, ce qui n’empêche pas Lionel de chercher à les venger. On passera volontiers sur l’incongruité de la scène où on voit le musicien de jazz assommer un tueur avec sa trompette.
Gabby Horowitz anime une séance mouvementée au conseil municipal
On voit que la matière est assez bien connue, y compris dans ses rebondissements. La première chose qui cloche c’est que Norton a voulu trop en faire, et le film devient très long, il dépasse les 2 heures 30. En outre le film souffre d’un déséquilibre important : le dernier tiers est meilleur et plus rythmé que le début qui se traine un peu, notamment dans la description un peu lourde du syndrome de La Tourette dont est atteint Lionel. Ça tourne un peu à la farce, certes c’est une manière d’être original, mais au fond pas tant que ça parce que dans la sphère du film néo-noir, on a beaucoup vu des détectives particulièrement empotés. Je pense que si on avait choisi de faire de Lionel un simple détective seulement mu par son désir de vengeance on aurait pu gagner facilement une bonne demi-heure. La deuxième objection est le problème lancinant de la reconstitution. Il faut suffisamment de voitures d’époque et de personnes habillées à la mode de ce temps là pour donner du crédit à l’ensemble. C’est difficile, et ça oblige Norton à restreindre la quantité de plans tournés en extérieur. Certains ont relevé des anachronismes, des objets qui n’existaient pas à cette époque, des automobiles, toujours les mêmes qu’on retrouve un peu de partout. Mais ce n’est pas le principal. Les costumes sont trop lisses, trop bien repassés, ce qui ne pouvait pas être le cas à cette époque, et encore moins dans un petit club de jazz. L’ensemble manque d’un montage un peu nerveux. Il y a cependant quelques scènes très réussies, notamment celles qui ont été tournées à Pennsylvania station, ou même la scène du conseil municipal qui tourne rapidement à la foire d’empoigne entre l’administration et les opposants. Le jeu des couleurs est plus discutable, on insiste un peu trop sur les verts, les jaunes et les rouges. Cette maladie moderne du néo-noir qui tente d’esquiver le caractère trop sombre des séquences donne un côté artificiel et anachronique à l’ensemble. On peut donner aussi une bonne note aux scènes d’action proprement dites.
Lionel flirte avec Laura Rose dans le club de jazz
La distribution est intéressante. Norton est bon, sauf dans les scènes trop fréquentes où il est agité par des tics, ça frise le procédé. Bruce Willis tient un tout petit rôle celui de Frank Mina, et donc on ne peut pas dire grand-chose de sa prestation. Il y a ensuite Gugu Mbatha-Raw dans le rôle de Laura, elle est très bien sur tous les plans, belle femme et bonne actrice, elle dégage suffisamment de mélancolie. Michael K. Williams qu’on a découvert dans la série The wire où il tenait le rôle de Omar, est ici le trompettiste de jazz, son personnage est calqué plus ou moins sur celui de Miles Davis. Son rôle est étroit, mais il est très bien. Robert Wisdom qu’on a découvert aussi dans la série The wire, incarne le patron du club de jazz qui va se faire assassiner. Encore un petit rôle, mais très bien. Le plus étonnant c’est tout de même Alec Baldwin dans le rôle de la vieille canaille de Moses Randolph, il est excellent, c’est même le meilleur. William Dafoe dans le rôle du petit frère, affublé d’une barbe merdique est un peu moins intéressant tout de même. Cherry Jones, affublée de lunettes qui la vieillissent beaucoup, est également tout à fait convaincante. On dit que son personnage a été calqué sur l’activiste Jane Jacobs qui combattait en son temps Robert Moses.
Moses Randolph menace clairement Lionel
Disons un mot sur des aspects périphériques, mais essentiels : d’abord la photo, elle est trop souvent statique, mais on a quelques jolies séquences avec les lumières par en dessus. Et puis il y a la musique. On l’a confiée à Wynton Marsalis, excellent trompettiste de jazz qui lui aussi aimait les quintettes avec trompette et saxo ténor. C’est plutôt pas mal, encore que pour l’époque il me semble que c’est un petit peu trop free, comme en avance sur son temps. Mais Norton a le bon goût de ne pas saturer son film avec ce type de musique, sinon ça ressemblerait un peu trop à la visite d’un musée.
A la Pennsylvania station, Lionel va se rendre à la consigne
La conclusion est que le public n’a pas trop suivi. Sans doute le film ne perdra pas vraiment parce que les droites télés et la vente des supports numériques viendra compléter des recettes un petit peu insuffisantes, mais peut-être plus grave, la critique s’est globalement ennuyée. Pour ma part, j’ai un sentiment très mitigé, la première partie ne m’a pas convaincu mais la dernière oui. Donc c’est un film qu’on peut voir, suffisamment ambitieux, mais il ne faut surtout pas s’attendre à voir un chef d’œuvre du genre. J’aime bien tout de même cette idée de vouloir refaire un film noir comme au bon vieux temps du cinéma.
Laura et Lionel tombent sur les tueurs de Moses Randolph
Lionel va passer un deal avec Moses Randolph
« Lutte sans merci, 13 West Street, Philip Leacock, 1962La cible parfaite, The fearmakers, Jacques Tourneur, 1958 »
Tags : Edward Norton, Bruce Willis, Alec Baldwin, film noir, détective
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